XXXVIII

Ils pénétrèrent par en haut dans le petit square en terrasse, aménagé devant le porche de l’église Saint-Vincent-de-Paul. Sur la place La Fayette, en contrebas, ne passaient plus que de rares véhicules. L’endroit était totalement désert, mais baigné d’une paisible lumière qui lui enlevait tout caractère clandestin.

Jacques orienta leur marche vers le banc le plus éclairé. Elle se laissa conduire ; et elle s’assit d’elle-même, avec décision – une aisance qui était feinte, car ses jambes ne la soutenaient plus. Malgré la rumeur que faisait la ville autour d’eux, elle se sentait enveloppée de ce silence opaque, chargé de foudre, qui précède les orages : quelque chose de grave, de terrible, planait : quelque chose qui ne dépendait pas d’elle, qui peut-être même ne dépendait pas de lui, et qui allait éclater soudain…

– « Jenny… »

Cette voix humaine lui parut une délivrance. Elle était calme, cette voix : douce, presque bienfaisante.

Il avait jeté son chapeau sur le banc : il se tenait debout, à quelque distance d’elle. Et il parlait. Que disait-il ?

– « … Je n’ai jamais pu vous oublier ! »

Un mot monta aux lèvres de Jenny : « Menteur ! » Mais elle se tut, les yeux au sol.

Il répéta avec force :

– « Jamais. » Puis, après une pause qui sembla très longue, il ajouta, plus bas : « Et vous non plus ! »

Cette fois, elle ne put réprimer un geste de protestation.

Il poursuivit tristement :

– « Non !… Vous m’avez détesté, oui, c’est possible. Et je me déteste moi-même pour ce que j’ai fait !… Mais oublié, non : nous n’avons pas cessé, en secret, de nous défendre l’un de l’autre. »

Elle ne pouvait pas articuler un son. Pour que, du moins, il ne se méprît pas sur son silence, avec toute l’énergie qui lui restait, elle secoua négativement la tête.

Il se rapprocha brusquement :

– « Vous ne me pardonnerez sans doute jamais. Je ne l’espère pas. Je vous demande seulement de me comprendre. De me croire, si je vous dis, les yeux dans les yeux : Quand je suis parti voici quatre ans, il le fallait ! Vis-à-vis de moi-même, je ne pouvais pas faire autrement ! »

Il avait mis, malgré lui, dans ces derniers mots, le frémissement de l’évasion, de la liberté.

Elle ne bougeait pas, et fixait un regard dur sur le gravier.

– « Ce que je suis devenu, pendant toutes ces années… », commença-t-il, avec un geste évasif. « Oh ! ce n’est pas que je cherche à vous rien cacher, à vous. Non ! Mon plus profond désir, au contraire, serait de pouvoir tout vous dire, tout… »

– « Je ne vous demande rien ! » s’écria-t-elle, retrouvant, avec la parole, ce ton coupant qui la rendait inaccessible.

Un silence.

– « Comme je vous sens loin de moi, en ce moment », soupira-t-il. Et, après une nouvelle pause, avec une désarmante simplicité, il confessa : « Je me sens, moi, si près, si près de vous… »

La voix, de nouveau, avait pris cette intonation chaude, prenante… Jenny fut soudain ressaisie par la peur. Elle se vit, seule avec Jacques, dans ce lieu écarté, nocturne. Elle ébaucha un mouvement pour se lever, pour fuir.

– « Non », dit-il, en faisant un geste autoritaire de la main. « Non, écoutez-moi. Jamais je n’aurais osé aller vers vous, après ce que j’ai fait. Mais, vous voici. Vous êtes là. Le hasard, depuis huit jours, nous a remis face à face… Ah ! si vous pouviez lire au fond de moi, ce soir ! Ça compte si peu, pour moi, en ce moment, mon départ, et ces quatre années, et même… – c’est monstrueux, ce que je vais dire, – et même toute la peine que j’ai pu vous faire ! Oui, tout ça compte si peu, auprès de ce que j’éprouve… Tout ça, pour moi, ce n’est plus rien, Jenny, plus rien, puisque vous êtes là, et que je vous parle enfin ! Vous ne pouvez pas deviner ce qui s’est passé en moi, l’autre jour, chez mon frère, quand je vous ai revue… »

« Et en moi ! » songea-t-elle involontairement. Mais, en cet instant, elle ne pensait à son trouble de ces derniers jours que pour condamner sa faiblesse, et la renier.

– « Tenez », dit-il, « je ne veux pas vous mentir, je vous parle comme à moi-même : il y a une semaine, je n’aurais sans doute pas osé dire que, pendant ces quatre ans, je n’avais pas cessé de penser à vous. Peut-être que je ne le savais pas. Je le sais maintenant. Maintenant, je comprends ce que je traînais en moi de si douloureux, toujours et partout : une nostalgie profonde, une blessure. C’était… C’était votre absence, mon regret de vous. C’était la mutilation que je m’étais faite, et que rien ne pouvait cicatriser. Je vois clair, maintenant, grâce à cette lumière qui s’est faite en moi, tout d’un coup, depuis que vous avez repris votre place dans ma vie ! »

Elle écoutait mal. Elle était tout étourdie. Le battement de ses artères faisait dans sa tête un bruit assourdissant. Autour d’elle, tout était flou et chancelait, les arbres, les façades des maisons. Mais, lorsqu’elle levait le front une seconde, et que ses yeux croisaient ceux de Jacques, elle parvenait à braver son regard, sans faiblir ; et son silence, son expression, son port de tête, semblaient dire : « Quand cesserez-vous de me faire tout ce mal ? »

Il continuait à parler, dans le silence sonore :

– « Vous vous taisez. Je ne devine pas vos pensées. Mais ça m’est égal. Oui, c’est vrai : ça m’est presque égal ce que vous pensez de moi ! tellement je sens que, si vous m’écoutez, je pourrai vous convaincre ! Est-ce qu’on peut nier l’évidence ? Tôt ou tard, tôt ou tard, vous comprendrez, je me sens la force, la patience, de vous reconquérir… Pendant toute mon enfance, mon univers a tourné autour de vous : je ne pouvais imaginer mon avenir que mêlé au vôtre – fût-ce malgré vous. Malgré vous, comme ce soir. Car vous avez toujours été un peu… sévère pour moi, Jenny ! Mon caractère, mon éducation, mes brusqueries, tout, en moi, vous déplaisait. Pendant des années, vous avez opposé à mes avances une espèce d’antipathie, qui me rendait plus gauche, plus antipathique encore ! Est-ce vrai ? »

« C’est vrai », songea-t-elle.

– « Mais, déjà en ce temps-là, ça m’était presque égal, votre antipathie… Comme ce soir… Est-ce que ça pouvait compter auprès de ce que j’éprouvais, moi ? auprès de ce sentiment si fort, si obstiné… et si naturel, si central, que, pendant bien longtemps je n’ai même pas su, ou pas osé, lui donner son vrai nom ? » Sa voix tremblait et devint haletante : « Rappelez-vous… Ce bel été… Notre dernier été à Maisons !… Est-ce que vous n’avez pas compris, cet été-là, qu’il y a une fatalité sur nous ? Et que nous ne lui échapperons pas ? »

Chaque souvenir réveillé en faisait lever d’autres, et la troublait si profondément qu’elle eut de nouveau la tentation de fuir, pour ne plus l’entendre. Et, cependant, elle écoutait, sans perdre une syllabe. Elle était aussi haletante que lui, et concentrait son énergie à maîtriser son souffle, pour ne pas se trahir.

– « Quand il y a eu, entre deux êtres, ce qu’il y a eu entre nous, Jenny – cette attraction, cette promesse, cet immense espoir – quatre ans, dix ans, peuvent passer, qu’importe ? Ça ne s’efface pas… Non, ça ne s’efface pas », reprit-il brusquement. Et, plus bas, comme une confidence : « Ça ne fait que croître et s’enraciner, sans même qu’on le sache ! »

Elle se sentit atteinte au plus intime, comme s’il venait de dénuder une place douloureuse, une plaie cachée, à peine connue d’elle-même. Elle renversa un peu la tête, et appuya sa main au banc, le bras raidi pour garder le buste droit.

– « Et vous êtes toujours la Jenny de cet été-là. Je le sens, je ne me trompe pas. La même ! Seule, comme autrefois. » Il hésita : « Pas heureuse… comme autrefois !… Et moi aussi je suis le même. Seul ; aussi seul qu’autrefois… Ah ! ces deux solitudes, Jenny ! Ces deux solitudes qui, chacune de leur côté, depuis quatre ans, s’enfoncent désespérément dans le noir ! Et qui, tout à coup, se retrouvent ! Et qui pourraient si bien, maintenant… »

Il s’interrompit une seconde. Puis, violemment :

– « Rappelez-vous ce dernier jour de septembre, quand j’ai rassemblé tout mon courage pour vous dire, comme ce soir : “Il faut que je vous parle.” Vous vous rappelez ? Cette fin de matinée, sur la berge de la Seine, avec nos bicyclettes dans l’herbe, devant nous ?… Comme ce soir, c’est moi qui parlais… Comme ce soir, vous ne répondiez pas… Mais vous étiez venue. Et vous m’écoutiez, comme ce soir… Je vous devinais consentante… Nous avions les yeux pleins de larmes… Et, quand je me suis tu, nous nous sommes séparés tout de suite, sans pouvoir nous regarder… Ah ! quelle gravité, dans ce silence ! Quelle tristesse ! Mais une tristesse rayonnante – rayonnante d’espoir ! »

Cette fois, un brusque haut-le-corps la redressa :

– « Oui… », s’écria-t-elle. « Et, trois semaines après !… »

La phrase s’acheva dans un hoquet étouffé. Mais inconsciemment, elle se servait de sa colère pour se masquer à ses propres yeux le vertige qui la gagnait.

Tout ce qui, jusque-là, subsistait en Jacques de crainte ou d’incertitude, venait d’être balayé d’un coup par ce cri de reproche, chargé d’aveu ! Une joie intense le souleva :

– « Ah ! Jenny », reprit-il, d’une voix qui tremblait, « cela aussi, ce brusque départ, il faudra bien que je vous l’explique… Oh ! je ne veux pas me chercher d’excuses. J’ai cédé à un coup de folie. Mais, j’étais si misérable ! Mes études, ma vie de famille, mon père !… Et autre chose aussi… »

Il pensait à Gise. Pouvait-il, dès ce soir ?… Il lui sembla qu’il avançait en tâtonnant le long d’un précipice. Il répéta, très bas :

– « Autre chose, aussi… Je vous expliquerai tout. Je veux être sincère avec vous. Totalement sincère. C’est si difficile ! Quand on parle de soi, on a beau faire, on ne dit jamais toute la vérité… Ces fugues, ce besoin de me libérer en brisant tout, c’est une chose terrible, c’est comme une maladie… J’ai aspiré, toute ma vie, au calme, à la sérénité ! Je m’imagine toujours que je suis la proie des autres ; que, si je leur échappais, je parvenais à recommencer, ailleurs, loin d’eux, une vie entièrement neuve, je l’atteindrais enfin, cette sérénité ! Mais, écoutez-moi, Jenny : je suis sûr, aujourd’hui, que s’il existe au monde un être qui pourrait me guérir, me fixer… – c’est vous ! »

Elle se tourna, une seconde fois, avec la même violence :

– « Est-ce que je vous ai retenu, il y a quatre ans ? »

Il eut le sentiment qu’il se heurtait à quelque chose de dur, qui était en elle, qui y demeurerait toujours. Jadis aussi, même aux heures si rares où leurs natures disparates semblaient un instant s’accorder, il butait sans cesse contre cette dureté secrète.

– « C’est vrai… Mais… » Il hésita : « Laissez-moi oser dire tout ce que je pense : qu’aviez-vous fait, jusqu’alors, pour me retenir ? »

« Ah ! » songea-t-elle tout d’un trait, « j’aurais sûrement tenté quelque chose, si j’avais su qu’il voulait partir ! »

– « Comprenez bien : je ne cherche pas à atténuer ma faute ! Non. Je veux seulement… » (Son demi-sourire, la douceur de sa voix, semblaient, d’avance, demander pardon de ce qu’il allait dire :) « Qu’avais-je obtenu de vous ? Si peu !… De temps en temps, un regard moins sévère, une attitude moins fuyante, moins réservée. Parfois, une parole qui trahissait un peu de confiance. C’est tout… Parmi combien de réticences, et de reprises, et de refus ! Est-ce vrai ? M’aviez-vous jamais donné le moindre encouragement, capable de contrebalancer cet élan maladif qui me poussait vers l’inconnu ? »

Elle était trop loyale pour ne pas reconnaître la justesse de ce reproche. Au point que, à cette minute, elle eût été soulagée de pouvoir s’accuser à son tour. Mais il venait de s’asseoir auprès d’elle ; et elle se raidit brusquement.

– « Je ne vous ai pas encore dit toute la vérité… »

Il avait murmuré ces derniers mots, d’une voix différente, angoissée, si grave, et en même temps si résolue, qu’elle se mit à trembler.

– « Comment vous expliquer une chose aussi… Pourtant, je ne veux rien, rien garder de secret, aujourd’hui… Il y avait, à ce moment-là, dans ma vie, quelqu’un d’autre. Un être délicat, charmant… Gise… »

Elle sentit une pointe aiguë lui entrer dans le cœur. Toutefois, la spontanéité de cet aveu – qu’il aurait pu ne pas faire – l’émut si fort, qu’elle en oublia presque sa douleur. Il ne lui cachait rien, elle pouvait s’abandonner à la confiance ! Une sorte d’allégresse s’empara d’elle. Elle eut l’intuition qu’elle touchait à la délivrance, qu’elle allait enfin pouvoir renoncer à cette résistance inhumaine qui l’étouffait.

Lui, au moment où le nom de Gise était venu sur ses lèvres, il avait dû refouler un appel étrange, une poussée de cette trouble tendresse qu’il croyait depuis longtemps éteinte en lui. Cela ne dura qu’une seconde : la dernière flamme d’un feu sous la cendre, qui avait peut-être attendu ce soir pour achever de mourir.

Il poursuivit :

– « Ce que j’éprouvais pour Gise, comment l’expliquer ? Les mots dénaturent… Un attrait, un attrait inconscient, superficiel, fait surtout de souvenirs d’enfance… Non, ce n’est pas assez dire, je ne veux rien renier, je ne dois pas être injuste pour ce qui a été… Sa présence était ma seule joie à la maison. C’est une exquise nature, vous savez… Un petit cœur chaud, plein d’abandon… Elle aurait dû être pour moi comme une sœur… Mais », reprit-il, d’une voix qui s’étranglait à chaque fin de phrase, « je vous dois la vérité, Jenny : ce que je ressentais pour elle n’avait plus rien de… fraternel. Plus rien de… pur ! » Il se tut, puis ajouta, très bas : « C’est vous que j’aimais d’un amour fraternel, d’un amour pur. C’est vous que j’aimais comme une sœur… Comme une sœur ! »

Ces souvenirs étaient si poignants à évoquer, ce soir, que, brusquement, ses nerfs le trahirent. Un sanglot, qu’il n’avait su ni prévoir ni étouffer, lui laboura la gorge. Il baissa la tête, et cacha son visage dans ses mains.

Jenny, subitement, s’était mise debout, et elle s’était écartée d’un pas. Cette faiblesse inattendue la choquait, mais la bouleversait aussi. Et, pour la première fois, elle se demanda si elle ne s’était pas méprise, jusqu’ici, dans ses griefs contre Jacques.

Il ne l’avait pas vue se lever. Lorsqu’il s’aperçut qu’elle avait quitté le banc, il crut qu’elle lui échappait, qu’elle allait partir. Pourtant, il ne fit pas un geste ; ployé sur lui-même, il continuait à pleurer. Eut-il, à ce moment-là, dans un dédoublement semi-conscient, semi-perfide, l’intuition du parti qu’il pouvait tirer de ces larmes ?

Elle ne s’éloignait pas. Elle restait là, interdite. Figée dans sa pudeur, dans son orgueil, mais frémissante de compassion et de tendresse, elle luttait désespérément contre elle-même. Elle parvint enfin à faire le pas qui la séparait de Jacques. Elle distinguait, à la hauteur de ses genoux, la tête penchée, enfouie dans les mains. Alors, avec gaucherie, elle avança le bras, et ses doigts effleurèrent une épaule, qui tressaillit. Avant qu’elle eût pu faire un mouvement de retrait, il avait saisi sa main, et retenu la jeune fille devant lui. Doucement, il appuya son front contre la robe. Ce contact la brûlait. Une voix intérieure, à peine perceptible, l’avertit, une dernière fois, qu’elle sombrait dans un gouffre redoutable ; qu’elle avait tort d’aimer, tort d’aimer justement celui-là… Elle se crispa, elle se raidit, mais elle ne recula pas. Avec frayeur, avec délice, elle consentit à l’inévitable, à son destin. Plus rien maintenant ne la délivrerait.

Il avança les bras comme pour l’étreindre, mais se contenta de saisir entre les siennes les deux mains gantées de noir. Et, par ces mains qu’elle consentait maintenant à lui abandonner, il l’attira vers le banc, il la força à se rasseoir.

– « Vous seule… Vous seule pouviez me donner cet apaisement intérieur que je n’ai jamais connu, et que je trouve, ce soir, auprès de vous… »

« Moi aussi », se dit-elle. « Moi aussi… »

– « Peut-être quelqu’un, déjà, vous a-t-il dit qu’il vous aimait », reprit-il, d’une voix qui sonnait mat, et qui parut à Jenny avoir juste assez de résonance pour l’atteindre, descendre en elle, y faire un trouble et délicieux ravage. « Mais, ce dont je suis sûr, c’est que personne ne pourra vous apporter un sentiment pareil au mien, aussi profond, aussi ancien, resté aussi vivace, en dépit de tout ! »

Elle ne répondit pas. Elle était épuisée d’émotion. Elle sentait, de seconde en seconde, qu’il s’emparait d’elle davantage : et, réciproquement, qu’il lui appartenait davantage, dans la mesure même où elle cédait à son amour.

Il répéta :

– « Peut-être avez-vous aimé quelqu’un d’autre ? Je ne sais rien de votre vie. »

Elle leva alors sur lui ses yeux pâles, étonnés, si limpides, qu’il eût donné tout au monde, à cette minute, pour effacer jusqu’au souvenir de sa question.

Simplement, sur le ton, ferme et naïf, dont il aurait constaté un phénomène physique indiscutable, il déclara :

– « Aucun être n’a jamais été aimé comme vous l’êtes par moi… » Puis, après une pause : « Je sens que toute ma vie n’a été que l’attente de ce soir ! »

Elle ne répondit pas tout de suite. Enfin, d’une voix saccadée, d’une voix de gorge qu’il ne lui connaissait pas, elle murmura :

– « Moi aussi, Jacques. »

Elle s’appuya au dossier du banc, et s’immobilisa, la nuque un peu renversée, les yeux ouverts sur la nuit. En une heure, elle avait plus changé qu’en dix ans : la certitude d’être aimée lui forgeait une âme neuve.

Chacun d’eux sentait contre son épaule, contre son bras, la vivante chaleur de l’autre. Oppressés, les cils battants, le cœur plein de tumulte, ils se taisaient, effrayés de leur isolement, de ce silence, de la nuit ; effrayés de leur bonheur, comme si ce bonheur n’était pas une conquête, mais une capitulation devant d’obscures forces.

Tout à coup, au-dessus d’eux, dans le temps suspendu, l’horloge de l’église emplit l’espace de ses coups martelés, insistants.

Jenny fit un effort pour se redresser.

– « Onze heures ! »

– « Vous n’allez pas me quitter, Jenny ! »

– « Maman doit être inquiète », dit-elle, désespérée.

Il n’essaya pas de la retenir. Il éprouva même un étrange et nouveau plaisir à renoncer pour elle à ce qu’il eût souhaité le plus : la garder contre lui.

Côte à côte, sans parler, ils descendirent les degrés, jusqu’à la place La Fayette. Comme ils atteignaient le trottoir, un taxi, en maraude, vint s’arrêter devant eux.

– « Au moins », dit-il, « laissez-moi vous reconduire ? »

– « Non… »

L’accent était triste, tendre et ferme à la fois. Et tout à coup, comme pour s’excuser, elle lui sourit. C’était la première fois, depuis bien longtemps, qu’il la voyait sourire.

– « J’ai besoin d’être un peu seule, avant de revoir maman… »

Il se dit : « Peu importe », et fut surpris lui-même que cette séparation leur fût possible, sans plus d’effort.

Elle avait cessé de sourire. Sur ses traits fins se lisait même une expression d’angoisse, comme si la griffe ancienne de la souffrance restait plantée dans ce bonheur trop neuf.

Timidement, elle proposa :

– « Demain ? »

– « Où ? »

Elle répondit, sans hésiter :

– « À la maison. Je ne bougerai pas. Je vous attendrai. »

Il était un peu étonné, malgré tout. Et, aussitôt, il pensa, avec un sentiment d’orgueil, qu’ils n’avaient pas à se cacher.

– « Chez vous, oui… Demain… »

Elle dégagea doucement ses doigts, qu’il serrait trop fort. Elle inclina la tête, et disparut dans l’ombre de la voiture, qui démarra.

Et, brusquement, il pensa :

« La guerre… »

L’univers, soudain, avait changé de lumière, de température. Les bras ballants, les yeux fixés sur l’auto que déjà il perdait de vue, il lutta un instant contre une mortelle sensation de peur ; l’anxiété qui pesait ce soir-là sur l’Europe semblait avoir attendu, pour s’emparer de lui, qu’il fût de nouveau vacant, et seul.

– « Non, pas la guerre ! » murmura-t-il, en crispant les poings. « Mais la révolution ! »

Pour cet amour, qui engageait toute sa vie, il avait plus que jamais besoin d’un monde nouveau, de justice et de pureté.

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