XXVIII

Ce jeudi-là, 23, de bonne heure, Jacques se réfugia au Café du Progrès, pour y lire les journaux ; il s’installa dans la salle du bas, afin d’éviter la « parlote » de l’entresol.

Le compte-rendu du procès de Mme Caillaux remplissait intégralement la première page de presque tous les quotidiens.

En seconde ou troisième page, quelques journaux se décidaient à annoncer, en bref, que des usines s’étaient mises en grève, à Pétersbourg, mais que l’agitation ouvrière avait été enrayée aussitôt par une intervention énergique de la police. En revanche, des colonnes entières étaient consacrées aux fêtes offertes par le tsar à M. Poincaré.

Quant au « différend » austro-serbe, la presse restait plutôt évasive. Une note, officielle sans doute et reproduite partout, précisait que, dans les sphères gouvernementales russes, on pensait généralement qu’une détente devrait être assez vite obtenue par les voies diplomatiques ; et la plupart des journaux affirmaient, avec courtoisie, leur confiance en l’Allemagne, qui, durant la crise balkanique, avait toujours su conseiller la modération à son alliée autrichienne.

Seule, l’Action française manifestait ouvertement son inquiétude. L’occasion était belle d’accuser, plus violemment que jamais, la faiblesse spécifique du gouvernement républicain en matière de politique extérieure, et de flétrir l’antipatriotisme des partis de gauche. Les socialistes étaient particulièrement visés. Non content de répéter, comme chaque jour depuis des années, que Jaurès était un traître à la solde de l’Allemagne, Charles Maurras, exaspéré par les vibrants appels au pacifisme international que multipliait l’Humanité, semblait presque, aujourd’hui, désigner Jaurès au poignard libérateur de quelque Charlotte Corday : Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique, écrivait-il, avec une prudente audace. Mais que M. Jaurès soit pris de tremblement ! Son article est capable de suggérer à quelque énergumène le désir de résoudre par la méthode expérimentale la question de savoir si rien ne serait changé à l’ordre invincible, dans le cas où le sort de M. Calmette serait subi par M. Jean Jaurès.

Cadieux, qui descendait, passa en coup de vent :

– « Tu ne montes pas ? Ça discute ferme, là-haut… C’est intéressant : il y a un Autrichien, en mission, le camarade Bœhm, qui arrive de Vienne… Il dit que la note autrichienne sera remise ce soir à Belgrade… aussitôt que Poincaré aura quitté Pétersbourg. »

– « Bœhm est à Paris ? » fit Jacques, se levant aussitôt. Il était tout heureux à l’idée de revoir l’Autrichien.

Il monta le petit escalier en spirale, poussa la porte, et aperçut, en effet, le camarade Bœhm, calmement assis devant une chope de bière, son imperméable jaune plié sur les genoux. Une quinzaine de militants l’entouraient, l’assaillaient de questions ; il leur répondait, avec méthode, en mâchant son éternel bout de cigare.

Il accueillit Jacques par un amical clignement d’œil, comme s’il l’eût quitté la veille.

Les nouvelles qu’il apportait sur les dispositions belliqueuses de Vienne et sur l’effervescence de l’opinion austro-hongroise paraissaient avoir soulevé une indignation et une inquiétude générales. L’éventualité d’un ultimatum agressif adressé à la Serbie par l’Autriche semblait, dans les circonstances actuelles, devoir amener des complications d’autant plus sérieuses qu’une note préventive venait d’être communiquée à toutes les chancelleries d’Europe par le président du Conseil serbe, Pachitch, pour avertir les puissances qu’elles ne devaient pas compter sur une trop complète passivité de la Serbie, et que celle-ci était résolue à repousser toute exigence qui porterait atteinte à sa dignité.

Sans vouloir justifier le moins du monde la politique aventureuse de son pays, Bœhm essayait cependant d’expliquer l’exaspération de l’Autriche contre la Serbie (et contre la Russie), par suite des incessantes vexations que ce petit voisin turbulent, soutenu et excité par le colosse russe, infligeait à l’amour-propre national des Autrichiens :

– « Hosmer », dit-il, « m’a fait lecture d’une note diplomatique, confidentielle, qui a été écrite, il y a plusieurs années déjà, par Sazonov, le ministre de Pétersbourg, à son ambassadeur russe en Serbie. Sazonov fait mention, expressément, qu’un certain morceau du territoire d’Autriche a été promis aux Serbes par la Russie. C’est un document d’une grande importance », ajouta-t-il, « parce qu’il est la preuve comment la Serbie – et la Russie derrière – sont vraiment une menace perpétuelle contre la sécurité de l’Œsterreich ! »

– « Toujours les méfaits de la politique capitaliste ! » s’écria, au bout de la table, un vieil ouvrier, vêtu d’une cotte bleue. « Tous les gouvernements d’Europe, démocratiques ou non, avec leur diplomatie clandestine, sans contrôle populaire, sont les instruments de la finance internationale… Et, si, depuis quarante ans, l’Europe a évité la guerre générale, c’est simplement parce que les financiers préfèrent prolonger cette paix armée, dans laquelle les États s’endettent toujours davantage… Mais, le jour où la haute banque aura intérêt à ce que la guerre éclate !… »

Tous approuvèrent, bruyamment. Peu leur importait que cette interruption n’eût qu’un lointain rapport avec les questions précises traitées par Bœhm.

Un adolescent, que Jacques connaissait de vue, et dont il avait remarqué le regard attentif, fiévreux, le visage marqué par la tuberculose, sortit brusquement de son silence, pour citer, d’une voix creuse, un texte de Jaurès sur les dangers de la diplomatie secrète.

Profitant du brouhaha qui suivit, Jacques s’approcha de Bœhm, et prit rendez-vous pour déjeuner avec lui. Après quoi, il s’esquiva, laissant l’Autrichien revenir à son exposé, avec cette même obstination patiente qu’il mettait à mâcher son cigare.

 

Le déjeuner avec Bœhm, plusieurs entretiens dans les bureaux de l’Humanité, quelques démarches urgentes que Richardley l’avait prié de faire dès son arrivée à Paris ; puis, le soir, une réunion socialiste à Levallois, en l’honneur de Bœhm, – et où il eut l’occasion de prendre la parole pour dire ce qu’il savait des troubles de Pétersbourg – occupèrent si bien l’esprit de Jacques au cours de cette première journée, qu’il n’eut guère le loisir de penser aux Fontanin. Deux ou trois fois, cependant, l’idée lui était venue de téléphoner à la clinique du boulevard Bineau, pour demander si Jérôme vivait toujours. Mais l’eût-on renseigné sans qu’il eût d’abord à donner son nom ? Mieux valait s’abstenir. Il préférait ne pas révéler sa présence à Paris. Pourtant, le soir, rentré dans sa petite chambre du quai de la Tournelle, il dut s’avouer, avant de s’endormir, que, loin de lui laisser l’esprit libre, l’ignorance à laquelle il se condamnait l’obsédait plus encore que n’eussent fait des nouvelles précises.

Et, le vendredi matin, en s’éveillant, la tentation le prit de téléphoner à Antoine. « À quoi bon ? Que m’importe ? » se dit-il, tout en consultant sa montre : « Sept heures vingt… Si je veux l’atteindre avant son hôpital, je n’ai que le temps ! » Et, sans tergiverser davantage, il sauta du lit.

Antoine fut tout surpris d’entendre la voix de son frère. Il lui apprit que M. de Fontanin s’était enfin décidé à mourir, cette nuit même, après trois jours d’agonie, et sans avoir repris connaissance. « L’enterrement aura lieu demain samedi. Seras-tu encore à Paris ?… Daniel », ajouta-t-il, « ne quitte pas la clinique : tu es sûr de le trouver à n’importe quel moment… » Antoine ne semblait pas mettre en doute que son frère eût le désir de revoir Daniel.

– « Viens-tu déjeuner avec moi ? » proposa-t-il.

Jacques s’écarta de l’appareil avec un geste d’impatience, et raccrocha le récepteur.

 

Les journaux du 24 annonçaient la remise à la Serbie d’une « note » autrichienne. La plupart, d’ailleurs, – et ce devait être un ordre – se contentaient de commentaires évasifs.

Jaurès avait consacré son article quotidien aux grèves russes. Le ton en était particulièrement grave :

Quel avertissement pour les puissances européennes ! écrivait-il. Partout, la révolution est à fleur de terre. Bien imprudent serait le tsar, s’il déchaînait ou laissait déchaîner une guerre européenne ! Bien imprudente aussi serait la monarchie austro-hongroise, si, cédant aux aveugles fureurs de son parti clérical et militaire, elle créait entre elle et la Serbie de l’irréparable !… La collection des souvenirs de voyage de M. Poincaré s’est enrichie d’une page troublante, marquée, par le sang des ouvriers russes, d’un tragique avertissement !

Dans les bureaux de l’Humanité, aucun doute ne subsistait sur le ton de la note : elle avait bien le caractère d’une sommation, et le pire était à redouter. On attendait avec une certaine nervosité le retour de Jaurès : le Patron s’était brusquement décidé, ce matin, à faire une démarche personnelle au Quai d’Orsay, auprès de M. Bienvenu-Martin, chargé de l’intérim en l’absence de M. Viviani.

Une certaine confusion régnait parmi les rédacteurs du journal. On se demandait anxieusement quelles allaient être les réactions européennes. Gallot, naturellement pessimiste, prétendait que les nouvelles venues cette nuit d’Allemagne et d’Italie faisaient craindre que, dans ces deux pays, l’opinion moyenne, la presse, et même une certaine fraction des partis de gauche, ne fussent plutôt favorables au geste autrichien. Stefany pensait, avec Jaurès, qu’à Berlin l’indignation des social-démocrates se manifesterait par des actes énergiques, appelés à avoir un grand retentissement, non seulement en Allemagne, mais hors des frontières allemandes.

À midi, les bureaux se vidèrent. C’était au tour de Stefany d’assurer la permanence, et Jacques proposa de lui tenir compagnie, pour pouvoir jeter un coup d’œil sur le dossier relatif à la convocation du Bureau international, qui devait se réunir la semaine suivante, à Bruxelles. Tous fondaient de grands espoirs sur cette assemblée exceptionnelle. Stefany savait que Vaillant, Keir-Hardie et plusieurs autres chefs du Parti, se proposaient de mettre à l’ordre du jour l’opportunité de la grève générale en cas de guerre. Quel accueil les socialistes étrangers, spécialement les Anglais et les Allemands, réservaient-ils à cette question fondamentale ?

À une heure, Jaurès n’avait pas reparu : Jacques descendit pour aller prendre quelque chose au Café du Croissant. Peut-être le Patron y déjeunait-il ?

Il n’y était pas.

 

Jacques cherchait un coin libre, lorsqu’il fut hélé par un jeune Allemand, Kirchenblatt, qu’il avait rencontré à Berlin et revu plusieurs fois à Genève. Kirchenblatt déjeunait avec un camarade, et insista pour que Jacques s’assît à leur table. Le camarade était aussi un Allemand, nommé Wachs ; Jacques ne le connaissait pas.

Les deux hommes différaient curieusement. « Ils symbolisent assez bien deux types caractéristiques de l’Allemagne de l’Est », songea Jacques : « le chef, et…l’autre ! »

Wachs était un ancien ouvrier métallurgiste. Il pouvait avoir quarante ans ; des traits lourds, vaguement slaves, de larges pommettes, une bouche honnête, des yeux clairs, pleins de persévérance et de solennité. Il tenait ses grandes mains ouvertes, comme des outils prêts à servir. Il écoutait, approuvait d’un signe, mais parlait peu. Tout, en lui, révélait une âme sans troubles, le courage calme, l’endurance, le goût de la discipline, l’instinct de la fidélité.

Kirchenblatt était beaucoup plus jeune. L’ossature de sa tête, petite et ronde, dressée sur un cou mince, faisait penser à un crâne d’oiseau. Ses pommettes, contrairement à celles de Wachs, ne s’étalaient pas en largeur, mais formaient sous les yeux deux saillies presque pointues. La physionomie, généralement sérieuse et attentive, s’animait parfois d’un sourire inquiétant : un sourire qui s’allongeait soudain aux coins des lèvres, bridant les paupières, plissant les tempes, retroussant les lèvres sur les dents ; une flamme de sensualité un peu cruelle, s’allumait alors dans le regard. Certains chiens-loups découvrent ainsi leurs crocs, quand ils jouent. Il était originaire de la Prusse orientale, fils de professeur ; c’était un de ces Allemands cultivés, nietzschéens, comme Jacques en avait beaucoup approché dans les milieux politiques avancés d’Allemagne. Pour eux, les lois n’existaient pas. Un sentiment particulier de l’honneur, un certain romantisme chevaleresque, le goût d’une vie affranchie et dangereuse, les unissaient en une sorte de caste, très consciente de son aristocratie. Révolté contre le régime social auquel il devait cependant sa formation intellectuelle, Kirchenblatt vivait en bordure des partis révolutionnaires internationaux, trop anarchiste de tempérament pour adhérer sans réserve au socialisme, et rebuté, d’instinct, par les théories démocratiques et égalitaires, autant que par les privilèges féodaux qui survivaient dans l’Allemagne impériale.

L’entretien – en allemand, car Wachs comprenait difficilement le français, – s’orienta d’emblée vers la position de Berlin à l’égard de la politique autrichienne. Kirchenblatt paraissait bien renseigné sur l’état d’esprit des hauts fonctionnaires de l’Empire. Il venait d’apprendre que le frère du Kaiser, le prince Henri, avait été dépêché à Londres en mission particulière auprès du roi d’Angleterre : démarche officieuse qui, en un pareil moment, semblait indiquer chez Guillaume II un souci personnel de faire partager à George V ses vues sur le différend austro-serbe.

– « Quelles vues ? » dit Jacques. « C’est toute la question… Quelle est la proportion du chantage, dans l’attitude du gouvernement impérial ? Trauttenbach, que j’ai vu à Genève, prétend tenir de bonne source que, personnellement, le Kaiser se refuse à envisager l’éventualité d’une guerre. Pourtant, il paraît impossible que Vienne agisse avec tant d’audace sans s’être assuré le soutien de l’Allemagne. »

– « Oui », dit Kirchenblatt. « Il est bien probable, pour moi, que le Kaiser a accepté, et approuvé, le principe des revendications autrichiennes. Et même qu’il pousse Vienne à agir le plus vite possible, pour mettre au plus tôt l’Europe devant un fait accompli… Ce qui est, en somme, de l’excellent pacifisme… » Il sourit malicieusement : « Mais oui ! Puisque c’est le meilleur moyen d’éviter une réaction russe ! Précipiter la guerre austro-serbe, pour sauver la paix européenne !… » Brusquement, il redevint sérieux : « Mais il est évident aussi que le Kaiser, conseillé comme il l’est, a soupesé le risque : le risque d’un veto russe, le risque d’une guerre générale. Seulement, voilà : il doit évaluer ce risque à presque rien. A-t-il raison ? Tout est là… » Les traits de son visage se crispèrent de nouveau en un sourire méphistophélique : « Je me représente en ce moment le Kaiser comme un joueur qui aurait un beau jeu en main, et, devant lui, des partenaires timides. Bien sûr, l’idée lui est venue qu’il pourrait perdre, par un coup de déveine. On peut toujours perdre… Mais, ma foi, les cartes sont bonnes : et comment pourrait-on craindre la déveine au point de renoncer à une belle partie ? »

On sentait, au mordant de la voix, à la hardiesse du sourire, que Kirchenblatt savait, par expérience, ce que c’est que d’avoir un beau jeu en main, et de courir crânement sa chance.

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