XXXII

Ce soir-là, vendredi 24 juillet, à l’Humanité, dans les bureaux de Gallot et de Stefany, les conversations étaient pessimistes. Tous ceux qui avaient approché le Patron se montraient assez inquiets. En Bourse, une panique subite avait fait tomber le 3 % français à 80, et même, un moment, à 78 francs. Depuis 1871, jamais la rente n’avait connu un cours aussi bas. Et les dépêches allemandes annonçaient une panique parallèle à la Bourse de Berlin.

Jaurès était retourné, l’après-midi, au Quai d’Orsay. Il en était revenu fort soucieux. Il avait travaillé, sans voir personne, enfermé dans son bureau. Son article du lendemain était prêt ; on n’en connaissait encore que le titre, mais ce titre en disait long : Suprême chance de paix. Il avait dit à Stefany : « La note autrichienne est effroyablement dure. À se demander si Vienne n’a pas voulu, en brusquant l’attaque, rendre impossible toute action préventive des puissances… »

Tout, en effet, semblait avoir été diaboliquement combiné pour provoquer en Europe le pire désarroi. Les chefs responsables du gouvernement français étaient absents jusqu’au 31 ; ils avaient dû apprendre la nouvelle en mer, entre la Russie et la Suède, et ne pouvaient se concerter aisément, ni avec les autres ministres français, ni avec les gouvernements alliés. (Berchtold avait fait en sorte que le tsar ne prît connaissance de la note qu’après le départ du Président ; sans doute avait-il craint que les conseils de Poincaré ne fussent pas de conciliation.) Le Kaiser, lui aussi, était en mer ; et, gêné par son éloignement, ne pouvait pas, même s’il l’eût voulu, donner immédiatement à François-Joseph des avis de modération. D’autre part, les grèves russes, en pleine virulence, paralysaient la liberté d’action des dirigeants russes ; de même que la guerre civile en Irlande paralysait celle de l’Angleterre. Enfin le gouvernement serbe se trouvait, ces jours-ci, dans le branle-bas des élections : la plupart des ministres voyageaient en province pour leur campagne électorale ; Pachitch, le président du Conseil, n’était même pas à Belgrade lors de la remise de la note autrichienne.

Sur cette note, on commençait à avoir des précisions. Le texte, présenté la veille au gouvernement serbe, avait été communiqué aujourd’hui aux puissances. Malgré les assurances conciliantes données à plusieurs reprises par l’Autriche (Berchtold avait affirmé aux ambassadeurs russe et français que les réclamations seraient des plus acceptables), la note avait nettement le caractère d’un ultimatum, puisque le gouvernement de Vienne exigeait l’acceptation totale de ses conditions, et qu’il avait fixé un délai pour la réponse ; – délai invraisemblablement court : quarante-huit heures ! – pour empêcher sans doute une intervention des puissances en faveur de la Serbie. Un renseignement secret, recueilli au ministère des Affaires étrangères d’Autriche, et qu’un socialiste viennois, envoyé par Hosmer, avait apporté à Jaurès, légitimait toutes les inquiétudes : le baron de Giesl, l’ambassadeur autrichien à Belgrade, aurait d’ores et déjà reçu, en même temps que l’ordre de remettre la note, l’instruction formelle de rompre les relations diplomatiques et de quitter immédiatement la Serbie, au cas probable où, le lendemain, samedi, à six heures du soir, le gouvernement serbe n’aurait pas accepté, sans discussion, les exigences autrichiennes. Instruction qui laissait penser que l’ultimatum avait été volontairement rédigé sous une forme offensante, inacceptable, pour permettre à Vienne de précipiter la déclaration de guerre. D’autres informations confirmaient ces hypothèses pessimistes. Le chef d’état-major Hötzendorf avait, sur dépêche, interrompu ses vacances dans le Tyrol pour regagner précipitamment la capitale autrichienne. L’ambassadeur d’Allemagne en France, M. de Schœn, en congé à Berchtesgaden, venait de rentrer brusquement à Paris. Le comte Berchtold, après avoir conféré avec l’empereur à Ischl, avait fait un détour par Salzburg, pour y rencontrer le chancelier allemand Bethmann-Hollweg.

Tout concourait donc à donner l’impression d’une vaste machination, savamment réglée. Quelle part y avait prise l’Allemagne ? Les germanophiles rejetaient la faute sur les Russes, et expliquaient l’attitude des Allemands par ce fait que l’Allemagne avait soudainement appris les inquiétants desseins du panslavisme, et l’importance des préparatifs militaires déjà commencés en Russie. À Berlin, le mot d’ordre, dans les sphères gouvernementales, était de prétendre que, jusqu’à ce jour, les dirigeants allemands ignoraient tout des exigences autrichiennes, et n’en avaient eu connaissance que par la communication faite à toutes les autres puissances. Jagow, le secrétaire d’État à la Wilhelmstrasse, l’avait affirmé, disait-on, à l’ambassadeur d’Angleterre. Mais on croyait savoir que le texte avait été communiqué à Berlin depuis au moins deux jours.

Fallait-il en conclure que l’Allemagne appuyait formellement l’Autriche, et désirait la guerre ? Trauttenbach, qui venait de Berlin, et que Jacques avait retrouvé ce soir dans le bureau de Stefany, s’élevait contre cette déduction trop simpliste. L’attitude de l’Allemagne s’expliquait, selon lui, par ce fait que les milieux militaires de Berlin croyaient encore à l’impréparation russe. Si leur calcul était juste, si, par suite de la passivité forcée de la Russie, le risque d’un conflit général était nul, les empires germaniques pouvaient tout se permettre : ils gagnaient à coup sûr. Le tout était d’agir avec force et rapidité. Il fallait que les troupes autrichiennes fussent à Belgrade avant que les puissances de la Triple Entente eussent le temps d’intervenir, ou même de délibérer. L’Allemagne, alors, entrerait en scène : innocente de toute connivence, de toute préméditation, elle offrirait sa médiation pour localiser le conflit et le résoudre par des négociations dont elle prendrait l’initiative. L’Europe, afin de sauver la paix, s’empresserait d’accepter l’arbitrage allemand, et sacrifierait, sans grand débat, les intérêts de la Serbie. Grâce à l’Allemagne, tout rentrerait donc dans l’ordre, et la partie se solderait au profit des empires germaniques : le régime de la Double Monarchie se trouverait pour longtemps consolidé, et la Triplice enregistrerait un triomphe diplomatique sans précédent. Ces suppositions, relatives au plan secret de l’Allemagne, étaient confirmées par certaines confidences recueillies dans l’entourage de l’ambassade italienne à Berlin.

Stefany, ayant été appelé auprès du Patron, Jacques emmena Trauttenbach au Progrès.

La petite salle était houleuse. Les journaux du soir, les nouvelles apportées par les rédacteurs de l’Humanité, éveillaient des commentaires contradictoires et passionnés.

Vers neuf heures, un courant optimiste traversa l’atmosphère. Pagès venait de passer quelques minutes avec le Patron. Il l’avait trouvé moins inquiet. Jaurès lui avait dit : « À quelque chose malheur est bon… Le geste de l’Autriche va obliger les peuples d’Europe à secouer leur torpeur. » D’autre part, les dernières dépêches apportaient maintes preuves de l’activité de l’Internationale. Les partis belge, italien, allemand, autrichien, anglais, russe, étaient en liaison constante avec le parti français et s’apprêtaient à une manifestation générale de grande envergure. On venait justement de recevoir des précisions encourageantes, envoyées par le Parti socialiste allemand qui se portait en quelque sorte garant des intentions pacifiques de son gouvernement : ni Bethmann, ni Jagow, et moins encore le Kaiser, affirmaient les social-démocrates, n’accepteraient d’être entraînés dans une guerre : on pouvait donc compter sur une intervention énergique et efficace de l’Allemagne.

De Russie parvenaient aussi des nouvelles réconfortantes. Au reçu de la note autrichienne, un conseil des ministres, réuni en hâte sous la présidence du tsar, avait décidé une démarche immédiate et pressante auprès du gouvernement autrichien, pour obtenir une prolongation du délai imposé à la Serbie. Cette demande adroite, qui réservait le fond du procès et visait seulement la question secondaire du délai, ne semblait pas devoir être repoussée par Vienne. Or, une prolongation, fût-elle de deux ou trois jours, assurait aux diplomaties européennes le temps de se mettre d’accord pour une ligne d’action commune. Déjà, d’ailleurs, sans perdre de temps, les Affaires étrangères de Russie avaient entamé, avec les divers ambassadeurs accrédités à Pétersbourg, des conversations précises qui ne pouvaient manquer de porter fruit. Presque en même temps, un télégramme de Londres vint confirmer ces premières espérances. Sir Edward Grey, le ministre des Affaires étrangères, avait pris l’initiative d’appuyer de toute son autorité la démarche russe pour la prolongation du délai. De plus, il préparait en hâte un projet de médiation, auquel il voulait associer l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Angleterre – les quatre grandes puissances non intéressées directement au conflit. Projet mesuré, qui ne risquait pas d’être rejeté, puisque, à la table de cette assemblée arbitrale, les partenaires se trouveraient en camps égaux : d’un côté l’Allemagne et l’Italie, pour défendre les intérêts autrichiens ; de l’autre, la France et l’Angleterre, pour représenter les intérêts serbes et slaves.

Mais, à partir de onze heures, de fâcheux présages assombrirent de nouveau l’horizon. Le bruit se répandit d’abord que, si l’Allemagne avait accepté le projet de sir Edward Grey, elle l’avait fait en termes fort réticents, qui semblaient annoncer qu’elle ne joindrait pas franchement son action médiatrice à celle des autres puissances. Puis, on apprit, non sans émoi, par Marc Levoir, qui revenait du Quai d’Orsay, que l’Autriche, contre toute attente, refusait net à la Russie la prolongation du délai : ce qui apparaissait soudain comme un aveu de sa volonté d’agression.

Vers une heure du matin, la plupart des militants étant partis, Jacques revint à l’Humanité.

Dans la salle d’entrée, Gallot reconduisait deux députés socialistes qui sortaient du bureau de Jaurès. Ils apportaient un renseignement confidentiel et inquiétant : aujourd’hui même, tandis que toutes les chancelleries comptaient sur l’intervention apaisante de Berlin, M. de Schœn, ambassadeur d’Allemagne, qui venait de rentrer à Paris, s’était présenté au Quai d’Orsay pour lire à M. Bienvenu-Martin, ministre intérimaire, une déclaration de son gouvernement ; et ce document inattendu avait la sécheresse d’un avertissement – voire d’une menace. L’Allemagne y déclarait cyniquement qu’elle « approuvait dans le fond et dans la forme » la note autrichienne ; elle laissait entendre que la diplomatie européenne n’avait pas à s’en occuper ; elle déclarait que le conflit devait demeurer localisé entre l’Autriche et la Serbie ; et qu’« aucune tierce puissance » ne devait intervenir dans le débat ; « sans quoi, il y aurait à redouter les conséquences les plus graves ». Ce qui signifiait nettement : « Nous sommes décidés à soutenir l’Autriche ; si la Russie intervenait en faveur de la Serbie, nous serions forcés de mobiliser ; et, le système des alliances jouant automatiquement, France et Russie se trouveraient devant l’éventualité d’une guerre avec la Triplice. » Cette démarche de Schœn semblait révéler soudain, de la part de l’impérialisme allemand, une attitude partiale, agressive, et une volonté d’intimidation qui étaient certes de mauvais augure. Quelle allait être la réaction française devant cette semi-provocation ?

Gallot et Jacques étaient restés dans la salle d’entrée, et Jacques allait partir, lorsqu’une porte s’ouvrit brusquement. Jaurès parut, le front brillant de sueur, son canotier en arrière, les épaules rondes, l’œil tapi sous les sourcils. Son bras court serrait contre son flanc une serviette gonflée de paperasses. Il jeta sur les deux hommes un regard absent, répondit machinalement à leur salut, traversa la pièce d’un pas lourd, et disparut.

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