XXX

C’était la première fois, depuis dimanche, que Jenny mettait le pied hors de la clinique : à peine, chaque jour, avait-elle fait, avec Daniel, une brève promenade au jardin. Dans ce voisinage de la mort, si neuf pour elle, elle avait vécu ces quatre interminables journées comme une ombre parmi des vivants : tout ce qui se faisait autour d’elle lui paraissait incohérent, étranger. Aussi, dès que son frère l’eut mise en voiture, dès qu’elle se vit seule dans le boulevard ensoleillé, elle ne put se défendre d’un sentiment de délivrance. Mais cette impression ne dura qu’un instant. Avant même que l’auto eût atteint la porte Champerret, elle avait senti renaître ce trouble profond et vague qui la rongeait depuis quatre jours. Et même il lui parut que ce trouble, libéré de la contrainte que lui imposait, à la clinique, la présence d’autrui, prenait dans cette solitude soudaine une redoutable intensité.

Il était une heure quand le taxi la déposa devant sa porte.

Elle écouta autant qu’elle put les questions et les condoléances de la concierge, et monta vite à l’appartement.

Tout y était en désordre. Les portes béaient, comme après une fuite. Dans la chambre de Mme de Fontanin, les vêtements sur le lit, les chaussures à terre, les tiroirs ouverts, éveillaient l’idée d’un cambriolage. Sur le guéridon où les deux femmes, privées depuis deux ans de toute servante, prenaient leur rapide repas, s’étalaient encore les restes du dîner interrompu. Il fallait ranger tout cela ; il fallait que, le lendemain, au retour du cimetière, sa mère n’eût pas la tristesse de retrouver, dans ce sinistre chaos, un souvenir trop précis des atroces minutes qu’elle avait vécues dimanche soir.

Oppressée, ne sachant par quoi commencer sa besogne, Jenny gagna sa chambre. Sans doute avait-elle oublié, en partant, de fermer la fenêtre, une averse, la veille, avait trempé le parquet ; un coup de vent avait éparpillé les lettres sur le petit bureau, renversé un vase, effeuillé des fleurs.

Debout, elle contemplait ce gâchis, et retirait lentement ses gants. Elle cherchait à se ressaisir. Sa mère lui avait donné des instructions détaillées. Elle devait prendre une clef dans un secrétaire, ouvrir, au fond de l’appartement, la chambre de débarras, fouiller dans la penderie, remuer des caisses, des malles, trouver un certain carton vert, qui contenait deux châles de deuil et des voiles de crêpe. Machinalement, elle décrocha la blouse qui lui servait, le matin, à faire le ménage, et se mit en tenue de travail. Mais ses forces la trahirent, et elle dut s’asseoir au bord de son lit. Le silence de l’appartement s’appesantissait sur ses épaules.

« Qu’ai-je donc à être si fatiguée ? » se demanda-t-elle hypocritement.

La semaine précédente, elle allait et venait, à travers ces mêmes pièces, légèrement portée par la vie. Une semaine – pas même : quatre jours – avaient-ils suffi à détruire un équilibre si chèrement reconquis ?

Elle demeurait assise, tassée, un poids sur la nuque. Pleurer l’eût soulagée. Mais ce remède des faibles lui avait toujours été refusé. Même lorsqu’elle était encore une enfant, ses chagrins étaient sans larmes, rétractés, arides… Son regard sec, après avoir erré sur les papiers épars, les meubles, les bibelots de la cheminée, s’était fixé sur la glace, attiré, absorbé par le reflet aveuglant du grand jour extérieur. Et, soudain, dans le miroitement, surgit, une seconde, l’image de Jacques. Elle se leva précipitamment, ferma les volets, la fenêtre, ramassa les lettres, les fleurs, et sortit dans le couloir.

L’atmosphère de la chambre de débarras était suffocante. La chaleur y épaississait l’odeur recuite des lainages, de la poussière, du camphre, des vieux journaux rissolés par le soleil. Elle fit l’effort de grimper sur un escabeau pour ouvrir la fenêtre. Avec l’air du dehors, une lumière blessante inonda le réduit, accusant la tristesse, la laideur des objets entassés là : bagages vides, literies inutilisées, lampes à pétrole, livres de classe, cartons couverts de flocons gris et de mouches mortes. Pour dégager le coin où s’empilaient les malles, elle dut saisir à bras-le-corps un mannequin rembourré que coiffait un antique abat-jour, dont les volants pailletés étaient retroussés par des bouquets de violettes en étoffe ; et elle s’attendrit, une seconde, sur ce prétentieux édifice qu’elle avait vu, toute son enfance, trôner sur le piano du salon. Puis elle se mit courageusement à l’ouvrage, ouvrant les coffres, fouillant les casiers, replaçant avec soin les sachets de naphtaline dont la senteur poivrée lui brûlait les narines et lui tournait le cœur. En nage, sans force, luttant néanmoins contre cette langueur qui l’humiliait, elle s’appliquait avec une volonté têtue à cette tâche qui, du moins, la délivrait de ses pensées.

Mais, à l’improviste, comme une flèche de lumière qui perce la brume, une idée, précise sous sa formule confuse, l’atteignit au point le plus sensible, et l’arrêta net : « Rien n’est jamais perdu… Tout est toujours possible… » Oui, malgré tout, elle était jeune, elle avait devant elle une longue vie inconnue : une vie ! une source inépuisable de possibilités !…

Ce qu’elle découvrait, sous ces banalités, était si nouveau, si dangereux, qu’elle en demeura étourdie. Elle venait brusquement de comprendre que si, après l’abandon de Jacques, elle avait pu guérir et reprendre la maîtrise de soi, c’était seulement parce qu’elle avait eu la chance, en ce temps-là, de pouvoir écarter jusqu’au plus fugitif espoir.

« Recommencerais-je à espérer ? »

La réponse fut si affirmative, qu’elle se mit à trembler, et dut appuyer son épaule au montant de la penderie. Elle demeura plusieurs minutes immobile, les paupières baissées, dans un état de stupéfaction léthargique qui la rendait presque insensible. Des visions de rêve se succédaient dans son cerveau : Jacques, à Maisons, après la partie de tennis, assis auprès d’elle sur le banc ; et elle voyait distinctement les fines gouttelettes de sueur qui humectaient les tempes… Jacques, seul avec elle sur la route de la forêt, près du garage où ils venaient de voir écraser le vieux chien ; et elle entendait sa voix angoissée : « Vous pensez souvent à la mort ?… » Jacques, à la petite porte du jardin, lorsqu’il avait effleuré de ses lèvres l’ombre de Jenny sur le mur baigné de lune ; et elle entendait son pas fuir sur l’herbe, dans la nuit…

Elle restait debout, adossée, frissonnante, malgré la chaleur. Un incroyable silence s’était fait en elle. Les bruits de la ville, par la haute fenêtre, lui parvenaient de loin, d’un autre monde. Comment éteindre maintenant cette soif insensée d’être heureuse que la rencontre de Jacques avait, depuis quatre jours, rallumée ? C’était une nouvelle maladie qui commençait, et qui allait durer, durer, elle le sentait bien… Cette fois, elle ne parviendrait plus à guérir, parce qu’elle ne désirerait plus la guérison…

Le plus dur, c’était d’être seule, toujours seule. Daniel ? Il avait été plein d’attentions pour elle, pendant ces jours de vie commune à Neuilly. Ce matin encore, pendant le repas qu’ils prenaient ensemble à la table d’hôte de la clinique, frappé peut-être par l’air absent de Jenny, il lui avait pris la main, et il avait dit à mi-voix, sans sourire : « Quoi donc, petite sœur ? » Elle avait secoué la tête, évasivement, et retiré sa main… Ah ! ç’avait toujours été une souffrance, de l’aimer tant, ce grand frère, et de n’avoir jamais trouvé rien à lui dire, rien qui pût faire tomber une bonne fois ces cloisons que la vie, que leurs natures, que leur fraternité peut-être, élevaient entre eux ! Non. Elle n’avait personne à qui se confier. Personne, jamais, ne l’avait écoutée, comprise. Personne, jamais, ne pourrait la comprendre… Personne ? Lui, peut-être… Un jour ?… Au fond d’elle, une voix tendre et secrète murmura : « Mon Jacques… » Son front s’empourpra.

Elle se sentait défaillante, courbatue. Un peu d’eau fraîche lui ferait du bien…

Avec des pas précautionneux d’aveugle, s’appuyant d’une main aux murs, elle regagna la cuisine. L’eau de l’évier lui parut glacée. Elle y trempa ses mains, se tamponna le front, les yeux. Ses forces revenaient. Encore un peu de patience… Elle ouvrit la croisée et posa ses coudes sur l’appui. Une buée ensoleillée, qui semblait faite d’une vibration de molécules, dansait sur les toits. Dans la gare du Luxembourg, une locomotive siffla éperdument. Que de fois, ces dernières semaines, par des après-midi pareils, tandis que chauffait l’eau du thé, elle s’était accoudée là, presque gaie, un refrain aux lèvres !… Elle eut alors vers la Jenny de ce dernier printemps, vers cette demi-sœur convalescente et apaisée, un élan nostalgique. « Où puiser le courage de vivre demain, après-demain, tous ces jours à venir ? » se demanda-t-elle, à mi-voix. Mais ces mots qui lui venaient à l’esprit n’exprimaient qu’une pensée conventionnelle, et ne traduisaient pas la vérité secrète de son cœur. Elle acceptait de souffrir, depuis qu’elle avait retrouvé l’espérance… Et, subitement, elle qui ne souriait jamais, elle sentit, elle vit aussi nettement que si elle eût été devant quelque miroir, un sourire hésitant se dessiner sur ses lèvres.

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