XXXV

Plusieurs fois pendant la matinée, Jacques s’était demandé quelles pouvaient être les réactions d’Antoine devant l’aggravation de la situation politique. Il avait vaguement espéré rencontrer son frère à l’enterrement.

Il résolut de déjeuner rapidement, et de passer rue de l’Université.

– « Monsieur est encore à table », dit Léon, en menant Jacques vers la salle à manger. « Mais je viens de donner les fruits. »

Jacques fut dépité de voir, en entrant, Isaac Studler, Jousselin et le jeune Roy, attablés autour de son frère. Il ignorait qu’ils déjeunaient tous les jours là. (Antoine l’avait exigé : c’était pour lui un moyen sûr, entre la matinée à l’hôpital et l’après-midi accaparé par la clientèle, de prendre quotidiennement contact avec ses collaborateurs. Pour eux, d’ailleurs, – tous trois célibataires – c’était une économie de temps, et un avantage pécuniaire appréciable.)

– « Tu viens déjeuner ? » dit Antoine.

– « Merci, c’est fait. »

Il fit le tour de la grande table, serra les mains qui se tendaient, et, avant de s’asseoir, il demanda, à la cantonade :

– « Vous avez lu les journaux ? »

Antoine dévisagea une seconde son frère avant de répondre ; et ce regard semblait avouer : « Peut-être que tu avais raison. »

– « Oui », fit-il, pensif. « Nous avons tous lu les journaux. »

– « Nous n’avons pas parlé d’autre chose depuis le début du repas », confessa Studler, en caressant sa barbe noire.

Antoine se surveillait pour ne pas trop laisser voir son inquiétude. Toute la matinée, il avait ressenti une sourde irritation. Il avait besoin, autour de lui, d’une société convenablement organisée, comme il avait besoin d’une maison bien réglée, où les questions matérielles fussent résolues, en dehors de lui et de façon satisfaisante, par un personnel consciencieux. Il voulait bien tolérer certains vices du régime, passer l’éponge sur certains scandales parlementaires, de même qu’il fermait les yeux sur les gaspillages de Léon et les petits profits de Clotilde. Mais, en aucun cas, le sort de la France ne devait lui donner plus de souci que le fonctionnement de l’office ou de la cuisine. Et il supportait mal l’idée que des perturbations politiques pussent venir entraver sa vie, menacer ses projets de travail.

– « Je ne crois pas », dit-il, « qu’il faille s’effrayer outre mesure. On en a vu d’autres… Il est évident, néanmoins, que la presse, ce matin, fait entendre un bruit de sabre assez inattendu… assez désagréable… »

Manuel Roy, au dernier mot, avait levé vers Antoine son jeune visage, aux yeux noirs :

– « Un bruit de sabre, Patron, qu’on entendra de l’autre côté des frontières. Et qui ne manquera pas, sans doute, d’intimider les voisins trop gourmands ! »

Jousselin, penché sur son assiette, leva la tête pour considérer Roy. Puis il se remit à sa besogne : méticuleusement, du bout de la fourchette et du couteau, il pelait une pêche.

– « Rien n’est moins sûr », dit Studler.

– « Malgré tout, c’est probable », fit Antoine. « Et c’était peut-être nécessaire. »

– « Savoir ! » dit Studler. « La politique d’intimidation est toujours périlleuse. Elle exaspère l’adversaire, plus souvent qu’elle ne le paralyse. Je pense surtout que le gouvernement commet une faute grave en laissant se propager à tous les échos votre… bruit de sabre ! »

– « Il est bien difficile de se mettre à la place des hommes responsables », déclara Antoine, d’un ton pondéré.

– « Je demande aux hommes responsables d’être, avant tout, des hommes prudents », repartit Studler. « Adopter une attitude agressive est une première imprudence. Faire croire que cette attitude est devenue nécessaire, en est une seconde. Rien ne serait plus dangereux pour la paix que de laisser s’ancrer dans l’opinion l’idée qu’une guerre nous menace… On même qu’une guerre est possible ! »

Jacques se taisait.

– « Pour moi », reprit Antoine, sans regarder son frère, « je comprends parfaitement qu’un ministre, même si, en tant qu’homme, il condamne la guerre, soit amené à prendre certaines mesures agressives. Et cela, par le seul fait qu’il est au pouvoir. Un homme qui a été mis à la tête d’un pays pour veiller à sa sécurité, s’il a le sens des faits, si la politique menaçante des États voisins lui apparaît comme une réalité… »

– « Sans compter », interrompit Roy, « qu’on ne conçoit pas un homme d’État qui serait décidé, par sensiblerie personnelle, à éviter coûte que coûte la guerre ! Être à la tête d’un pays qui tient une place sur l’échiquier, d’un pays qui possède un territoire, un empire colonial, ça oblige à une vision réaliste. Le plus pacifiste des présidents du Conseil, dès qu’il est en fonction, doit s’apercevoir très vite qu’un État ne peut pas conserver ses richesses, soustraire ses propriétés à la convoitise des voisins, sans avoir une armée forte, qui impose le respect, et qui fasse, de temps à autre, sonner son sabre, ne fût-ce que pour rappeler au reste du monde qu’elle existe ! ».

« Conserver ses richesses », songeait Jacques. « Nous y voilà ! Conserver ce qu’on possède et s’approprier à l’occasion ce que possède le voisin ! C’est toute la politique capitaliste – qu’il s’agisse des particuliers ou des nations… Les particuliers luttent pour s’assurer des profits ; les nations, pour conquérir des débouchés, des territoires, des ports ! Comme s’il n’y avait pas d’autre loi à l’activité humaine, que la concurrence… »

– « Malheureusement », dit Studler, « quel que soit le tour que prendront les choses demain, votre bruit de sabre risque d’avoir les plus déplorables conséquences, sur la politique française, tant extérieure qu’intérieure… »

En parlant, il s’était penché vers Jacques, comme pour lui demander son avis. Ses prunelles avaient un éclat languide, troublant, qui forçait presque à détourner les yeux.

Jousselin leva de nouveau la tête pour regarder Studler ; puis son regard passa les autres visages en revue. Il avait une figure de blond, tout en finesse et en douceur : un nez aquilin, assez long et triste ; une bouche longue, fine, facilement souriante ; des yeux, longs aussi, étranges, d’un gris doux.

– « Tout de même », murmura-t-il distraitement, « vous paraissez trop oublier que, la guerre, personne n’en veut ! Personne ! »

– « En êtes-vous sûr ? » dit Studler.

– « Quelques vieillards », concéda Antoine.

– « Quelques dangereux vieillards qui se gargarisent de belles formules héroïques », reprit Studler, « et qui savent bien que, au cours d’une guerre, ils pourraient se gargariser tout à loisir, sans risque aucun, à l’arrière… »

– « Le danger », insinua Jacques, avec une prudence qu’Antoine remarqua, « c’est que, presque partout en Europe, les postes de commande sont aux mains de ces vieillards-là… »

Roy regarda Studler en riant :

– « Vous, Calife, qui ne craignez pas les idées neuves, vous pourriez préventivement lancer cette idée-là : en cas de mobilisation, toutes les vieilles classes d’abord ! tous les vieux en première ligne ! »

– « Ça ne serait déjà pas si bête », murmura Studler.

Il y eut un silence, tandis que Léon servait le café.

– « Il existe pourtant un moyen, un seul, d’éviter presque à coup sûr les guerres », déclara Studler, sombrement. « Un moyen radical, et parfaitement réalisable en Europe. »

– « Et c’est ? »

– « D’exiger le référendum populaire ! »

Jacques fut le seul à approuver d’un signe de tête.

Studler, encouragé, poursuivit :

– « N’est-ce pas illogique, n’est-ce pas absurde, que, dans nos démocraties de suffrage universel, l’acte de déclarer la guerre soit laissé à l’initiative des gouvernements ?… Jousselin dit : « Personne ne veut la guerre. » Eh bien, aucun gouvernement, dans aucun pays, ne devrait plus avoir le droit de décider, ou même d’accepter une guerre, contre la volonté formelle de la majorité des citoyens ! Quand il y va de la vie ou de la mort des peuples, le moins qu’on puisse dire, c’est que la consultation des peuples eux-mêmes est légitime. Et elle devrait être obligatoire. »

Dès qu’il s’animait, les narines de son nez busqué commençaient à frémir, des taches assombrissaient ses pommettes, et le blanc de son grand œil chevalin s’injectait d’un peu de sang.

– « Ça n’a rien de chimérique », reprit-il. « Il suffirait que chaque peuple oblige ses gouvernants à ajouter trois lignes d’amendement à la Constitution : La mobilisation ne pourra être décrétée, une guerre ne pourra être déclarée, qu’après un plébiscite, et à la majorité de 75 %. Réfléchissez-y. C’est le seul moyen légal, et à peu près infaillible, d’empêcher à jamais de nouvelles guerres… En temps de paix – nous l’avons vu en France – on trouve, à la rigueur, une majorité pour élire au gouvernement l’homme d’une politique cocardière : il y a toujours des imprudents pour jouer avec le feu. Mais, à la veille d’une mobilisation, cet homme-là, s’il était obligé de consulter ceux qui l’ont mis au pouvoir, ne trouverait plus personne pour lui consentir le droit de déclarer la guerre ! ».

Roy riait silencieusement.

Antoine, qui s’était levé, lui toucha l’épaule :

– « Donnez-moi une allumette, mon petit Manuel… Qu’est-ce que vous dites de tout ça, vous ? Et qu’en dirait votre journal ? »

Roy leva sur Antoine son regard lisse de bon élève ; il continuait à rire, avec un petit air de défi.

– « Manuel », expliqua Antoine en se tournant vers son frère, « est un fidèle lecteur de l’Action française. »

– « Je la lis, moi aussi, tous les jours », déclara Jacques, en examinant le jeune médecin, qui, pareillement, le dévisageait. « Il y a là une remarquable équipe de dialecticiens, qui construisent des raisonnements assez souvent impeccables. Malheureusement – à mon avis, du moins, – c’est presque toujours sur des données fausses. »

– « Croyez-vous ? », nasilla Roy.

Il ne cessait pas de sourire, avec crânerie et suffisance. Il semblait ne pas vouloir condescendre à discuter, avec des profanes, de choses qui lui tenaient à cœur. Il faisait penser à un enfant qui veut garder un secret. Dans son regard, cependant, passait par instants une lueur insolente. Et, comme si le jugement de Jacques l’avait décidé, malgré tout, à sortir de sa réserve, il fit un pas vers Antoine et lança, brutalement :

– « Moi, Patron, je vous avoue que j’en ai assez du problème franco-allemand ! Voilà quarante ans que nous traînons ce boulet-là, nos pères et nous. Ça suffit. S’il faut une guerre pour en finir, eh bien, soit, allons-y ! Puisqu’il faudra bien en arriver là ! Pourquoi attendre ? À quoi bon retarder l’inévitable ? »

– « Retardons toujours », dit Antoine en souriant. « Une guerre indéfiniment différée, ça ressemble beaucoup à la paix ! »

– « Moi, je préfère en finir, une bonne fois. Car, une chose au moins est certaine : c’est que, après une guerre, – que nous soyons vainqueurs, comme il est probable, ou même que nous soyons vaincus – la question se trouvera enfin réglée définitivement, dans un sens ou dans l’autre ; et il n’y aura plus de problème franco-allemand !… Sans compter », ajouta-t-il, avec un visage devenu sérieux, « tout le bienfait qu’une bonne saignée pourrait nous faire, au point où nous en sommes. Quarante ans de paix croupissante n’arrangent pas le moral d’un pays ! Si le redressement spirituel de la France n’est possible qu’au prix d’une guerre, nous sommes, Dieu merci, quelques-uns qui sacrifieraient sans marchander leur peau ! »

Il n’y avait pas trace de forfanterie dans l’accent de ces paroles. La sincérité de Roy était manifeste. Tous le sentirent. Ils avaient devant eux un homme convaincu, prêt à donner sa vie pour ce qu’il croyait être la vérité.

Antoine avait écouté, debout, la cigarette aux lèvres, les paupières plissées. Sans répondre, il enveloppa le jeune homme d’un regard affectueux et grave, nuancé de mélancolie ; le courage lui plaisait toujours. Puis, fixement, il considéra quelques secondes le bout embrasé de sa cigarette.

Jousselin s’était approché de Studler. De son index, que terminait une corne jaunâtre, rongé par les acides, il toucha plusieurs fois la poitrine du Calife :

– « Voyez-vous, on en revient toujours à la distinction fondamentale : les syntones et les schizoïdes : ceux qui acceptent la vie, et ceux qui la refusent… »

Roy, gaiement, éclata de rire :

– « Alors, moi, je suis un syntone ? »

– « Oui. Et le Calife, lui c’est un schizoïde. Vous ne changerez jamais, ni l’un ni l’autre. »

Antoine s’était tourné vers Jacques ; et il souriait, en consultant sa montre :

– « Tu n’es pas pressé, Schizoïde !… Viens un instant dans ma turne… »

 

– « J’aime beaucoup le petit Roy », dit-il en ouvrant la porte de son petit bureau, et en s’effaçant devant son frère. « C’est une nature saine et généreuse… Un esprit droit… Limité, j’en conviens », ajouta-t-il, devant le silence réticent de Jacques. « Assieds-toi. Une cigarette ?… Je suis sûr qu’il t’a un peu agacé ? Il faut le connaître, le comprendre. C’est un tempérament essentiellement sportif. Il a le goût d’affirmer. Il accepte toujours joyeusement, crânement, les réalités, les faits. Il se refuse aux complaisances de l’analyse, bien qu’il ne manque pas d’esprit critique, – dans son travail du moins. Mais il repousse, d’instinct, le doute, qui paralyse. Peut-être n’a-t-il pas tort… Pour lui, la vie ne doit pas être une discussion intellectuelle. Il ne dit jamais : « Qu’est-ce qu’il faut penser ? » Il dit : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? Comment agir utilement ? » Ses travers, je les vois bien ; mais ce sont surtout des défauts de jeunesse. Ça passera. Tu as remarqué sa voix ? Par moments, elle mue encore, comme celle d’un gosse, alors, il force le ton pour atteindre les notes graves, celle des grandes personnes… »

Jacques s’était assis. Il écoutait sans approuver.

– « Je préfère les deux autres », avoua-t-il. « Ton Jousselin, notamment, me paraît assez sympathique. »

– « Ah ! » dit Antoine en riant, « celui-là, c’est un type qui vit dans un conte de fées perpétuel. Un vrai tempérament d’inventeur. Il a passé sa vie à rêver de choses qui sont à la frontière du possible et de l’impossible, dans ce domaine à demi réel où les esprits comme le sien réussissent quelquefois à faire des découvertes. Et il en a fait, le bougre. Il en a même fait d’importantes. Je pourrai t’expliquer ça, quand nous aurons le temps… Roy est très amusant quand il parle de lui. Il dit : “Jousselin n’a voulu voir que des veaux à trois pattes. Le jour où il consentira à regarder un veau normal, il croira avoir découvert un prodige, et il criera partout : Vous savez, il y a aussi des veaux à quatre pattes !” »

Il allongea ses jambes sur le divan et croisa les mains sous sa nuque.

– « Tu vois, c’est une assez bonne équipe que je me suis constituée là… Tous trois fort différents, mais des esprits qui se complètent bien… Tu connaissais déjà le Calife ? Il me rend d’immenses services. Une puissance de travail peu commune. Il est extraordinairement doué, l’animal ! Je dirais même que c’est ce qui le caractérise : d’être doué. À la fois, sa force et sa limite. Il comprend tout, sans effort ; et chaque acquisition nouvelle vient aussitôt prendre sa place dans les cadres de son cerveau, dans des casiers qu’on dirait préétablis : de sorte qu’il n’y a jamais aucun désordre dans sa caboche. Mais j’ai toujours senti en lui quelque chose d’étranger, d’indéfinissable, – qui vient de la race, sans doute… Je ne sais comment dire… Jamais ses idées n’ont tout à fait l’air de sortir de lui, de faire vraiment corps avec lui-même. C’est extrêmement curieux. Il ne se sert pas de son cerveau comme d’un organe qui lui appartient, mais plutôt comme d’un outil… un outil venu d’ailleurs, et qu’on lui aurait prêté… »

Tout en discourant, il avait regardé l’heure, et retirait paresseusement ses jambes du divan.

« Il a pourtant lu les journaux », se disait Jacques. « Il n’a donc pas compris la gravité de la menace ? Ou bien parle-t-il pour éviter le dialogue ? »

– « De quel côté vas-tu ? » questionna Antoine, en se levant. « Veux-tu que je te dépose quelque part, avec l’auto ?… Moi, je vais au ministère… au Quai d’Orsay. »

– « Ah ? » fit Jacques, intrigué, sans chercher à masquer sa surprise.

– « J’ai à voir Rumelles », expliqua Antoine, sans se faire prier. « Oh ! ce n’est pas pour parler politique… J’ai, en ce moment, une piqûre à lui faire, tous les deux jours. D’habitude, il vient ici ; mais il m’a fait téléphoner qu’il était surchargé de besogne, et ne pourrait quitter son bureau. »

– « Qu’est-ce qu’il pense des événements ? » hasarda Jacques.

– « Je ne sais pas. J’ai l’intention de l’interroger un peu… Repasse ce soir, je te raconterai… Ou bien, veux-tu m’accompagner ? J’en ai pour dix minutes avec lui : tu m’attendras dans la voiture. »

Jacques, tenté, réfléchit une seconde, et accepta d’un signe de tête.

Antoine, avant de sortir, fermait à clef les tiroirs de son bureau.

– « Sais-tu », murmura-t-il, « ce que j’ai fait, tout à l’heure, en rentrant ? J’ai cherché mon livret militaire pour lire mon feuillet de mobilisation… » Il ne souriait pas. Il annonça, calmement : « Compiègne… Et le premier jour !… »

Les deux frères échangèrent un regard, en silence. Après une hésitation, Jacques dit, gravement :

– « Je suis sûr que, depuis ce matin, il y a des milliers de types, en Europe, qui ont fait comme toi… »

– « Ce pauvre Rumelles », reprit Antoine, tandis qu’ils descendaient l’escalier. « Il était très surmené par son hiver. Il devait partir en congé ces jours-ci. Et puis – à cause de toutes ces histoires, sans doute, – Berthelot lui a demandé de renoncer à ses vacances. Alors, il est venu me trouver, pour que je l’aide à tenir le coup. J’ai commencé un traitement. J’espère réussir. »

Jacques n’écoutait pas. Il était en train de constater que, aujourd’hui, sans qu’il s’expliquât pourquoi, il se sentait repris pour Antoine d’une affection fraternelle, pleine de chaleur, mais aussi d’exigence et d’insatisfaction.

– « Ah ! Antoine », fit-il spontanément, « si seulement tu connaissais mieux les hommes, la masse, le peuple qui peine, – comme tu serais… différent ! » (L’accent disait : « Comme tu serais meilleur… Comme tu serais plus près de moi… Comme ce serait bon de pouvoir t’aimer… »)

Antoine, qui marchait devant, se retourna, vexé :

– « Crois-tu que je ne les connaisse pas ? Après quinze années d’hôpital ! Tu oublies que, depuis quinze ans, chaque matin, pendant trois heures, je ne fais rien d’autre que de voir des hommes… Des hommes de tous les milieux, des ouvriers d’usine, la population des faubourgs… Et moi, médecin, c’est l’homme à nu que je vois : l’homme dépouillé de tous les faux-semblants par la souffrance ! Si tu crois que cette expérience-là ne vaut pas la tienne ! »

« Non », pensait Jacques, avec une irritation têtue. « Non, ce n’est pas la même chose. »

 

Vingt minutes plus tard, lorsque Antoine, sortant du ministère, revint vers l’auto où Jacques l’attendait, son visage était soucieux.

« – Ça chauffe là-dedans », grommela-t-il. « C’est un va-et-vient affolé entre tous les services… Des dépêches qui arrivent de toutes les ambassades… Ils attendent avec anxiété le texte de la réponse que la Serbie doit remettre, ce soir… » Et, sans répondre à l’interrogation muette de son frère, il demanda : « Où vas-tu maintenant ? »

Jacques fut sur le point de dire : « À l’Huma. » Il se contenta de répondre :

– « Dans le quartier de la Bourse. »

– « Je ne peux pas te conduire, je serais en retard. Mais, si tu veux, je te déposerai place de l’Opéra. »

Aussitôt assis, Antoine reprit la parole :

– « Rumelles a l’air embêté… Ce matin, on faisait grand état, au cabinet du ministre, d’une note officieuse de l’ambassade d’Allemagne, déclarant que la note autrichienne n’était pas un ultimatum, mais seulement une « demande de réponse, à court délai ». Ce qui, paraît-il, dans le jargon diplomatique, signifiait un tas de choses : d’une part, que l’Allemagne se préoccupait d’atténuer la gravité du geste autrichien ; d’autre part, que l’Autriche ne refuserait pas de négocier avec la Serbie… »

– « On en est là ? » dit Jacques. « On en est à s’accrocher à de pareilles arguties ? »

– « Par ailleurs, comme la Serbie semblait prête à capituler presque sans discussion, somme toute, ce matin, on avait assez bon espoir. »

– « Mais ?… » fit Jacques, impatiemment.

– « Mais, tout à l’heure, on vient d’apprendre que la Serbie mobilisait trois cent mille hommes ; et que le gouvernement serbe, craignant de rester à Belgrade, trop proche de la frontière, s’apprêtait ce soir à quitter la capitale, pour se réfugier au centre du pays. D’où l’on est enclin à conclure que la réponse serbe ne sera pas une capitulation, comme on l’espérait ; et que la Serbie a des raisons de prévoir une attaque brutale… »

– « Et la France ? A-t-elle l’intention d’agir, de prendre une initiative quelconque ? »

– « Rumelles, naturellement, ne peut pas tout dire. Mais, d’après ce que j’ai cru comprendre, l’opinion qui prévaut aujourd’hui parmi les membres du gouvernement est qu’il faut se montrer très ferme : au besoin, multiplier ouvertement les préparatifs de guerre. »

– « Toujours la politique de l’intimidation ! »

– « Rumelles dit – et l’on sent bien que c’est le mot d’ordre du jour : “Au point où en sont les choses, la France et la Russie n’ont de chance de retenir les Empires centraux qu’en se montrant résolues à tout.” Il dit : “Si l’un de nous recule, c’est la guerre.” »

– « Et ils ont tous, naturellement, cette arrière-pensée : “Si, malgré notre attitude menaçante, la guerre éclatait, nos préparatifs nous donneraient l’avantage” ! »

– « Sans doute. Et ça me paraît très juste. »

– « Mais », s’écria Jacques, « les Empires centraux doivent raisonner de même ! Alors, où va-t-on ?… Studler a raison : cette politique belliqueuse est la plus dangereuse de toutes ! »

– « Il faut s’en rapporter aux gens du métier », trancha Antoine, nerveux. « Ils doivent savoir mieux que nous ce qu’il convient de faire. »

Jacques haussa les épaules, et se tut.

L’auto approchait de l’Opéra.

– « Quand te reverrai-je ? » demanda Antoine. « Est-ce que tu restes à Paris ? »

Jacques fit un geste vague :

– « Je ne sais pas… »

Il ouvrait déjà la portière. Antoine lui toucha le bras :

– « Écoute… » Il hésitait, cherchait ses mots : « Tu sais – ou tu ne sais pas – que, maintenant, tous les quinze jours, le dimanche après-midi, je reçois quelques amis… Demain, Rumelles doit venir, à trois heures, pour sa piqûre, et il m’a promis de rester, ne fût-ce qu’un instant, à la réunion. Si ça t’intéresse de le voir, tu seras le bienvenu. Étant donné les circonstances, sa conversation pourra être instructive. »

– « Demain, trois, heures ? » fit Jacques, évasif. « Peut-être, oui… Je tâcherai… Merci. »

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