XXXIII

Mme de Fontanin et Daniel avaient passé la nuit sur deux chaises voisines, auprès du cercueil. Jenny, sur les instances de son frère, avait été prendre quelques heures de repos.

Lorsque, vers sept heures du matin, la jeune fille vint les rejoindre, Daniel s’approcha de sa mère et lui toucha doucement l’épaule :

– « Viens, maman… Jenny va rester là, pendant que nous irons prendre le thé. »

La voix était tendre mais ferme. Mme de Fontanin tourna vers Daniel son visage fatigué. Elle sentit que toute résistance serait vaine. « J’en profiterai », se dit-elle, « pour lui parler de mon voyage en Autriche. » Elle jeta un dernier regard vers la bière, se leva, et, docilement, suivit son fils.

Le petit déjeuner leur fut servi dans la chambre de l’annexe, où Jenny avait passé la nuit. La fenêtre était grande ouverte sur le jardin. La vue de la théière brillante, du beurre et du miel dans leurs coupes de verre, éveilla sur les traits de Mme de Fontanin un sourire involontaire et ingénu. De tout temps, le petit déjeuner en compagnie de ses enfants avait été pour elle, au début de la journée, une heure bénie, de trêve, de joie, où se retrempait son optimisme naturel.

– « C’est vrai que j’ai faim », confessa-t-elle, en s’approchant de la table. « Et toi, mon grand ? »

Elle s’assit et commença machinalement à beurrer des tartines. Daniel la regardait faire, en souriant, attendri de revoir en pleine lumière les petites mains blanches et charnues accomplir délicatement ces gestes rituels, dont le souvenir était lié pour lui à tous les matins de son enfance.

Devant ce plateau copieux, Mme de Fontanin, par une association d’idées confuses, murmura :

– « J’ai tant de fois pensé à toi, mon grand, pendant ces manœuvres. Étiez-vous suffisamment nourris ?… Le soir, à l’idée que tu étais peut-être couché dans la paille, avec des vêtements mouillés de pluie, j’avais honte d’être dans mon lit ; je ne pouvais pas m’endormir. »

Il se pencha et appuya sa main sur le bras de sa mère :

– « Quelle idée, maman ! Au contraire, après tant de mois à la caserne, ç’a été une distraction, pour nous, de jouer à la petite guerre… » Tout en parlant, incliné vers elle, il tripotait la gourmette d’or qu’elle portait au poignet. « Et puis, tu sais », ajouta-t-il, « un sous-off’ en manœuvres trouve toujours un lit chez l’habitant ! »

Il avait jeté cela un peu étourdiment. Le souvenir de quelques bonnes fortunes, cueillies au hasard des cantonnements, lui traversa l’esprit et lui causa un furtif sentiment de gêne, que les antennes de Mme de Fontanin enregistrèrent obscurément. Elle évita de regarder son fils.

Il y eut un court silence ; puis, timidement, elle demanda :

– « À quelle heure dois-tu repartir ? »

– « Ce soir, à huit heures… Ma permission expire à minuit, mais il suffira que je sois à l’appel demain matin. »

Elle réfléchit que l’enterrement ne serait pas terminé avant une heure et demie, qu’ils ne seraient pas de retour chez eux avant deux heures, que cette dernière journée avec Daniel serait bien courte…

Comme s’il pensait aux mêmes choses, il dit :

– « Et, cet après-midi, j’aurai à sortir : une course indispensable… »

Elle sentit, à l’accent de sa voix, qu’il lui dissimulait quelque chose. Mais elle se méprit sur la nature de ce secret. Car c’était exactement le ton évasif, un peu trop désinvolte, qu’il prenait autrefois, lorsque, après avoir passé une heure avec elle, le soir, devant la cheminée, il lui disait, en se levant : « Excuse-moi, maman, j’ai rendez-vous avec des camarades. »

Il flaira vaguement le soupçon, et voulut le dissiper aussitôt :

– « Un chèque à toucher… Un chèque de Ludwigson. »

C’était vrai. Il ne voulait pas quitter Paris sans laisser cet argent à sa mère.

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Elle buvait son thé, comme elle faisait toujours, en se brûlant, à petites lampées silencieuses, sans reposer la tasse, les yeux légèrement embués. Elle songeait au départ de Daniel, et son cœur était lourd. Elle en oubliait momentanément la cérémonie de tout à l’heure. Pourtant, elle n’avait pas le droit de se plaindre : l’absence de son fils, dont elle avait tant souffert depuis des mois, tirait à sa fin. En octobre, il lui reviendrait. En octobre, ils recommenceraient leur vie à trois. À cette pensée, tout un avenir paisible se levait devant elle. Sans qu’elle se l’avouât, la disparition de Jérôme éclaircissait l’horizon. Dorénavant, elle serait seule et libre, entre ses deux enfants…

Daniel la considérait avec une expression de sollicitude soucieuse :

– « Qu’est-ce que vous allez faire, toutes deux, à Paris, pendant ces mois d’été ? » demanda-t-il.

(Mme de Fontanin, par besoin d’argent, avait loué, pour toute la saison, à des étrangers, sa propriété de Maisons-Laffitte.)

« Voilà le moment de lui parler de mon voyage », songea-t-elle.

– « Ne t’inquiète pas, mon grand… D’abord, moi, je vais être fort occupée par la liquidation de toutes ces affaires… »

Il l’interrompit :

– « C’est pour Jenny que je m’inquiète, maman… »

Bien qu’il fût, de longue date, accoutumé à la taciturne réserve de sa sœur, il avait été frappé, ces derniers jours, par le visage défait de Jenny, par son regard fiévreux.

– « Elle n’est vraiment pas bien », déclara-t-il, « Elle aurait besoin de grand air. »

Mme de Fontanin remit sa tasse sur le plateau, sans répondre. Elle aussi avait remarqué quelque chose d’insolite dans l’aspect de sa fille : une expression d’égarement, d’envoûtement, que la mort de son père ne suffisait pas à expliquer. Mais elle avait sur Jenny d’autres vues que Daniel.

– « C’est une malheureuse nature », soupira-t-elle. Et, avec une naïveté touchante : « Elle ne sait pas avoir confiance… »

Puis, de ce ton légèrement cérémonieux, déférent, qu’elle prenait pour aborder certains problèmes, elle ajouta :

– « Vois-tu, chaque créature a son lot d’épreuves intérieures, de luttes… »

– « Oui », accorda Daniel, sans la laisser poursuivre. « Mais, tout de même, si Jenny avait pu faire cet été un séjour à la montagne, ou à la mer… »

– « Ni la mer, ni la montagne, ne peuvent rien pour elle », affirma Mme de Fontanin, en secouant la tête, avec cet entêtement des êtres doux que possède une certitude inébranlable. « Ce n’est pas dans sa santé que Jenny est atteinte. Personne ne peut rien pour elle, crois-moi… Chaque créature est seule pour mener son combat, comme elle sera seule, au jour fixé, pour mourir sa mort… » Elle songeait à la fin solitaire de Jérôme. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle fit une courte pause et ajouta, bas, comme pour elle-même : « Seule, avec l’Esprit. »

– « C’est avec ces principes-là… ! » commença Daniel. Un peu d’agacement faisait vibrer sa voix. Il tira une cigarette de son étui, et se tut.

– « Avec ces principes-là… ? » demanda Mme de Fontanin, surprise.

Elle le regardait fermer son étui d’un coup sec, et tapoter la cigarette sur le dos de sa main, avant de la glisser entre ses lèvres. « Exactement les gestes de son père », pensa-t-elle. « Exactement les mêmes mains… » L’identité était d’autant plus frappante que Daniel portait maintenant à l’annulaire la bague que Mme de Fontanin avait retirée elle-même des doigts de Jérôme, avant de les croiser pour l’éternité ; et ce large camée évoquait douloureusement pour elle ces mains fines et viriles, qui n’étaient plus vivantes que dans son souvenir. À la moindre évocation physique de Jérôme, elle ne pouvait retenir son cœur de battre comme à vingt ans… Mais, toujours, ces ressemblances du fils avec le père lui causaient à la fois une émotion très douce et une terrible anxiété.

– « Avec ces principes-là… ? » répéta-t-elle.

– « Je voulais seulement dire… », fit-il. Il hésitait, les sourcils froncés, cherchant ses mots : « C’est avec ces principes-là, que tu as toujours laissé… les autres… suivre seuls et librement leur destinée, sans intervenir, – même quand la voie qu’ils suivaient était manifestement mauvaise – même quand cette destinée ne pouvait apporter que de la souffrance dans leur vie… et dans la tienne ! »

Elle eut un choc douloureux. Mais elle refusait de comprendre et feignit de sourire :

– « Me reproches-tu maintenant de t’avoir laissé trop de liberté ? »

Daniel sourit à son tour, et, se penchant, mit sa main sur celle de sa mère.

– « Je ne te reproche et ne te reprocherai jamais rien, maman, tu le sais bien », dit-il, avec un regard câlin. Puis il ajouta, tenace malgré lui : « Et tu sais bien aussi que ce n’est pas à moi que je pensais. »

– « Oh, mon grand », fit-elle, avec une brusque révolte, « ce n’est pas bien !… » Elle était blessée au vif. « Tu as toujours cherché les occasions d’accuser ton père ! »

Cette discussion, ce matin-là, à quelques heures de l’enterrement, était particulièrement déplacée. Daniel le sentait. Il regrettait déjà ses paroles. Mais le mécontentement qu’il éprouvait de les avoir prononcées le poussa sottement à les aggraver :

– « Et toi, ma pauvre maman, tu ne penses jamais qu’à l’innocenter, et tu oublies tout, jusqu’aux inextricables difficultés dans lesquelles il nous laisse ! »

Certes, elle n’aurait eu que trop de raisons de penser comme Daniel. Mais elle ne songeait plus qu’à protéger la mémoire du père contre la sévérité du fils.

– « Ah, Daniel, que tu es injuste ! » s’écria-t-elle, avec un sanglot dans la voix. « Tu n’as jamais compris la vraie nature de ton père ! » Et, avec la fougue têtue qu’on met à plaider les causes indéfendables, elle poursuivit : « On ne peut rien reprocher de grave à ton père ! Rien !… Il était bien trop chevaleresque, bien trop généreux et confiant, pour réussir dans les affaires ! Voilà sa faute ! Il a été victime de gens tarés, auxquels il n’avait pas su fermer sa porte ! Voilà sa faute, sa seule faute ! Je le prouverai ! Il a commis des imprudences, peut-être : de “regrettables légèretés”, comme l’a dit devant moi Mr. Stelling. Voilà tout ! De regrettables légèretés ! »

Sans regarder sa mère, Daniel eut un tressaillement des lèvres et un bref mouvement de l’épaule ; mais il se contint, et ne répondit pas. Ainsi, malgré leur tendresse, malgré le désir qu’ils avaient de se parler à cœur ouvert, ils ne le pouvaient pas : dès le premier contact, leurs pensées secrètes se heurtaient ; et leurs anciens ressentiments envenimaient jusqu’à leurs silences… Il baissa la tête, et demeura immobile, les yeux au sol.

Mme de Fontanin s’était tue. À quoi bon poursuivre un entretien qu’elle sentait faussé, depuis le début ? Elle avait eu l’intention de mettre son fils au courant des compromettantes poursuites dirigées contre son mari, afin que Daniel comprît combien il était urgent qu’elle fît le voyage de Vienne. Mais, devant l’irritante dureté de Daniel, elle n’avait plus eu qu’une pensée : disculper Jérôme – ce qui diminuait d’autant la validité des raisons qu’elle aurait pu donner pour légitimer son départ. « Tant pis », se dit-elle. « Je lui écrirai. »

Le pénible silence dura quelques minutes.

Daniel, tourné maintenant vers la fenêtre, contemplait le ciel matinal, les cimes des arbres, et fumait avec une aisance factice, dont sa mère, pas plus que lui-même, n’était dupe.

– « Huit heures », murmura Mme de Fontanin, après avoir écouté sonner l’horloge de la clinique. Elle ramassa le pain tombé sur sa robe, l’éparpilla, pour les oiseaux, sur l’appui de la croisée, et ajouta, d’une voix calme :

– « Je vais retourner là-bas. »

Daniel s’était levé. Il était honteux de lui-même, et bourrelé de remords. Comme chaque fois qu’il constatait le tendre aveuglement maternel, sa rancune envers son père s’en trouvait accrue. Un sentiment qu’il n’aurait su nommer l’avait toujours poussé à blesser cet amour trop indulgent… Il jeta sa cigarette, et s’approcha de sa mère avec un sourire gêné. Silencieusement, il se pencha pour déposer, comme il faisait souvent, un baiser au sommet du front, à la racine des cheveux, prématurément blanchis. Ses lèvres connaissaient la place ; ses narines, la tiède odeur de la peau. Elle renversa un peu la nuque, et lui saisit le visage entre ses deux paumes. Elle ne dit rien, mais elle lui souriait, et elle le regardait au fond des yeux, et ce regard, ce sourire, où ne demeurait aucune arrière-pensée de reproche, semblaient dire : « Tout est oublié. Pardonne-moi d’avoir été nerveuse. Et n’aie pas de regret de la peine que tu m’as faite. » Il comprit si bien ce langage muet, que, par deux fois, il abaissa les paupières, en signe d’accord. Et, comme elle se redressait, il l’aida à se mettre debout.

Sans rien dire, elle s’appuya sur son bras pour descendre jusqu’au sous-sol.

Il lui ouvrit la porte et la laissa entrer seule.

Elle reçut au visage, mêlé à la fraîche haleine du caveau, le parfum des roses qui se fanaient sur la bière.

Jenny était assise, immobile, les mains sur ses genoux.

Mme de Fontanin reprit sa place à côté de la jeune fille. Dans le sac à main qui pendait au dossier de sa chaise, elle prit sa bible et l’ouvrit au hasard. (Du moins, c’est ce qu’elle appelait « au hasard » ; en réalité, ce vieux livre au dos cassé lui offrait toujours l’un des passages dont elle s’était le plus assidûment nourrie.) Elle lut :

 

Qui est-ce qui tirera le pur de l’impur ? Personne.

Les jours de l’homme sont déterminés, le nombre de ses mois est entre tes mains ; tu lui as prescrit ses limites, et il ne passera point au-delà.

Retire-toi de lui, afin qu’il ait du relâche, jusqu’à ce que, comme un mercenaire, il ait achevé sa journée…

 

Elle releva les yeux, rêva quelques instants, puis posa le livre au creux de sa jupe. Sa façon précautionneuse de toucher, d’ouvrir, de fermer sa bible, était à elle seule, un acte de piété, de gratitude.

Elle avait entièrement recouvré son calme.

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