XXXVI

À L’Humanité, on ne savait rien de plus que ce que Jacques avait appris par Antoine et Rumelles.

Jaurès était parti pour vingt-quatre heures dans le Rhône, afin d’appuyer la campagne électorale de son ami Marius Moutet. Bien que l’absence du Patron, en ces heures graves, causât un certain désarroi parmi les rédacteurs, le vent était plutôt à l’optimisme. On attendait sans trop d’inquiétude la réponse à l’ultimatum. On croyait savoir que la Serbie, sous la pression des grandes puissances, se montrerait assez conciliante pour que l’Autriche n’eût plus aucun prétexte à se dire offensée. On attachait surtout un grand prix aux assurances répétées que le Parti socialiste d’Allemagne prodiguait aux socialistes français : l’entente, en face du danger commun, semblait vraiment totale. En outre, les renseignements les plus encourageants sur l’extension du mouvement pacifiste international, ne cessaient d’affluer. De toutes parts, s’intensifiaient les manifestations contre la menace de guerre. Les divers partis socialistes d’Europe échangeaient activement leurs vues pour une action concertée et énergique ; l’idée d’une grève générale préventive semblait de plus en plus prendre corps.

Comme il sortait du bureau de Stefany, Jacques croisa Mourlan, qui venait aux nouvelles. Après quelques mots sur les événements, le vieux révolutionnaire poussa Jacques dans une encoignure :

– « Où loges-tu, gamin ? Tu sais que, en ce moment, la police des garnis fourre son nez partout… Gervais vient d’avoir des embêtements. Crabol aussi. »

Jacques n’ignorait pas que son logeur du quai de la Tournelle était suspect ; et, bien que ses papiers fussent en règle, il ne se souciait guère de prendre contact avec la police.

– « Crois-moi », conseilla Mourlan, « n’attends-pas ! Déménage ce soir. »

– « Ce soir ? »

La chose était faisable. Sept heures et demie venaient de sonner, et le rendez-vous avec Daniel n’était qu’à neuf. Mais où aller ?

Mourlan eut une idée. Un camarade de l’Étendard, voyageur de commerce, s’absentait justement pour une semaine. Sa chambre, qu’il louait à l’année, était située au dernier étage d’un immeuble de la rue du Jour, aux Halles, devant le portail de Saint-Eustache : une vieille bâtisse paisible, qui n’avait aucune raison d’être sur les listes policières.

– « Allons jusque-là », dit Mourlan. « C’est à deux pas. »

Le camarade était chez lui. La question fut réglée sur-le-champ. Et, moins d’une heure après, Jacques venait apporter son léger bagage.

L’horloge marquait neuf heures et quelques minutes lorsqu’il arriva devant la gare de l’Est.

Daniel attendait dehors, devant l’entrée de la buvette. Dès qu’il vit Jacques, il vint à lui, l’air gêné.

– « Jenny est là », dit-il aussitôt.

Le front de Jacques s’empourpra. Ses lèvres s’entrouvrirent par un : « Ah… » imperceptible. En une seconde, plusieurs projets contradictoires lui vinrent à l’esprit. Il détourna la tête, afin de dissimuler son trouble.

Daniel crut qu’il cherchait la jeune fille des yeux :

– « Elle est sur le quai », expliqua-t-il. Puis, comme pour s’excuser : « Elle a voulu m’accompagner jusqu’au train… Ça n’aurait pas été gentil de lui parler de notre rendez-vous : elle n’aurait pas osé venir. Je ne l’ai avertie qu’à l’instant. »

Jacques s’était ressaisi :

– « Je vais vous laisser », dit-il vivement. « Je voulais te serrer la main… » Il sourit : « C’est fait. Je me sauve. »

– « Ah, non ! » fit Daniel. « J’ai tant de choses à te dire… » Et, tout de suite, il ajouta : « J’ai lu les journaux. »

Jacques leva les yeux, mais ne répondit rien.

– « Toi », demanda Daniel, « s’il y avait une guerre, qu’est-ce que tu ferais ? »

– « Moi ? » (Son balancement de tête semblait dire ; « Ce serait trop long à expliquer. »)

Il se tut quelques secondes.

– « Il n’y aura pas la guerre », affirma-t-il, enfin, de toute la force de son espoir.

Daniel le dévisageait attentivement.

– « Je ne peux pas te mettre au courant de tout ce qui se prépare », reprit Jacques. « Mais, crois-moi. Je sais ce que je dis. Il y a déjà, dans tous les milieux populaires d’Europe, un tel soulèvement d’opinion, un tel rassemblement des forces socialistes, qu’aucun gouvernement ne peut plus être assez sûr de son autorité pour jeter son peuple dans une guerre. »

– « Oui ? » murmura Daniel, visiblement incrédule.

Jacques baissa les yeux une seconde. L’ensemble de la situation se présenta brusquement à son esprit. Il aperçut, avec une netteté schématique, les deux courants qui, dans tous les pays, divisaient les partis socialistes : la gauche, farouchement hostile aux gouvernements, cherchant de plus en plus à agir sur les masses pour des fins insurrectionnelles ; la droite, les réformistes, croyant à l’efficacité des chancelleries, et s’efforçant de collaborer avec les gouvernements… Il eut peur, tout à coup : un doute l’effleura. Mais, déjà, il relevait les paupières : et, avec une conviction qui, malgré tout, ébranla Daniel, il répéta :

– « Oui !… Tu n’as aucune idée, je crois, de la puissance actuelle de l’Internationale ouvrière ! Tout est prévu. Tout est préparé pour une résistance opiniâtre. Partout, en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie… La moindre tentative de guerre serait le signal d’une insurrection générale ! »

– « Peut-être que ce serait plus horrible encore que la guerre », émit timidement Daniel.

Le visage de Jacques s’assombrit.

– « Je n’ai jamais été partisan de la violence », avoua-t-il après une pause. « Néanmoins, entre l’éventualité d’une guerre européenne et celle d’une insurrection préventive, comment hésiter ?… S’il fallait quelques milliers de morts sur des barricades, pour empêcher l’absurde massacre de plusieurs millions d’hommes, il y a, en Europe, bon nombre de socialistes qui n’hésiteraient pas plus que moi… »

« Que fait Jenny ? », se demandait-il. « Si son frère tarde trop, elle va venir… »

– « Jacques », s’écria soudain Daniel, « promets-moi… » Il se tut, n’osant formuler sa pensée. « J’ai peur pour toi », balbutia-t-il.

« Il est cent fois plus exposé que moi ; et pas un instant, il ne songe à lui-même », pensa Jacques, très ému. Il s’efforça de sourire :

– « Je te le répète : il n’y aura pas de guerre !… Seulement, l’alerte sera peut-être chaude, et j’espère que, cette fois, les peuples auront compris l’avertissement… Nous recauserons de tout ça un jour, si tu veux… Maintenant, je te laisse… Au revoir. »

– « Non ! Ne pars pas encore. Pourquoi ? »

– « On… t’attend », murmura Jacques avec effort ; et, de la main, il indiquait vaguement l’intérieur de la gare.

– « Conduis-moi au moins jusqu’au wagon », dit Daniel, tristement. « Tu diras bonjour à Jenny. »

Jacques tressaillit. Pris au dépourvu, il regardait son ami, stupidement.

– « Allons, viens », fit Daniel, en lui saisissant affectueusement le bras. Il sortit un ticket du parement de sa manche. « J’ai pris pour toi un billet de quai… »

« J’ai tort de me laisser entraîner », se disait Jacques. « C’est idiot… Il faut refuser, il faut fuir… » Et cependant, au fond de lui, une louche complaisance le faisait suivre son ami.

Le hall était encombré de soldats, de voyageurs, de chariots. C’était un samedi soir, et, pour beaucoup, le début des vacances. Une foule joyeuse, bruyante, se pressait aux guichets. Ils arrivèrent aux grilles des quais. Sous l’immense verrière, l’atmosphère, plus sombre, était fumeuse, bourdonnante. Des gens se hâtaient, en tous sens, dans un vacarme assourdissant.

– « Devant Jenny, pas un mot sur la guerre », cria Daniel à l’oreille de Jacques.

La jeune fille les avait aperçus de loin, et s’était précipitamment détournée, feignant de ne pas les avoir vus. La gorge sèche, la nuque raide, elle les sentait approcher. Enfin, son frère lui toucha l’épaule. Elle eut la force de pivoter sur ses talons, de simuler la surprise. Daniel fut frappé de sa pâleur. La fatigue, l’émotion de la séparation, sans doute ? et peut-être aussi le contraste avec ses vêtements noirs ?

Sans regarder Jacques, elle esquissa un salut de la tête ; mais, devant son frère, elle n’osa pas ne pas tendre la main. Elle annonça, d’une voix saccadée :

– « Je vais vous laisser ensemble. »

– « Non, pas du tout ! » fit Jacques vivement. « C’est moi qui… D’ailleurs, je ne peux pas rester… Il faut que je sois, avant dix heures à… très loin… sur la rive gauche… »

À côté d’eux, sous un wagon, fusait un jet strident qui empêchait de s’entendre ; un nuage de vapeur fade les enveloppa.

– « Alors, au revoir, mon vieux », dit Jacques, en touchant le bras de son ami.

Les lèvres de Daniel remuèrent. Avait-il répondu ? Un demi-sourire grimaçant retroussait un coin de sa bouche ; ses yeux, à l’ombre du casque, étaient très brillants ; son regard, désespéré. Il tenait la main de Jacques serrée entre les siennes. Puis, se penchant tout à coup, il étreignit gauchement le buste de son ami, et l’embrassa. C’était la première fois de leur vie.

– « Au revoir », répéta Jacques. Sans bien savoir ce qu’il faisait, il se dégagea, jeta vers Jenny un regard d’adieu, inclina la tête, sourit tristement à Daniel, et s’enfuit.

Mais, lorsqu’il eut traversé la gare, une force secrète l’arrêta au bord du trottoir.

Dans le faux jour du crépuscule, la place, piquée de globes électriques, sillonnée de véhicules, s’étendait devant lui : zone de démarcation entre deux univers. Au-delà, sa vie de militant l’attendait, toute prête à le reprendre ; sa solitude, aussi. Tant qu’il s’attardait en deçà, dans la gare, d’autres choses restaient possibles. Quoi ? Il ne savait pas, ne voulait pas préciser. Il lui semblait seulement que franchir cette place, c’était presque refuser une offre du destin, renoncer pour toujours à quelque chance merveilleuse.

Lâchement, les jambes molles, il ne cherchait qu’à retarder la décision. Plusieurs chariots de bagages, vides, étaient rangés le long du mur. Il en choisit un, et s’y assit. Pour réfléchir ? Non. Il en était incapable ; à la fois trop apathique et trop anxieux. Le dos plié, les bras ballants entre les genoux, le chapeau sur la nuque, les yeux au sol, il respirait bruyamment et ne songeait à rien.

Sans doute – si le hasard ne s’en était pas mêlé – serait-il demeuré longtemps là, immobile ; puis, enfin reposé, il se serait ressaisi ; et, cédant de nouveau au rythme fiévreux de sa vie, il aurait couru à l’Humanité pour connaître le texte de la réponse serbe… Alors, tout un monde de possibilités se fût sans doute à jamais fermé devant lui… Mais le hasard intervint : un homme d’équipe avait besoin des chariots. Jacques se leva, regarda l’homme, puis sa montre, et sourit bizarrement.

Presque à regret, comme obéissant à une impulsion fortuite, il rentra sans hâte dans la gare, reprit un ticket, traversa le hall, et se retrouva devant le quai de départ.

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