XXXI

À plusieurs reprises, au cours de la matinée, et même pendant son déjeuner avec les deux Allemands, Jacques s’était demandé : « Irai-je voir Daniel ? » Et, chaque fois, il s’était répondu : « Mais non. Pourquoi irais-je ? »

Cependant, vers trois heures, comme il sortait du restaurant avec Kirchenblatt, et traversait la place de la Bourse, brusquement, en passant devant le métro, il réfléchit : « La réunion de Vaugirard n’est qu’à cinq heures… Si j’avais voulu aller à Neuilly, ça serait bien le moment… » Il s’était arrêté, perplexe : « Au moins, quand ce sera fait, je n’y penserai plus… » Et, sans hésiter, il quitta l’Allemand pour s’engouffrer dans l’escalier souterrain.

Boulevard Bineau, à la porte de la clinique, il reconnut Victor, le chauffeur de son frère, qui grillait une cigarette devant l’auto, au bord du trottoir. « J’aime autant ça », se dit-il, à la pensée qu’Antoine assisterait à l’entretien.

Mais comme il s’engageait dans le jardin, il vit son frère venir à lui.

– « Si tu étais arrivé plus tôt, je t’aurais ramené dans Paris. Mais, je suis pressé… Veux-tu dîner avec moi, ce soir ? Non ? Quand ? »

Jacques éluda les questions :

– « Comment dois-je opérer pour voir Daniel ? pour le voir… seul. »

– « Très facile… Mme de Fontanin ne quitte pas le caveau, et Jenny est absente. »

– « Absente ? »

– « Tu vois ce toit gris, derrière les arbres ? C’est le pavillon où l’on dépose les morts. Daniel y est. Le gardien ira le prévenir. »

– « Jenny n’est pas à la clinique ? »

– « Non. Sa mère l’a envoyée chercher des choses, avenue de l’Observatoire… Es-tu pour longtemps à Paris ?… Alors, tu me téléphoneras ?… »

Il franchit la grille, et disparut dans l’auto.

Jacques continua sa route vers le pavillon. Soudain, son pas se ralentit. Un projet insensé venait de germer dans son cerveau… Il pivota sur lui-même, revint à la grille, et héla un taxi :

– « Vite », fit-il d’une voix rauque, « avenue de l’Observatoire ! »

Il regardait obstinément les arbres, les passants, les véhicules que sa voiture croisait. Il se refusait à penser. Il sentait bien que s’il s’accordait une minute de réflexion, il ne commettrait pas cet acte extravagant qu’une force secrète lui ordonnait d’accomplir, sans délai. Qu’allait-il faire là-bas ? Il n’en savait rien. Se justifier ! Cesser d’être celui qui a tous les torts ! Il fallait en finir, en finir une bonne fois, par une explication !

Il se fit arrêter aux grilles du Luxembourg, et acheva le trajet à pied, presque courant, s’obligeant à ne pas lever les yeux vers ce balcon, vers ces fenêtres que, tant de fois, jadis, il était venu contempler, de loin. Il entra d’un saut dans la maison, et passa comme une flèche devant la loge, de peur de se heurter à une consigne donnée par Jenny.

Rien n’était changé. L’escalier, qu’il avait si souvent grimpé en bavardant, avec Daniel… Daniel, en culotte, avec ses livres sous le bras… Le palier où Mme de Fontanin lui était apparue pour la première fois, le soir du retour de Marseille, lorsqu’elle s’était penchée, d’en haut, vers les deux fugitifs, sans autre reproche que son sourire grave… Rien n’était changé, rien, pas même le timbre de l’appartement, dont l’écho se répercuta jusqu’au fond de sa mémoire…

Elle allait apparaître. Qu’allait-il lui dire ?

Le poing crispé sur la rampe, le buste incliné, il écoutait… Aucun bruit derrière la porte ; aucun pas… Que faisait-elle ?

Il patienta quelques minutes et, de nouveau, plus timidement, il sonna.

Même silence.

Alors il redescendit avec précipitation jusqu’à la loge :

– « Mlle Jenny est chez elle, n’est-ce pas ? »

– « Non… Monsieur sait que le pauvre M. de Fontanin… »

– « Oui. Et je sais aussi que Mademoiselle est là-haut. J’ai un mot urgent pour elle… »

– « Mademoiselle est venue, en effet, après le déjeuner, mais elle est repartie. Il y a au moins un quart d’heure. »

– « Ah ! » fit-il. « Elle est repartie ? »

Hébété, il regardait la vieille femme, fixement. Il n’aurait su définir ce qu’il éprouvait : un grand soulagement ? une cuisante déception ?

La réunion de Vaugirard n’était qu’à cinq heures. Irait-il, seulement ? Il n’en avait plus aucune envie. Pour la première fois, quelque chose – quelque chose de personnel – s’interposait confusément entre lui et sa vie de militant.

Brusquement, il prit un parti. Il retournerait à Neuilly. Pour peu que Jenny eût des courses à faire, il arriverait avant elle, il l’attendrait devant la grille, et… Projet absurde, plein de risques… Mais, tout, plutôt que de rester sur cette défaite !

 

Il avait compté sans le hasard. Comme il descendait du tram, devant la clinique, hésitant sur ce qu’il allait faire, quelqu’un, derrière lui, cria :

– « Jacques ! »

Daniel, qui attendait le tram sur l’autre trottoir, l’avait aperçu et traversait la chaussée, stupéfait :

– « Toi ? Tu es donc encore à Paris ? »

– « Revenu d’hier », balbutia Jacques. « Antoine m’a appris la nouvelle… »

– « Il est mort sans avoir repris connaissance », dit Daniel, brièvement.

Il semblait encore plus embarrassé que Jacques ; contrarié, même.

– « J’ai un rendez-vous que je ne peux absolument pas remettre », murmura-t-il. « J’ai offert à Ludwigson de lui vendre quelques toiles, parce que nous avons besoin d’argent ; et il doit venir aujourd’hui à mon atelier… Si j’avais pu me douter que tu viendrais me voir… Comment faire ? Est-ce que tu ne m’accompagnerais pas ? Dans mon atelier, nous serions bien tranquilles pour causer, en attendant Ludwigson… »

– « Si tu veux », dit Jacques, renonçant d’un coup à tout ce qu’il avait projeté.

Daniel eut un sourire de reconnaissance.

– « Nous pouvons faire un bout de chemin à pied. Aux fortifs, nous prendrons un taxi. »

Le boulevard ouvrait devant eux sa large perspective, resplendissante de lumière. Le trottoir ombragé se prêtait à la marche. Daniel était magnifique et ridicule, avec ce casque étincelant, et cette crinière flottante ; son sabre lui battait les jambes, heurtait les éperons, rythmait son pas d’un cliquetis martial. Jacques, hanté par l’idée de la guerre, écoutait distraitement les explications de son ami. Il faillit l’interrompre, lui saisir le bras, lui crier : « Mais malheureux, tu ne vois donc pas ce qu’on te prépare !… » Une idée atroce lui traversa l’esprit et l’arrêta net : si, par impossible, la résistance de l’Internationale ne parvenait pas à sauver la paix, ce beau dragon, en avant-garde sur la frontière lorraine, serait tué le premier jour… Son cœur se serra, et les mots qu’il voulait dire lui restèrent dans la gorge.

Daniel continuait :

– « Ludwigson m’a dit : “Vers cinq heures.” Mais j’ai besoin de faire un choix, avant qu’il arrive… Tu comprends, il faut bien que je me débrouille : mon père ne nous laisse que des dettes. »

Il rit bizarrement. Ce rire, sa loquacité, cette voix tremblante et brusque – tout, en lui, témoignait d’une nervosité qui ne lui était pas habituelle, et dont les causes, ce soir, étaient multiples : la surprise de revoir Jacques, le souvenir amer de leur première rencontre, le besoin de retrouver le ton de leurs causeries d’autrefois, de ranimer par ces libres confidences la confiance de son silencieux compagnon ; et aussi le plaisir d’être dehors, la griserie de cette belle journée, de cette promenade à deux, après ces quatre jours de claustration dans l’attente de la mort.

Jacques avait si peu conscience de posséder quelque part, à son nom, une fortune sans emploi, que pas une seconde l’idée ne lui vint qu’il pourrait aider son ami. L’autre, d’ailleurs, n’y avait pas songé davantage, sans quoi il n’eût soufflé mot de ses difficultés.

– « Des dettes… Et un nom compromis », poursuivit Daniel, sombrement. « Jusqu’au bout, il aura empoisonné notre existence !… J’ai ouvert, ce matin, une lettre d’Angleterre, à son adresse ; la lettre d’une femme à laquelle il avait promis de l’argent… Il faisait la navette entre Londres et Vienne, et il entretenait un ménage aux deux bouts de la ligne, comme un garçon de sleeping… Oh ! », ajouta-t-il vivement, « ses frasques, je m’en fiche ! C’est tout le reste qui est abominable. »

Jacques hocha la tête, évasivement.

– « Ça t’étonne que je dise ça ? » reprit Daniel. « J’en veux terriblement à mon père. Mais pas du tout pour ses histoires de femmes. Non ! Je dirais presque : au contraire… C’est bizarre, n’est-ce pas ? Il est mort sans que nous ayons jamais eu ensemble le moindre abandon, le moindre échange. Mais, si jamais quelque intimité avait été possible entre nous, ç’aurait été sur cet unique terrain-là : les femmes, l’amour… C’est peut-être parce que je suis pareil à lui », reprit-il, sourdement : « tout pareil : incapable de résister à mes entraînements ; incapable même d’en avoir du remords. » Il hésita, avant d’ajouter : « Tu n’es pas comme ça, toi ? »

Jacques aussi, depuis quatre ans, avait plus ou moins cédé à ses « entraînements » ; mais jamais sans remords. À son insu, dans un coin peut-être mal aéré de sa conscience, subsistait quelque chose de cette distinction puérile entre le « pur » et l’« impur », qu’il faisait si souvent, jadis, au cours de ses discussions avec Daniel.

– « Non », dit-il. « Moi, je n’ai jamais eu ce courage… Le courage de s’accepter tel qu’on est. »

– « Est-ce du courage ? De la faiblesse peut-être… Ou de la fatuité… Ou tout ce que tu voudras… Je crois que, pour certaines natures, comme la mienne, courir de désir en désir, c’est vraiment le régime normal, nécessaire, le rythme de vie qui leur est particulier. Ne jamais se refuser à ce qui s’offre ! » formula-t-il, sur un ton véhément, comme s’il répétait quelque serment intérieur.

« Il a de la chance d’être beau », se dit Jacques, en caressant du regard le profil mâle, volontaire, qui se découpait sous la visière du casque. « Pour parler du désir avec cette assurance, il faut être “irrésistible”, il faut avoir l’habitude d’éveiller soi-même le désir… Peut-être aussi faut-il avoir d’autres expériences que les miennes… » Il songea qu’il avait pris ses premières leçons amoureuses entre les bras de la blonde Lisbeth, la petite Alsacienne sentimentale, la nièce de la mère Fruhling. Daniel, lui, avait eu, plus jeune, la révélation du plaisir, dans le lit de cette fille experte qui l’avait recueilli, une nuit, à Marseille. Ces deux initiations, si différentes, les avaient peut-être marqués pour toujours ? « Est-on vraiment “orienté” par sa première aventure ? » se demanda-t-il. « Ou bien, au contraire, cette première aventure est-elle commandée par des lois secrètes, auxquelles on sera soumis toute sa vie ? »

Comme s’il avait deviné le tour des pensées de Jacques, Daniel s’écria :

– « Nous avons une déplorable tendance à compliquer ces questions-là. L’amour ? Affaire de santé, mon vieux : de santé physique et morale. Pour moi, j’accepte sans réserve la définition de Iago, tu te souviens ? It is merely a lust of the blood and a permission of the will… Oui, l’amour, c’est ça, et il ne faut pas en faire autre chose que ça : une poussée de sève… Iago dit bien : “un bouillonnement du sang, avec consentement de la volonté…” »

– « Tu as toujours ta manie de citer des textes anglais », observa Jacques en souriant. Il n’avait aucune envie de disputer sur l’amour… Il regarda sa montre. À l’Humanité, les dépêches des agences ne parvenaient pas avant quatre heures et demie, ou cinq heures…

Daniel vit le geste.

– « Oh ! nous avons le temps », dit-il, « mais nous causerons mieux chez moi. »

Et il héla un taxi.

Dans la voiture, comme Daniel, pour entretenir la conversation, continuait à parler de lui, de ses bonnes fortunes à Lunéville, à Nancy, et vantait le charme des aventures sans lendemain :

– « Tu me regardes ?… » fit-il, gêné tout à coup. « Tu me laisses bavarder… À quoi penses-tu ? »

Jacques tressaillit. Il fut tenté, une fois de plus, d’aborder avec Daniel les questions qui l’obsédaient. Cependant, cette fois encore, il se déroba :

– « À quoi je pense ?… Mais… à tout ça ! »

Et, pendant le silence qui suivit, chacun d’eux, le cœur lourd, se demanda si l’image qu’il avait conservée de l’autre correspondait encore à une réalité.

 

– « Vous prendrez la rue de Seine », cria Daniel au chauffeur. Puis, se tournant vers Jacques : « J’y pense : tu ne connais pas mon installation ? »

Cet atelier, que Daniel avait loué l’année qui avait précédé son service (et dont Ludwigson payait le loyer, sous l’aimable prétexte que Daniel y conservait les archives de leur revue d’art), était au dernier étage d’un ancien immeuble à hautes fenêtres, dans le fond d’une cour pavée.

L’escalier de pierre était obscur, affaissé par endroits, odorant et vétuste ; mais large et orné d’une rampe de fer ouvragé. La porte de l’atelier, percée d’un guichet de prison, s’ouvrait à l’aide d’une clef pesante, que Daniel avait prise chez le concierge.

Jacques, suivant son ami, pénétra dans une vaste pièce mansardée qu’éclairait, à plein ciel, une verrière poussiéreuse. Tandis que Daniel s’affairait, Jacques, curieusement, examinait les aîtres. Les parois de l’atelier étaient d’un gris beige uniforme, sans aucune note de couleur. Deux réduits entresolés, cachés par des rideaux à demi tirés, trouaient le mur du fond : l’un, peint en blanc, était transformé en cabinet de toilette ; l’autre, tapissé de rouge pompéien, et entièrement occupé par un grand lit bas, formait alcôve. Dans un angle, des tréteaux portaient une table d’architecte, chargée de livres, d’albums, de revues empilées ; au-dessus, pendait un réflecteur vert. Sous des housses que Daniel retirait hâtivement, s’entassaient plusieurs chevalets à roulettes, et quelques sièges disparates. Contre le mur, dans de profonds casiers en bois blanc, se dissimulaient des châssis et des cartons, dont on n’apercevait que les tranches alignées.

Daniel fit rouler jusqu’à Jacques un fauteuil de cuir râpé.

– « Assieds-toi… Je me lave les mains. »

Jacques se laissa tomber sur les ressorts gémissants. Les yeux levés vers la baie, il regardait le paysage des toits, baignés de chaude lumière. Il reconnut la coupole de l’Institut, les flèches de Saint-Germain-des-Prés, les tours de Saint-Sulpice.

Il se retourna vers le cabinet de toilette, et aperçut Daniel dans l’entrebâillement des rideaux. Le jeune homme avait troqué sa tunique contre la veste bleutée d’un pyjama. Il était assis devant le miroir, et passait, avec un sourire attentif, ses paumes sur ses cheveux. Jacques fut surpris, comme s’il avait découvert un secret. Daniel était beau, mais il avait si peu l’air de le savoir, il portait son profil de médaille avec une simplicité si virile, que Jacques n’avait jamais imaginé son ami complaisamment attardé devant la glace. Brusquement, comme Daniel revenait vers lui, il pensa à Jenny avec une émotion intense. Le frère et la sœur ne se ressemblaient pas ; cependant, ils tenaient tous deux de leur père une certaine finesse de structure, une même souplesse allongée, qui donnaient une indéniable parenté à leur démarche.

Il se leva vivement, et se dirigea vers les casiers où étaient les châssis :

– « Non », dit Daniel en s’approchant. « Ça, c’est le coin des vieilleries… 1911… Tout ce que j’ai peint cette année-là est fait de réminiscences… Tu connais ce mot terrible, qui est, je crois, de Whistler parlant de Burne-Jones : “Ça ressemble à quelque chose qui serait très bien…” ? Regarde plutôt ça », fit-il, en tirant à lui plusieurs toiles représentant toutes, à quelques détails près, le même nu. « Ça, c’était juste avant mon service… Ces études-là sont de celles qui m’ont le plus aidé à comprendre… »

Jacques crut que Daniel n’avait pas achevé sa phrase.

– « À comprendre quoi ? »

– « Eh bien, ça… Ce dos-là, ces épaules-là… Je crois très important de choisir une chose solide, comme cette épaule, ce dos, et de travailler dessus, jusqu’à ce qu’on commence à entrevoir la vérité… cette vérité simple, qui se dégage des choses solides, éternelles… Je crois qu’un certain effort d’application, d’approfondissement, finit par livrer un secret… la solution de tout… une espèce de clef de l’univers… Ainsi, cette épaule, ce dos… »

Cette épaule, ce dos… Jacques pensait à l’Europe, à la guerre.

– « Tout ce que j’ai appris », poursuivit Daniel, « je l’ai toujours tiré de l’étude tenace d’un même modèle… Pourquoi changer ? On obtient bien davantage de soi, quand on s’obstine à revenir sans cesse au même point de départ ; quand il faut, chaque fois, recommencer, et aller plus loin, dans un même sens… Si j’avais été romancier, je crois que, au lieu de changer de personnages à chaque livre nouveau, je me serais accroché aux mêmes, indéfiniment, pour creuser… »

Jacques se taisait, hostile. Combien lui apparaissaient artificiels, inutiles, inactuels, ces problèmes d’esthétique !… Il ne parvenait plus à comprendre le but d’une existence comme celle de Daniel. Il se demanda : « Comment le jugerait-on, à Genève ? » Il eut honte de son ami.

Daniel soulevait ses toiles, une à une, les tournait vers la lumière, leur jetait, à travers ses paupières plissées, un rapide coup d’œil, puis il les remettait en place. De temps à autre, il en posait une, à l’écart, au pied du chevalet le plus proche : « Pour Ludwigson. »

Il haussa les épaules et marmonna entre ses dents :

– « Au fond, le don, ça n’est presque rien – tout en étant indispensable !… C’est le travail qui importe. Sans travail, le talent n’est qu’un feu d’artifice ; ça éblouit un instant, mais il n’en reste rien. » Comme à regret, il mit coup sur coup trois châssis de côté, et soupira : « Il faudrait pouvoir ne rien leur vendre, jamais. Et toute sa vie, travailler, travailler. »

Jacques, qui continuait à l’observer, constata :

– « Tu aimes toujours aussi profondément ton art ? »

L’intonation marquait une surprise un peu dédaigneuse, que Daniel perçut.

– « Que veux-tu ? » fit-il sur un ton conciliant. « Tout le monde n’est pas doué pour l’action. ».

Par prudence, il dissimulait sa véritable pensée. Il estimait qu’il y a déjà, par le monde, bien assez d’hommes d’action pour les bienfaits que l’humanité en tire ; et que, dans l’intérêt même de la collectivité, ceux qui, par chance, comme lui, comme Jacques, pouvaient cultiver leurs dons et devenir des artistes, devaient laisser le domaine de l’action à ceux qui n’en ont pas d’autre. À ses yeux, sans nul doute, Jacques avait trahi sa mission naturelle. Et, dans l’attitude réticente, irritée, de son compagnon de jeunesse, il croyait trouver une confirmation de son jugement : l’indice d’une secrète insatisfaction ; le regret de ceux qui ont confusément conscience de ne pas accomplir leur destinée, et qui cachent orgueilleusement, sous des dehors de bravoure, de mépris, le sentiment inavoué de leur défection.

Les traits de Jacques étaient devenus durs.

– « Vois-tu, Daniel », reprit-il, en baissant la tête – ce qui étouffait sa voix – « tu vis enfermé dans ton œuvre, comme si tu ne savais rien des hommes… »

Daniel posa l’étude qu’il tenait à la main.

– « Des hommes ? »

– « Les hommes sont des bêtes malheureuses », poursuivit Jacques : « des bêtes martyrisées… Tant qu’on détourne les yeux de cette souffrance, peut-être que l’on peut continuer à vivre comme tu vis. Mais, quand une fois on a pris contact avec la misère universelle, alors, mener la vie d’un artiste, non, ça n’est plus, absolument plus, possible… Comprends-tu ? »

– « Oui », fit lentement Daniel. Et, s’approchant de la verrière, il s’attarda quelques instants à contempler l’horizon des toits.

« Oui », songeait-il, « il a raison, bien sûr… La misère… Mais qu’y peut-on ? Tout est désespérant… Tout, sauf, justement, l’art ! » Et, plus que jamais, il se sentait attaché a ce merveilleux refuge où il avait eu le privilège de pouvoir installer sa vie. « Pourquoi prendrais-je sur mon dos les péchés et les malheurs du monde ? Je paralyserais ma force créatrice, j’étoufferais mes dons, sans profit pour personne. Je ne suis pas né apôtre… Et puis – mettons que je sois un monstre – mais, moi, j’ai toujours eu la ferme volonté d'être heureux ! » C’était vrai. Depuis l’enfance, il s’appliquait à défendre son bonheur, envers et contre tous ; avec ce sentiment, peut-être naïf, mais très raisonné, que tel était le principal de ses devoirs envers lui-même. Devoir difficile, d’ailleurs, et qui exigeait une constante attention : pour peu que l’homme se laisse aller à la pente, c’est tout aussitôt du malheur qu’il fabrique… Or, la condition première de son bonheur, c’était son indépendance ; et il savait bien qu’on ne se donne pas à une cause collective, sans avoir d’abord à faire le sacrifice de sa liberté… Mais il ne pouvait faire cet aveu à Jacques. Il devait se taire, et accepter cette condamnation dédaigneuse qu’il venait de lire dans les yeux de son ami.

Il se retourna, et, s’approchant de Jacques, il le regarda quelques secondes avec une attention interrogative :

– « Tu as beau dire que tu es heureux », fit-il enfin (Jacques n’avait jamais rien dit de semblable), « comme, au contraire, tu parais… triste… tourmenté !… »

Jacques se redressa. Cette fois, il allait parler ! Il semblait avoir pris soudain une décision longtemps différée ; et l’expression de son regard était si grave que Daniel le considéra, interdit.

Un vigoureux coup de sonnette ébranla l’air et les fit sursauter.

– « Ludwigson », souffla Daniel.

« Tant mieux », pensa Jacques. « À quoi bon ?… »

– « Ce ne sera pas long ; reste ! » murmura Daniel. « Ensuite, je te reconduirai… »

Jacques refusa d’un signe de tête.

Daniel supplia :

– « Tu ne vas pas t’en aller ? »

– « Si. »

Son visage était de bois.

Daniel, une seconde, le regarda avec désespoir. Puis, sentant toute insistance vaine, il fit un geste découragé, et courut ouvrir la porte.

Ludwigson portait un complet de Côte d’Azur, très ajusté, en tussor crème, sur lequel la rosette tirait l’œil. Sa tête massive, qui semblait sculptée dans une pâte blafarde et gélatineuse, reposait sur le double pli du cou, très à l’aise dans un col bas. Le crâne était pointu ; les yeux, un peu bridés ; les pommettes plates. La bouche, lippue et longue, faisait penser à un piège.

Il s’attendait évidemment à discuter les prix tête à tête, et s’étonna imperceptiblement de la présence d’un tiers. Cependant, il s’avança courtoisement vers Jacques, qu’il avait reconnu d’emblée bien qu’il ne l’eût rencontré qu’une fois.

– « Charr’mé », fit-il, en roulant l’r. « J’ai eu le plaisir de causer avec vous, il y a quatre ans, pendant un entracte, aux Ballets russes. N’est-ce pas ? Vous prépariez l’École normale ? »

– « En effet », dit Jacques. « Vous avez une admirable mémoire. »

– « J’en conviens », dit Ludwigson. Il baissa ses paupières de batracien, et, comme s’il prenait plaisir à confirmer sur-le-champ l’éloge de Jacques, il se tourna vers Daniel : « C’est votre ami M. Thibault qui m’a appris que, dans l’ancienne Grèce, – à Thèbes, si je me souviens bien, – ceux qui voulaient obtenir une magistrature, devaient n’avoir fait aucun négoce pendant dix ans au moins… Étrange, n’est-ce pas ? Je ne l’ai jamais oublié… Vous m’avez appris encore, ce soir-là », ajouta-t-il, en se tournant cette fois vers Jacques « que, en France, sous notre ancien régime, pour avoir le droit de porter son titre, il fallait posséder, depuis au moins vingt ans, ses – comment disait-on ? – ses quartiers nobles, n’est-ce pas ?… » Il conclut, en s’inclinant avec grâce : « J’ai plaisir, infiniment, à converser avec les gens instruits… »

Jacques sourit. Puis, brusquant son départ, il prit congé de Ludwigson.

– « Alors », balbutia Daniel, en le suivant jusqu’à la porte, « bien vrai, tu ne veux pas attendre ? »

– « Impossible. Je suis déjà en retard… »

Il évitait de regarder son ami. L’atroce vision lui étreignait de nouveau le cœur : Daniel en première ligne…

Gênés par la présence de Ludwigson, ils échangèrent une poignée de main machinale.

Jacques ouvrit lui-même la lourde porte, murmura : « Au revoir », et s’élança dans l’escalier obscur.

Sur le trottoir, il s’arrêta, respira un grand coup, et regarda l’heure. La réunion de Vaugirard était terminée depuis longtemps.

Il avait faim. Il entra dans une boulangerie, prit deux croissants, une tablette de chocolat, et partit à pied vers la Bourse.

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