XXXIV

Jacques, la veille au soir, après avoir vu Jaurès monter dans un taxi et disparaître dans la nuit, était venu se mêler au groupe des militants noctambules qui, souvent, s’attardaient jusqu’à une heure avancée à la Chope. La salle privée que le café de la rue Feydeau réservait aux socialistes possédait un accès par la cour, ce qui permettait de la laisser ouverte même après la fermeture du débit. Les discussions y avaient été si animées et s’étaient poursuivies si tard, qu’il n’en était sorti qu’à trois heures du matin. Sans courage, à cette heure tardive, pour regagner la place Maubert, il avait trouvé asile, près de la Bourse, dans un hôtel borgne ; et, à peine au lit, il avait sombré dans un sommeil épais, que les bruits matinaux de ce quartier populeux n’avaient pas réussi à troubler.

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait grand soleil.

Après une toilette sommaire, il descendit dans la rue, acheta les journaux et courut les lire à la terrasse d’un café des boulevards.

La presse, cette fois, se décidait à sonner l’alarme. Le procès Caillaux se trouvait enfin relégué aux secondes pages, et tous les journaux annonçaient, avec de grosses manchettes, la gravité de la situation, traitant d’« ultimatum » la note autrichienne, et de « provocation éhontée » le geste de l’Autriche. Le Figaro lui-même, qui, depuis une semaine, consacrait son numéro quotidien au compte rendu in extenso des débats Caillaux, dénonçait, aujourd’hui, dès la première page, en lettres d’affiche : « LA MENACE AUTRICHIENNE », et toute une feuille était réservée à la tension diplomatique sous ce titre inquiétant : « EST-CE LA GUERRE ? » Le Matin, journal semi-officiel, avait un ton belliqueux : Le conflit austro-serbe a été envisagé au cours de la visite que le président de la République a faite en Russie. La double alliance ne sera pas prise au dépourvu… Clemenceau, dans son Homme libre, écrivait : Jamais, depuis 1870, l’Europe ne s’est trouvée si près d’un choc de guerre, dont on ne peut mesurer l’étendue. L’Écho de Paris relatait la visite de M. de Schœn au Quai d’Orsay : La sommation autrichienne est suivie de la menace allemande… ; et il terminait, en dernière heure, par cet avertissement : Si la Serbie ne cède pas, la guerre peut être déclarée ce soir. Il ne s’agissait, bien entendu, que d’une guerre austro-serbe. Mais, qui pouvait assurer qu’on parviendrait à circonscrire l’incendie ?… Jaurès, dans son article de tête, ne cachait pas que la suprême chance de paix, c’était l’humiliation de la Serbie, et l’acceptation mortifiante des exigences autrichiennes. D’après les extraits de presse, les journaux étrangers n’étaient pas moins pessimistes. Ce matin-là, 25 juillet, douze heures à peine avant l’expiration du délai imposé à la Serbie, l’Europe entière (selon la prophétie du général autrichien, recueillie deux semaines plus tôt, par Jacques à Vienne), s’éveillait brusquement dans la panique.

Jacques, repoussant les feuilles qui encombraient la table, but son café refroidi. Cette lecture ne lui apprenait rien qu’il ne sût déjà ; mais l’unanimité de l’inquiétude rendait un son nouveau et dramatique. Il restait là, prostré, le regard errant sur la foule des travailleurs, des employés, qui descendaient d’autobus, et couraient, comme chaque jour, à leur besogne, avec un visage plus sérieux que de coutume, un journal déplié à la main. Il eut un moment de défaillance. Sa solitude lui pesait intolérablement. La pensée de Jenny, de Daniel, de l’enterrement qui avait lieu ce matin, l’effleura.

Il se leva vivement et partit dans la direction de Montmartre. L’idée lui était venue de monter jusqu’à la place Dancourt et de passer au Libertaire. Il avait hâte de se retrouver dans une atmosphère de combat.

Une dizaine d’hommes, en quête de nouvelles, se trouvaient déjà rue d’Orsel. On commentait passionnément les diverses attitudes des journaux de gauche. Le Bonnet rouge consacrait sa première page aux grèves russes. Pour la plupart des révolutionnaires, l’importance de l’agitation ouvrière à Pétersbourg était l’une des plus sûres garanties de la neutralité russe, c’est-à-dire de la localisation du conflit dans les Balkans. Et tous, au Libertaire, étaient d’accord pour critiquer la mollesse de l’Internationale, accuser les chefs de compromissions avec les gouvernements. N’était-ce pas le moment de frapper un grand coup ? de provoquer, par tous les moyens, d’autres grèves dans les autres pays, afin de paralyser en même temps tous les gouvernements d’Europe ? Occasion unique d’un soulèvement en masse, qui pouvait, non seulement écarter les menaces actuelles, mais avancer de plusieurs dizaines d’années la révolution !

Jacques écoutait les discussions, et il hésitait à donner son avis. Pour lui, les grèves russes étaient une arme à double tranchant : elles pouvaient, en effet, paralyser les velléités belliqueuses de l’état-major ; mais elles pouvaient aussi offrir à un gouvernement en mauvaise posture la tentation de faire une diversion brutale : de décréter l’état de siège, sous prétexte du danger de guerre, et d’étouffer net l’insurrection populaire par une répression implacable.

 

L’horloge marquait onze heures juste, quand il se retrouva place Pigalle. « Qu’avais-je donc à faire, ce matin, à onze heures ? » se demanda-t-il. Il ne savait plus. Samedi, onze heures… Inquiet soudain, il cherchait à se souvenir. L’enterrement Fontanin ? Mais jamais il n’avait eu l’intention d’y assister… Il marchait, tête baissée, perplexe. « Je ne suis guère présentable… Pas rasé… C’est vrai que, perdu dans la foule… Je suis si près du cimetière Montmartre… Si je me décidais, un coiffeur, en cinq minutes… Je serrerais la main de Daniel ; ça serait gentil… Ça serait gentil, et ça ne m’engagerait à rien… »

Il cherchait déjà des yeux l’enseigne d’un coiffeur.

Lorsqu’il arriva au cimetière, le gardien de l’entrée lui annonça que le convoi était déjà passé, et lui indiqua la direction à suivre.

Bientôt, à travers les tombes, il aperçut un groupe massé devant une étroite chapelle :

FAMILLE DE FONTANIN

Il reconnut, de dos, Daniel et Gregory.

La voix rauque du pasteur s’élevait dans le silence :

– « Dieu a dit à Moïse : Je serai avec ! Ainsi, pécheur, même quand tu marches dans la vallée d’ombre, ne crains pas, car Dieu est avec ! »

Jacques fit le tour pour voir les assistants de face. Le front nu de Daniel, en pleine lumière, dominait toutes les têtes. Près de lui, se tenaient trois femmes, pareillement cachées sous leurs voiles noirs. La première était Mme de Fontanin. Mais, des deux autres, laquelle était Jenny ?

Le pasteur, debout, hirsute, l’œil extatique, le bras levé en un geste de menace, apostrophait le cercueil de bois jaune, qui reposait, sous la lumière crue, au seuil du caveau :

– « Pauvre, pauvre pécheur ! Ton soleil s’est couché avant la fin du jour ! Mais nous ne pleurons pas sur toi comme ceux qui sont vidés d’espérance ! Tu as quitté le champ de la visibilité, mais ce qui a disparu pour nos yeux de matière, c’était seulement l’illusoire forme de ta matière détestable ! Aujourd’hui tu resplendis, appelé auprès du Christ pour le grand glorieux Service ! Et tu es arrivé avant nous dans la joie de l’Avènement !… Vous tous, frères, qui êtes ici, priant autour de moi, affermissez vos cœurs de patience ! Car l’avènement de Christ est pareillement proche pour chacun !… Mon Père, je remets nos âmes entre Tes mains ! Amen. »

Maintenant, des hommes soulevaient la bière, la basculaient, la laissaient descendre sans heurt au bout de leurs cordes. Mme de Fontanin, soutenue par Daniel, se penchait sur le trou béant. Derrière elle, Jenny, sans doute ? Près de Nicole Héquet ?… Puis les trois femmes, conduites par un employé des Pompes funèbres, gagnèrent discrètement une voiture de deuil qui attendait dans le chemin, et qui partit aussitôt, au pas.

Daniel se tenait, seul, à l’extrémité de la petite allée, son casque étincelant sous le bras. Il avait grand air. Élancé, gracieux, parfaitement à l’aise bien que toujours un peu solennel dans ses attitudes, il recevait les condoléances des assistants, dont le flot s’écoulait lentement devant lui.

Jacques l’observait ; et rien qu’à le regarder ainsi, de loin, il éprouvait, comme au temps de jadis, une douce et pénétrante sensation de chaleur.

Daniel l’avait reconnu, et, tout en serrant des mains, tournait de temps à autre les yeux vers lui, avec une expression de surprise affectueuse.

– « Merci d’être venu », dit-il. Il hésitait : « Je repars ce soir… J’aurais tant aimé te revoir encore une fois ! »

Devant son ami, Jacques pensait à la guerre, aux troupes de choc, aux premières victimes…

– « Tu as lu les journaux ? » demanda-t-il.

Daniel le considéra, sans bien comprendre.

– « Les journaux ? Non, pourquoi ? » Puis, d’une voix qui cherchait à ne pas être trop insistante : « Tu ne viendrais pas ce soir, me dire adieu, à la gare de l’Est ? »

– « À quelle heure ? »

Le visage de Daniel s’illumina.

– « Le train est à 9 h 30… Veux-tu que je t’attende, à la buvette, à 9 heures ? »

– « J’y serai. »

Ils se regardèrent une seconde, avant de se serrer la main.

– « Merci », murmura Daniel.

Jacques s’éloigna, sans se retourner.

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