XXXVII

L’express de Strasbourg n’avait pas démarré. À l’arrière, les trois lanternes du fourgon brillaient, immobiles. Daniel et Jenny, perdus dans la foule, étaient invisibles.

Neuf heures vingt-huit. Neuf heures trente. Sur le quai, un remous agita la fourmilière. Les dernières portières claquaient. La locomotive siffla. Dans la lumière blafarde des lampes à arc, d’épaisses bouffées blanches montaient vers la verrière. L’enfilade des wagons éclairés tressaillait. Il y eut des grincements, quelques heurts sourds. Jacques, arrêté, fixait des yeux le fourgon de queue qui ne bougeait pas encore ; qui, enfin, s’ébranla. Les trois feux rouges, s’éloignant, démasquèrent les rails de la voie ; lentement, le train qui emportait Daniel s’enfonça dans les ténèbres.

« Et maintenant ? » se dit Jacques, croyant de bonne foi qu’il hésitait encore sur ce qu’il allait faire.

Il s’était avancé jusqu’au commencement du quai. Il regardait venir à lui le flot des gens qui, après le départ de l’express, gagnaient la sortie. En passant sous les globes électriques, les figures, un instant, prenaient vie avant de se perdre de nouveau dans la pénombre.

Jenny…

Lorsqu’il la reconnut, de loin, son premier mouvement fut de fuir, de se cacher. Mais la honte ne fut pas la plus forte : il se rapprocha, au contraire, pour se trouver sur son chemin.

Elle venait droit vers lui. Son visage portait encore la trace de la séparation. Elle marchait vite, sans rien voir.

Brusquement, à deux mètres, elle l’aperçut. Jacques vit ses traits se crisper sous le choc, et, comme l’autre soir chez Antoine, une brève lueur d’effroi dilater ses prunelles.

Tout d’abord, elle n’eut pas l’idée qu’il avait eu le front de l’attendre : elle crut qu’il se trouvait là, attardé par hasard. Son unique pensée fut de détourner les yeux, d’éviter la rencontre. Mais elle était prise dans le courant, obligée de passer devant lui. Elle sentit qu’il la regardait fixement, et comprit alors qu’il s’était posté là, pour elle. Quand elle fut à son niveau, il souleva machinalement son chapeau. Elle ne répondit pas à son salut, et, tête baissée, trébuchant un peu, se glissant à travers les voyageurs qui la précédaient, elle piqua droit vers la sortie. Elle se retenait de courir. Elle n’avait qu’un seul but : être le plus vite possible hors d’atteinte ; se fondre dans la foule, gagner le métro, s’y terrer.

Jacques s’était retourné pour la suivre des yeux, mais il restait rivé à sa place. « Et maintenant ? » se dit-il de nouveau. Il fallait prendre un parti. La minute était décisive… « Avant tout, ne pas la perdre ! »

Il se jeta dans son sillage.

Les voyageurs, les porteurs, les chariots, encombraient le chemin. Il dut contourner une famille accroupie sur des bagages ; il buta contre une roue de bicyclette. Quand il chercha Jenny des yeux, elle avait disparu. Il fit quelques zigzags, en courant. Il se soulevait sur la pointe des pieds pour fouiller d’un œil hagard cette agglomération de dos mouvants. Enfin, par miracle, dans le troupeau qui se pressait vers la sortie, il reconnut le voile noir, les épaules étroites… Ne plus la perdre… la tenir harponnée au bout de son regard !

Mais elle avait de l’avance. Tandis qu’il piétinait sur place, bloqué par la foule, il la vit franchir le guichet, traverser le hall, tourner à droite vers le métro. Fou d’impatience, il joua des coudes, bouscula des gens, parvint au guichet, s’engouffra dans l’escalier du souterrain. Où était-elle ? Il l’aperçut soudain au bas des marches. En quelques bonds, il rattrapa la distance.

« Et maintenant ? » se dit-il encore une fois.

Il était tout près. L’aborder ? Il fit encore un pas, se trouva juste derrière elle. Alors, d’une voix essoufflée, il prononça son nom :

– « Jenny… »

Elle se croyait sauvée. Cet appel, brutal comme un coup entre les épaules, la fit chanceler.

Il répéta :

– « Jenny ! »

Elle ne parut pas entendre, et partit comme une flèche. La terreur l’éperonnait. Mais son cœur était devenu si pesant qu’il lui semblait pareil à ces fardeaux intransportables qu’on traîne dans les rêves, et qui paralysent les fuites…

Au bout de la galerie, un escalier plongeait devant elle, presque désert. Elle s’y rua, sans s’occuper de la direction. Une rampe rétrécissait de moitié la largeur des marches. Tout en bas, elle apercevait le portillon d’accès au quai, et l’employé qui poinçonnait les billets. D’une main fébrile, elle fouillait dans son sac. Jacques vit le geste. Elle avait des tickets ; lui, non ! Sans billet, on ne le laisserait pas franchir le tourniquet ; si elle atteignait le portillon, il ne la rattraperait pas ! Sans hésiter, il prit son élan, la rejoignit, passa devant elle, et, se retournant, lui barra brutalement le passage.

Elle comprit qu’elle était prise. Ses jambes vacillèrent. Mais elle fit front, et le dévisagea.

Il était là, en travers du chemin, le chapeau sur la tête, rouge, les traits gonflés, l’œil effronté et fixe : il avait l’air d’un malfaiteur ou d’un aliéné…

– « Je veux vous parler ! »

– « Non ! »

– « Si ! »

Elle le regardait, sans rien laisser paraître de sa peur ; ses prunelles pâles, dilatées, n’exprimaient que rage et dédain :

– « Allez-vous-en ! » cria-t-elle d’une voix basse, essoufflée et rauque.

Quelques secondes, ils s’immobilisèrent, face à face, grisés par leur violence, croisant leurs regards haineux.

Mais ils obstruaient l’étroit passage : des voyageurs, pressés, se faufilaient entre eux en bougonnant, et se retournaient ensuite, intrigués. Jenny s’en aperçut. Aussitôt, elle perdit tous ses moyens. Plutôt céder que de prolonger ce scandale… Il était le plus fort ; elle ne se déroberait pas à une explication. Du moins, pas là, pas sous l’œil des curieux !

Elle fit un brusque demi-tour, et, rebroussant chemin, remonta précipitamment les marches.

Il la suivit.

Ils se trouvèrent tout à coup hors de la gare.

« Qu’elle arrête un taxi, ou qu’elle saute dans un tram, j’y monte avec elle », se dit Jacques.

La place était très éclairée. Jenny, hardiment, se jeta au milieu des voitures. Lui aussi. Il évita de justesse un autobus, et entendit les injures du chauffeur. L’œil rivé sur la silhouette fuyante, il se moquait du danger. Jamais il ne s’était senti si sûr de lui.

Elle atteignit enfin le trottoir, et se retourna. Il était là, à quelques mètres. Elle ne lui échapperait pas ; elle en avait pris son parti. Maintenant, même, elle souhaitait presque de pouvoir lui crier son mépris, pour en finir. Mais, où ? Pas dans cette cohue…

Elle connaissait mal ce quartier. Un boulevard montait vers la droite. Il était grouillant. Elle s’y engagea cependant, au hasard.

« Où va-t-elle ? » se demandait Jacques. « C’est idiot… »

Ses sentiments avaient changé ; à la mauvaise excitation qui le possédait tout, à l’heure, se substituaient la confusion et la pitié.

Soudain, elle hésita. À gauche s’ouvrait un bout de rue étroite, déserte, que la masse d’un édifice emplissait d’ombre. Délibérément, elle s’y jeta.

Qu’allait-il faire ? Elle le sentit se rapprocher. Il allait parler… L’oreille tendue, les nerfs à vif, elle s’apprêta : au premier mot, elle se retournerait, et donnerait enfin libre cours à sa colère.

– « Jenny… Je vous demande pardon… »

La seule parole qu’elle n’attendait pas !… Cette voix humble et pathétique… Elle crut défaillir.

Elle s’arrêta et appuya sa main au mur. Un long moment elle demeura immobile, sans souffle, les yeux clos.

Il n’avançait pas. Il s’était découvert.

– « Si vous l’exigez, je vous laisse… Je m’en vais, tout de suite, sans ajouter un mot. Je vous le promets… »

Elle ne saisissait le sens des paroles que quelques secondes après les avoir entendues.

– « Voulez-vous que je m’en aille ? » reprit-il à mi-voix.

Elle pensa : « Non ! » et, tout à coup, demeura interdite devant elle-même.

Sans attendre qu’elle eût répondu, il répéta, plusieurs fois, tout bas : « Jenny… » Et l’inflexion était si douce, si compatissante, si timide, qu’elle équivalait au plus tendre aveu.

Elle ne s’y trompa pas. Dans l’ombre, elle leva un furtif regard sur ce visage anxieux et volontaire. Une bouffée de bonheur lui contracta la gorge.

Il demanda de nouveau :

– « Voulez-vous que je vous laisse ? »

Mais l’intonation était toute différente : il était sûr maintenant qu’elle ne le chasserait pas sans l’avoir écouté.

Elle eut un bref haussement d’épaules, et, d’instinct, ses traits prirent une froideur méprisante : le seul masque qui pût, quelques instants encore, sauvegarder sa fierté.

– « Jenny, laissez-moi vous parler… Il le faut… Je vous en prie… Après, je m’en irai… Venez jusqu’au square qui est devant l’église… Là, au moins, vous pourrez vous asseoir… Voulez-vous ? »

Elle sentit passer sur elle un regard insistant, qui la troubla plus encore que la voix. Comme il paraissait résolu à déchiffrer ses secrets !

Elle n’avait pas eu la force de répondre. Mais, d’un geste raide, comme si elle ne cédait encore qu’à la contrainte, elle s’était détachée du mur, et, le buste droit, les yeux fixés devant elle, elle avait repris sa marche, d’un pas de somnambule.

Il se tenait à son côté, silencieux, légèrement en retrait. Du sillage de la jeune fille se dégageait, par instants, un parfum frais, à peine perceptible, qu’il respirait avec l’air tiède de la nuit. L’émotion, le remords, lui faisaient monter les larmes aux yeux.

Ce soir seulement, il consentait à s’avouer à lui-même quelle humilité repentante, quel besoin de pardon et d’amour, le tenaillaient en secret depuis que Jenny lui était réapparue. Le lui dirait-il ? Elle ne le croirait pas. Il n’avait su lui montrer que violence et grossièreté… Rien, jamais, ne pourrait effacer l’offense de cette inconvenante poursuite !

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