V

Dès que Jacques, revenu en courant de chez Packmell, eut appris par la concierge que l’on était venu chercher M. Antoine pour un accident, sa superstitieuse terreur se dissipa d’un coup ; mais il demeura vexé d’avoir cru que le souhait d’un vêtement de deuil pût suffire à provoquer la mort de son frère. La disparition du flacon d’iode, dont il avait besoin pour son furoncle, acheva de l’énerver ; et il se déshabilla dans cet état d’animosité imprécise dont il était coutumier, et qui lui était douloureux parce qu’il en avait honte. Il fut long à s’endormir. Son succès ne lui apportait aucune joie.

Le lendemain matin, Antoine rencontra Jacques sous la porte cochère, au moment où celui-ci se décidait à partir pour Maisons-Laffitte sans qu’ils se fussent revus. En quelques mots, Antoine le mit au courant de ce qui s’était passé la veille au soir ; mais il ne souffla mot de Rachel. Il avait l’œil brillant et, sur son visage tiré, une expression guerrière que son frère attribua aux difficultés de l’opération.

 

Les cloches sonnaient à la volée lorsque Jacques mit le pied hors de la gare de Maisons-Laffitte. Rien ne le pressait ; M. Thibault, non plus que Mlle de Waize, ni Gisèle, ne manquaient jamais la grand-messe : Jacques avait donc le temps de faire un tour avant de rentrer à la villa. L’ombre tiède du parc invitait à la flânerie. Les avenues étaient désertes. Il s’assit sur un banc. Il n’entendait rien que le bruissement des insectes dans l’herbe et l’envol brusque des passereaux qui, un à un, désertaient l’arbre au-dessus de lui. Il restait immobile, un sourire aux lèvres, ne pensant à rien de précis, heureux d’être là.

L’ancien domaine de Maisons, accolé à la forêt de Saint-Germain-en-Laye, avait été acheté sous la Restauration par Laffitte, qui avait mis en lotissement les cinq cents hectares du parc, pour ne conserver que le château. Mais le financier avait pris des mesures pour que ce morcellement ne portât aucun préjudice aux somptueuses perspectives ménagées autour de sa résidence, et pour que le déboisement fût réduit à l’indispensable. Maisons était donc resté, grâce à lui, un immense parc seigneurial, dont les avenues de tilleuls deux fois centenaires desservaient avec magnificence une colonie de menues propriétés, sans murs mitoyens, et presque invisibles dans la verdure.

La villa de M. Thibault était située au nord-est du château, sur une petite place en gazon, ceinte de lices blanches, éternellement à l’ombre des grands arbres, et dont le centre était occupé par un bassin rond, entre des compartiments de buis.

Jacques se dirigeait à petits pas vers cette place. Et, de très loin, dès qu’il put apercevoir la maison, il distingua une robe blanche appuyée à la barrière de l’entrée : Gisèle guettait. Tournée vers l’allée de la gare, elle ne le voyait pas venir. Alors, soulevé par un joyeux élan, il se mit à courir. Elle l’aperçut, agita les bras, et, tout de suite, les mains en porte-voix, questionna :

– « Reçu ? »

Bien qu’elle eût seize ans, elle n’osait pas sortir du jardin sans la permission de Mademoiselle.

Il ne répondit pas, pour la taquiner. Mais elle lut la bonne nouvelle dans ses yeux et se mit à sauter sur place, comme une enfant. Puis elle s’élança dans ses bras.

– « Allons, allons, folle ! » fit-il par habitude. Elle se dégagea en riant, pour se jeter de nouveau, frémissante, contre lui. Il vit son sourire radieux, ses yeux brillants de larmes : il en fut ému, reconnaissant, et, pendant une seconde, il retint la jeune fille sur sa poitrine.

Elle rit et baissa la voix :

– « J’ai inventé toute une histoire pour forcer ma tante à venir avec moi à la messe basse ; je pensais que tu arriverais à dix heures. Quant à ton père, il n’est pas encore de retour. Viens », dit-elle en l’entraînant vers la villa.

La petite Mademoiselle apparaissait au fond du vestibule : un peu bossue maintenant, elle avançait à pas pressés, et l’émotion lui faisait branler la tête. Elle s’arrêta au bord du perron, et, dès que Jacques fut à sa hauteur, elle tendit vers lui ses bras de marionnette et faillit perdre l’équilibre pour l’embrasser.

– « Reçu ? Tu es reçu ? » marmonnait-elle, comme si elle avait sans cesse mâché quelque chose.

– « Aïe », fit-il joyeusement ; « prenez garde, j’ai un clou qui me fait très mal. »

– « Tourne-toi. Dieu bon ! » Et, comme si ce bobo eût été mieux à sa mesure que les examens de Normale, elle renonça aussitôt à interroger Jacques sur son succès, pour l’obliger à un lavage d’eau bouillie et à des compresses émollientes.

Le pansement s’achevait dans la chambre de Mademoiselle, lorsque le timbre de la barrière tinta : M. Thibault rentrait.

– « Jacquot est reçu ! » glapit Gisèle en se penchant à la fenêtre, tandis que Jacques descendait à la rencontre de son père.

– « Ah, te voilà ? Quel rang ? » demanda M. Thibault, dont une évidente satisfaction colorait pour un instant le visage albumineux.

– « Troisième. »

L’approbation de M. Thibault devint plus manifeste encore. Il ne souleva pas les paupières, mais les muscles du nez tressaillirent, le lorgnon tomba au bout du fil, et il tendit la main.

– « Allons, ce n’est pas mal », grommela-t-il, retenant la main de Jacques entre ses doigts mous. Il hésita une seconde, prit un air hargneux, murmura : « Quelle chaleur ! », puis, attirant son fils vers lui, il l’embrassa. Le cœur de Jacques battait. Il voulut regarder son père. M. Thibault s’était déjà retourné, et, hâtant le pas, gravissait les marches du perron ; il gagna son cabinet, jeta son paroissien sur la table, fit quelques pas, et, tirant son mouchoir, s’essuya lentement le visage.

Le déjeuner était servi.

Gisèle avait paré la place de Jacques d’un bouquet de mauves, qui donnait à la table familiale un air de fête. Elle ne pouvait s’empêcher de rire, tant elle avait de joie au cœur. Son existence de jeune fille était sévère, entre les deux vieillards ; elle portait assez de vie en elle pour n’en souffrir jamais : attendre le bonheur, n’était-ce pas déjà être heureuse ?

M. Thibault entra, se frottant les mains.

– « Eh bien », fit-il, après avoir déplié sa serviette et posé les poings de chaque côté de son couvert, « il s’agit maintenant de ne pas t’en tenir là. Nous ne sommes pas des imbéciles, et, si tu es entré troisième, pourquoi ne pourrais-tu pas, en travaillant, sortir premier ? » Il entrouvrit un œil et dressa la barbiche, d’un air rusé : « Est-ce qu’il ne faut pas toujours, dans une promotion, qu’il y ait un premier ? »

Jacques répondit au sourire de son père par un sourire évasif. Il avait tellement pris le pli de feindre, pendant ces repas de famille, qu’il n’avait presque plus à se contraindre : certains jours, il se reprochait même cette accoutumance comme une faute de dignité.

– « Être sorti premier d’une grande école », reprit M. Thibault, « tu peux le demander à ton frère, cela vous accompagne pendant toute la vie : partout où l’on se présente ensuite, on est sûr d’être considéré. Ton frère va bien ? »

– « Il doit venir après le déjeuner. »

L’idée de raconter à son père qu’il y avait eu un accident dans l’entourage de M. Chasle ne se présenta même pas à l’esprit de Jacques. D’un commun accord, tout le monde, autour de M. Thibault, se taisait : on ne commettait plus jamais l’imprudence de le mettre au courant de quoi que ce fût, car il était impossible de prévoir quelles conclusions le gros homme, trop puissant, trop actif, tirait de la moindre nouvelle ni par quelles démarches, lettres ou visite, il se croirait en droit d’intervenir et d’embrouiller les événements.

– « Est-ce que vous avez vu que la presse de ce matin confirme la faillite de notre coopérative de Villebeau ? » demanda-t-il à Mademoiselle, bien qu’il sût qu’elle n’ouvrait jamais un journal. Elle répondit d’ailleurs par un signe d’assentiment marqué. M. Thibault eut un petit rire froid. Puis il se tut, et, jusqu’à la fin du déjeuner, sembla se désintéresser de la conversation. Son ouïe rebelle l’isolait chaque jour davantage. Il lui arrivait souvent de rester ainsi, pendant tout un repas, muet, engouffrant les copieuses portions qu’exigeait son estomac de lutteur, et concentré en lui-même. En réalité, il ruminait quelque affaire difficile. Son inertie trompeuse était celle d’une araignée à l’affût : il attendait que le va-et-vient de sa pensée lui eût livré la solution de quelque problème administratif ou social. C’est ainsi d’ailleurs qu’il avait toujours travaillé : passif et comme pétrifié, les yeux mi-clos, le cerveau seul en éveil ; jamais ce grand laborieux n’avait pris une note, n’avait écrit le canevas d’un discours ; tout se combinait, se gravait infailliblement, jusqu’au dernier détail, sous son crâne immobile.

Assise en face de lui et attentive au service, Mademoiselle croisait sur la nappe ses mains minuscules, restées jolies et qu’elle entretenait (en cachette, pensait-elle) avec un cosmétique au lait de concombre. Elle ne se nourrissait presque plus. Au dessert, on lui servait un bol de lait et un biscuit, qu’elle avait la coquetterie de grignoter sec, car elle avait gardé des dents de souris. Elle trouvait toujours que l’on s’alimentait avec excès, et surveillait de près l’assiette de sa nièce. Mais, ce matin, en l’honneur de Jacques, elle renia ses principes jusqu’à proposer, le dessert fini :

– « Jacquot, tu vas goûter mes nouvelles confitures ? »

– « Saveur exquise, digestibilité parfaite », murmura Jacques, clignant de l’œil vers Gisèle ; et cette vieille plaisanterie, qui leur rappelait un certain sac de berlingots et un des meilleurs fous rires de leur jeunesse, les fit rire aux larmes, comme deux enfants.

M. Thibault n’avait pas entendu, mais il sourit avec bonhomie.

– « Méchant lutin », reprit Mademoiselle, « regarde plutôt comme elles sont bien prises ! » Sur la desserte, protégés par une mousseline que harcelaient en vain les mouches, une cinquantaine de pots, remplis d’une gelée rubis, attendaient leurs ronds de papier rhumé.

La salle à manger ouvrait, par deux portes-fenêtres, sur une véranda garnie de caisses fleuries. Le long des stores, le soleil glissait jusqu’au parquet ses traînées aveuglantes. Autour du compotier de reines-claudes une guêpe bourdonnait, et toute la maison semblait ronronner avec elle sous la caresse de midi. Jacques devait plus tard se souvenir de ce repas comme du seul moment où son admission à Normale lui eût causé un fugitif sentiment de plaisir.

Gisèle, agitée, heureuse, mais silencieuse par habitude, échangeait avec lui des coups d’œil furtifs, chargés d’une complicité sans objet ; et, au moindre mot de Jacques, sa gaieté partait en fusée.

– « Oh, Gise, cette bouche ! » chevrotait alors Mademoiselle, qui ne s’était jamais résignée à ce que Gisèle eût une bouche largement fendue et des lèvres fortes. Elle ne prenait pas davantage son parti des cheveux noirs, un rien crêpelés, du nez camus, ni de ce teint blond aux ombres chaudes, qui lui rappelaient, plus qu’elle ne l’eût souhaité, la mère de Gisèle, la métisse épousée par le commandant de Waize pendant son séjour à Madagascar. Aussi ne manquait-elle jamais une occasion de rappeler l’ascendance paternelle de sa nièce : « Quand j’avais ton âge », reprit-elle en souriant, « mon aïeule, tu sais, la grand-mère à l’écharpe écossaise, pour me faire une petite bouche, me faisait répéter cent fois de suite : Baillez-nous, ma mie, deux tout petits pruneaux de Tours. »Elle s’efforçait, tout en parlant, de happer la guêpe dans le piège de sa serviette tendue, et riait à tout instant de l’avoir manquée. Car la chère vieille n’avait rien de morose : les tribulations de son existence n’avaient pas altéré la jeunesse de son rire perlé, contagieux. « Cette grand-mère-là », poursuivit-elle, « avait dansé à Toulouse avec le comte de Villèle, le ministre. Et elle serait bien malheureuse au temps d’aujourd’hui, car elle n’aimait ni les grandes bouches, ni les grands pieds. » Mademoiselle était fort coquette des siens, qui étaient faits comme ceux des nouveau-nés, et qu’elle chaussait toujours d’escarpins en étoffe, carrés du bout, afin de préserver les orteils de toute déformation.

 

À trois heures, la maison se vida pour les vêpres.

Jacques, resté seul, monta dans sa chambre.

Elle était au second, mansardée, mais vaste, fraîche, et tapissée d’un papier à fleurs ; l’horizon y était borné, mais par les cimes de deux marronniers dont le feuillage plumeux était une caresse pour le regard.

Sur la table traînaient encore des dictionnaires, un traité de philologie : il jeta le tout au bas d’un placard et revint s’asseoir à son bureau.

« Suis-je un enfant ou bien suis-je un homme ? » se demanda-t-il inopinément. « Daniel… Lui, c’est autre chose. Moi, je… Qu’est-ce que je suis, moi ? » Il eut l’impression d’être un monde ; un monde peuplé de contradictions ; un chaos, un chaos de richesses. Il souriait à sa propre immensité, l’œil perdu sur cette surface d’acajou, qu’il avait déblayée pour… Pourquoi ? Certes, les projets ne lui faisaient pas défaut. Depuis combien de mois repoussait-il presque chaque jour la tentation d’entreprendre quelque chose ? « Quand je serai reçu », se disait-il. Et maintenant, cette liberté, qui s’éployait tout à coup à sa portée, plus rien ne lui semblait digne de lui être consacré : ni le Conte des deux jeunes hommes, ni les Feux, ni même la Confidence brusquée !

Il quitta son bureau, fit quelques pas, flaira sur l’étagère le rayon de livres qu’il accumulait – quelques-uns depuis l’an dernier – pour le moment où il serait libre, chercha mentalement quel serait d’entre tous le premier élu, fit la moue, et vint choir sur son lit, les mains vides.

« Assez de livres, assez de raisonnements, assez de phrases ! » songea-t-il. « Words ! Words ! Words ! » Il tendit les bras vers il ne savait quoi d’insaisissable, et fut sur le point de pleurer. « Est-ce que je peux déjà… vivre ? » se demanda-t-il, oppressé. Et, de nouveau : « Suis-je encore un enfant ? Ou bien suis-je un homme ? »

De violentes aspirations le soulevaient ; il en était accablé ; il n’eût pas osé dire ce qu’il attendait du sort.

« Vivre », répéta-t-il ; « agir. »

Il ajouta : « Aimer », et ferma les yeux.

 

Une heure plus tard, il se leva. Avait-il rêvassé ou dormi ? Il remuait difficilement la tête ; son cou était irrité. Un abattement, fait d’ennui sans cause et de force en excès, entravait en lui toute velléité d’action, obscurcissait toute pensée. Il parcourut des yeux sa chambre. Stagner, deux mois entiers, là, dans cette maison ? Et pourtant, il sentait qu’une mystérieuse destinée l’enchaînait ici, cette année, et que, partout ailleurs, il traînerait une détresse pire.

Il s’approcha de la fenêtre pour s’y accouder ; du même coup, sa tristesse s’envola : la robe de Gisèle faisait une tache claire à travers les basses branches des marronniers. Près d’elle, il eut le sentiment qu’il retrouverait aussitôt du goût à être jeune et à vivre !

Il tenta de la surprendre. Elle avait l’oreille au guet, ou bien sa lecture ne captivait guère son attention, car elle se retourna vite en reconnaissant le pas de Jacques derrière elle :

– « Manqué ! »

– « Qu’est-ce que tu lis là ? »

Elle refusa de répondre, et, de ses bras croisés, pressa le livre contre sa poitrine. Ils se défièrent avec une pointe subite de plaisir :

– « Un, deux, trois… »

Il fit basculer le fauteuil et glisser la jeune fille dans l’herbe. Elle ne lâchait pas le livre, et il dut lutter un bon moment contre ce corps souple et chaud, avant de pouvoir s’emparer du volume.

– « Le Petit Savoyard, tome premier. Bigre ! Et il y en a plusieurs, de ces tomes ? »

– « Trois. »

– « Félicitations. C’est passionnant ? »

Elle rit :

– « Je n’arrive même pas à finir le premier. »

– « Aussi pourquoi lis-tu des choses pareilles ? »

– « Je n’ai pas le choix. »

(« Gise n’aime pas beaucoup la lecture », affirmait Mademoiselle, après plusieurs essais de ce genre.)

– « Je te prêterai des livres, moi », déclara Jacques, qui se plaisait à conseiller la révolte et la désobéissance.

Gisèle n’eut pas l’air d’entendre.

– « Ne t’en va pas tout de suite », implora-t-elle, en se couchant sur le gazon. « Tiens, prends mon fauteuil. Ou bien mets-toi là. »

Il s’étendit à côté d’elle. Le soleil tapait dur sur la villa, qui s’élevait à cinquante mètres d’eux, au centre d’un terre-plein sablé, garni d’orangers en caisses ; mais, sous les arbres, l’herbe était restée fraîche.

– « Alors, te voilà libre, Jacquot ? Tout à fait libre ? » Elle prit un air dégagé qui n’avait rien de naturel, pour demander : « Qu’est-ce que tu vas faire ? » et resta tournée vers lui, les lèvres entrouvertes.

– « Comment ? »

– « Oui. Où vas-tu aller, maintenant que tu es libre pour deux mois ? »

– « Nulle part. »

– « Quoi ? Tu vas rester un peu avec nous ? » fit-elle, levant vers lui ses yeux de bon chien, ronds et brillants.

– « Oui. Le 10, j’irai en Touraine marier un ami. »

– « Et après ? »

– « Je ne sais pas. » Il tourna la tête. « Je pense rester à Maisons toutes les vacances. »

– « Vrai ? » balbutia-t-elle, en se penchant pour saisir le regard de Jacques.

Il souriait, heureux de lui faire tant de plaisir ; et il n’éprouvait presque plus d’appréhension à la perspective de vivre deux mois auprès de cet être naïf et tendre, qu’il aimait comme une sœur : bien mieux qu’une sœur. Il n’avait pas pensé que son arrivée illuminerait à ce point la vie de cette enfant, lui dont la présence n’avait jamais semblé désirée de personne ; et il lui sut tant de gré de cette découverte qu’il prit sa main abandonnée sur l’herbe et la caressa.

– « Tu as la peau douce, Gise. La pommade au concombre, toi aussi ? »

Elle rit et se rapprocha de lui par un glissement qui fit remarquer à Jacques combien elle était flexible. Elle avait la sensualité naturelle et joyeuse d’un animal jeune, et son rire de gorge, lorsqu’il ne faisait pas penser à un fou rire d’enfant, ressemblait à un roucoulement amoureux. Mais son âme de vierge habitait à l’aise ce corps potelé, malgré les mille désirs dont il frémissait déjà, sans qu’elle en soupçonnât la nature.

– « Ma tante ne veut pas encore que je fasse partie du Tennis cette année », reprit-elle, faisant la grimace. « Et toi, tu iras au club ? »

– « Certainement non. »

– « Feras-tu des promenades à bicyclette ? »

– « Ça, peut-être. »

– « Quel bonheur ! » s’écria-t-elle. Son regard paraissait toujours apercevoir quelque chose de surprenant. « Tu sais, ma tante a promis qu’elle me laisserait sortir avec toi. Voudras-tu ? »

Il examina un instant ses prunelles sombres, miroitantes :

– « Tu as de beaux yeux, Gise. »

Il crut remarquer qu’un trouble soudain les fonçait encore. Elle tourna la tête, en souriant. Ce quelque chose de gai, de rieur, qui frappait en elle dès l’abord, ne se manifestait pas seulement par l’éclat du regard, ni par le jeu des deux fossettes très mobiles dont l’ombre se creusait sans cesse au coin des lèvres, mais éclatait jusque dans la rondeur des pommettes, dans le bout arrondi du nez, dans la saillie ronde et gamine du menton, et sur toute sa figure charnue qui respirait la santé, la bonne humeur.

Comme il ne répondait pas à ce qu’elle venait de dire, elle prit peur :

– « Tu voudras bien, dis ? »

– « Quoi donc ? »

– « M’emmener en forêt, ou bien à Marly, comme l’été dernier ? »

Elle fut si contente de le voir sourire en manière d’acquiescement, qu’elle roula tout contre lui et l’embrassa. Puis ils demeurèrent côte à côte, allongés sur le dos, le regard fouillant les profondeurs branchues des arbres.

On entendait le grésillement du jet d’eau, le ricanement des rainettes autour du bassin de la place, et, par moments, des voix de promeneurs le long de la palissade du jardin. L’odeur des pétunias, dont le soleil avait rissolé tout le jour les calices poisseux, se dégageait lourdement des jardinières de la véranda et planait dans l’air chaud.

– « Comme tu es drôle, Jacquot. Tu réfléchis toujours ! À quoi peux-tu penser ? »

Il se souleva sur un coude, regarda Gise, vit ses lèvres entrouvertes, un peu humides, étonnées.

– « Je pense que tu as de jolies dents. »

Elle ne rougit pas, mais haussa les épaules :

– « Non, je parle sérieusement », dit-elle, avec une intonation d’enfant.

Il se mit à rire.

Un bourdon tout enflé de lumière fauve rôdait autour d’eux ; il vint heurter Jacques au visage, comme une houppe de laine ; puis, visant le sol, il s’engouffra dans un trou du gazon, avec un bruit de batteuse.

– « Je pense aussi que ce bourdon te ressemble, Gise. »

– « À moi ? »

– « Oui. »

– « Pourquoi ? »

– « Je n’en sais rien », fit-il, s’étalant de nouveau sur le dos. « Il est rond et noir comme toi. Et même son bourdonnement ressemble un peu au bruit que tu fais quand tu ris. »

Cette remarque, énoncée d’un ton grave, parut plonger Gisèle dans de profondes réflexions.

Ils se taisaient tous deux. Sur la pelouse mordorée, les ombres s’allongeaient, obliques. Et Gisèle, dont le soleil atteignait la figure, ne put encore une fois s’empêcher de rire, chatouillée par les paillettes d’or qui jouaient sur ses joues et picotaient ses yeux à travers les cils.

 

Lorsque le timbre de la barrière annonça l’arrivée d’Antoine et que Jacques aperçut son frère au bout de l’allée, il se dressa avec décision, comme s’il eût prémédité ce qu’il allait faire, et courut à lui :

– « Tu repars ce soir ? »

– « Oui. Dix heures vingt. »

L’attention de Jacques fut encore une fois attirée non pas tant par l’expression fatiguée des traits d’Antoine, que par leur rayonnement, qui lui donnait un aspect inaccoutumé, presque belliqueux.

Il baissa la voix :

– « Tu ne voudrais pas, après le dîner, venir avec moi chez Mme de Fontanin ? » Il sentit que son frère allait hésiter, cessa de le regarder, et ajouta très vite : « Il faut absolument que je lui fasse visite, et ça m’ennuie beaucoup d’y aller seul demain. »

– « Daniel y sera ? »

Jacques savait pertinemment que non.

– « Bien sûr », dit-il.

Ils se turent en voyant M. Thibault paraître à l’une des croisées du salon, un journal déplié à la main.

– « Ah, te voilà », cria-t-il à Antoine. « Je suis content que tu aies pu venir. » Il lui parlait toujours avec égard. « Restez dehors, je vous rejoins. »

– « Alors, c’est convenu ? » souffla Jacques. « Nous prétexterons une promenade après le dîner ? »

M. Thibault n’était jamais revenu sur l’interdiction qu’il avait jadis signifiée à Jacques de renouer la moindre relation avec les Fontanin. Par prudence, le nom maudit n’était jamais prononcé devant lui. Ignorait-il que, depuis longtemps, ses ordres étaient transgressés ? Personne n’eût pu l’affirmer. L’orgueil paternel était si aveugle chez lui que, peut-être bien, l’idée ne lui était jamais venue qu’il pût être si constamment désobéi.

– « Eh bien, il est reçu ! » dit M. Thibault, en descendant à pas lourds les marches du perron ; « nous voilà enfin tranquilles pour l’avenir. » Il ajouta : « Faisons le tour de la pelouse, avant le dîner. » Et, pour expliquer cette proposition insolite, il déclara : « J’ai à vous parler à tous deux. Mais d’abord », demanda-t-il à Antoine, « est-ce que tu as lu les journaux du soir ? Qu’est-ce qu’on dit de la faillite de Villebeau ? Tu n’as pas vu cela ? »

– « Votre coopérative ouvrière ? »

– « Oui, mon cher. En pleine déconfiture ; avec scandale à la clef. Cela n’a pas été long. » Il eut un petit rire sec qui ressemblait à une toux.

« Comme elle m’a donné sa bouche », songeait Antoine. Il revit le restaurant, Rachel assise en face de lui, éclairée par-dessous, comme à la scène, par les fenêtres au ras du sol. « Pourquoi ce rire bizarre, quand je lui ai proposé un mixed grill ? »

Il fit un effort pour s’intéresser aux propos de son père. Il était surpris d’ailleurs que M. Thibault acceptât si aisément cette « déconfiture » : car le philanthrope faisait partie de la Société qui avait fourni les fonds aux boutonniers de Villebeau, lorsque, après la dernière grève, afin de prouver qu’ils pouvaient se passer du patronat, ils avaient voulu fonder une coopérative de production.

M. Thibault pérorait déjà :

– « Selon moi, ce n’est pas de l’argent perdu pour la bonne cause. Notre rôle aura été parfait : nous avons pris au sérieux les utopies de la classe ouvrière, nous avons été les premiers à les aider de nos capitaux. Résultat : la faillite en moins de dix-huit mois. Il faut reconnaître, en la circonstance, que nous avons eu, entre les délégués ouvriers et nous, un intermédiaire parfait. Mais tu le connais bien », ajouta-t-il en s’arrêtant et en se penchant vers Jacques : « c’est Faîsme, qui était à Crouy, de ton temps ! »

Jacques ne répondit pas.

– « Il tient tous les chefs de file par des lettres dans lesquelles ces bons apôtres nous demandent des subsides ; oui, des lettres écrites au pire moment de la grève. Pas un n’osera broncher. » Et, de nouveau, il fit entendre une toux satisfaite. « Mais ce n’est pas là-dessus que je désirais vous consulter », continua-t-il, reprenant sa marche.

Il avançait pesamment, vite essoufflé, traînant les pieds sur le sable, le corps penché en avant, les mains derrière le dos, la jaquette ouverte et flottante. Ses fils l’encadraient en silence. Et Jacques se souvint d’une phrase qu’il avait lue il ne savait plus où : « Quand je rencontre deux hommes, l’un âgé et l’autre jeune, qui cheminent côte à côte sans rien trouver à se dire, je sais que c’est un père et son fils. »

– « Voilà », fit M. Thibault : « je tiens à prendre vos avis sur un projet que j’ai fait pour vous. » Sa voix prit une nuance de mélancolie et un son d’authenticité qui ne lui étaient pas coutumiers : « Vous verrez, mes enfants, quand vous atteindrez mon âge, comme on s’interroge, malgré tout, sur la portée de ce qu’on a fait. Je sais bien – et c’est ce que me dit toujours l’abbé Vécard – que toutes les forces employées à bien faire concourent au même but, et s’additionnent. Mais est-ce qu’il n’est pas pénible de penser que tout l’effort d’une vie individuelle viendra peut-être se perdre dans les alluvions anonymes d’une génération ? Est-ce qu’il n’est pas légitime, pour un père, de désirer que ses enfants, au moins, gardent un souvenir personnel de lui ? Ne fût-ce qu’à titre d’exemple ? » Il soupira. « En toute conscience, j’ai donc pensé à vous, plus qu’à moi. Je me suis dit que, dans l’avenir, il pourrait vous être agréable, étant mes fils, de ne pas être confondus avec tous les Thibault de France. N’avons-nous pas derrière nous deux siècles de roture, dûment justifiée ? C’est quelque chose. Pour ma part, j’ai conscience d’avoir, selon mes moyens, accru ce patrimoine respectable ; et j’ai le droit – ce sera ma récompense – de souhaiter que l’on ne méconnaisse pas votre origine ; de désirer que vous portiez mon nom en son entier, pour le transmettre sans mutilation à ceux qui naîtront de mon sang. La chancellerie a prévu de semblables désirs. J’ai donc, depuis plusieurs mois, rempli toutes les formalités nécessaires à la modification de votre état civil ; j’aurai sous peu quelques papiers à vous faire signer, à l’un et à l’autre. Et, selon moi, dès la rentrée, – au plus tard vers la Noël – vous aurez légalement le droit de ne plus être des Thibault quelconques, des Thibault tout court, mais des Oscar-Thibault, avec un trait d’union : le docteur Antoine Oscar-Thibault. »Il joignit les mains et les frotta l’une contre l’autre. « Voilà ce que j’avais à vous dire. Ne me remerciez pas. N’en parlons plus. Et allons dîner : Mademoiselle nous fait des signes. » Il mit, à la manière des patriarches, un bras sur l’épaule de chacun de ses fils : « S’il advient, par surcroît, que cette distinction vous soit de quelque profit dans votre carrière, tant mieux, mes enfants. Est-ce qu’il n’est pas juste, en conscience, qu’un homme, qui n’a jamais rien demandé au temporel, fasse bénéficier sa descendance de la considération qu’il s’est acquise ? »

Sa voix tremblait. Pour ne pas s’attendrir, il quitta brusquement l’allée où ils étaient, et seul, hâtant le pas, trébuchant à travers les mottes du gazon, il regagna la villa. Antoine et Jacques ne se souvenaient pas de l’avoir jamais vu si troublé.

– « On n’inventerait pas ces choses-là ! » murmura Antoine. Il jubilait.

– « Tais-toi donc ! » fit Jacques ; il eut l’impression que son frère lui touchait le cœur avec des mains sales. Il était rare que Jacques parlât de M. Thibault sans une sorte de respect ; il évitait de le juger : sa propre clairvoyance lui était pénible lorsqu’elle s’exerçait – et le plus souvent sans qu’il l’eût cherché – contre son père. Mais ce soir, il avait été douloureusement frappé par ce qui perçait d’angoisse dans ce besoin de se survivre : lui-même, malgré ses vingt ans, ne pouvait songer à la mort sans une soudaine défaillance.

 

« Pourquoi ai-je emmené Antoine là-bas ? » se demandait Jacques, une heure plus tard, tandis qu’il suivait avec son frère la verte avenue, plantée d’un double rang de tilleuls séculaires, qui menait du château à la forêt. Sa nuque lui faisait mal : Mademoiselle avait insisté pour qu’Antoine examinât le furoncle, et celui-ci avait jugé bon d’y donner un coup de bistouri, malgré les protestations du patient, qui se souciait fort peu d’être obligé de sortir avec un pansement.

Antoine, las, mais bavard, ne pouvait songer qu’à Rachel ; hier, à cette heure-ci, il ne la connaissait pas encore ; et, maintenant, elle occupait chaque minute de sa vie.

Son exaltation contrastait avec les sentiments qui animaient Jacques, après cette paisible journée, et surtout à cet instant, sur ce chemin, au seuil de cette visite dont la pensée éveillait en lui une changeante émotion, assez semblable, par moments, à de l’espérance. Il marchait à côté d’Antoine ; il se sentait mécontent, soupçonneux ; il éprouvait ce soir contre son frère une prévention instinctive, qui ne s’exprimait pas, mais qui le murait dans une sorte de silence, bien que la conversation entre eux fût amicale autant qu’à l’ordinaire. En réalité, ils jetaient devant eux des mots, des phrases, des sourires, comme deux adversaires jetteraient des pelletées de terre afin d’élever un retranchement entre deux positions. Ils n’étaient, ni l’un ni l’autre, dupes de cette manœuvre. La fraternité créait en eux une telle sensibilité qu’ils ne parvenaient plus à rien se cacher d’important. Une simple intonation d’Antoine vantant le parfum d’un tilleul tardif – qui venait de lui rappeler en secret l’odorante chevelure de Rachel – sans précisément renseigner Jacques, lui en disait pourtant presque aussi long qu’une confidence. Et il ne fut guère surpris lorsque Antoine, cédant à son obsession, lui saisit le bras, et, l’entraînant d’un pas plus rapide, se mit à lui conter son étrange veillée et tout ce qui s’en était suivi. Le ton d’Antoine, son rire, son attitude d’homme fait, certains détails trop crus qui contrastaient avec son habituelle réserve d’aîné, provoquaient chez Jacques un malaise tout nouveau. Il faisait bonne contenance, il souriait, approuvait de la tête ; mais il souffrait. Il en voulait à son frère de lui causer cette souffrance ; il ne pardonnait pas à Antoine cette désapprobation qu’Antoine lui-même venait de susciter. Et, plus l’autre lui laissait entrevoir l’état d’ivresse dans lequel il avait vécu depuis douze heures, plus Jacques se réfugiait dans une résistance hautaine et sentait croître en lui une soif de pureté. Lorsque Antoine, parlant de son après-midi, se permit les mots « journée d’amour », Jacques eut un tel sursaut qu’il ne put le réprimer, et qu’il se révolta :

– « Ah non, Antoine, non ! L’amour, c’est autre chose que ça ! »

Antoine sourit, non sans fatuité ; et, surpris malgré tout, se tut.

 

Les Fontanin possédaient à l’extrémité du parc, à la lisière de la forêt, contre la muraille de l’ancienne enceinte, une vieille habitation que Mme de Fontanin avait héritée de sa mère. Une route bordée d’acacias, et si peu fréquentée qu’elle était toujours envahie de hautes herbes, reliait à l’avenue la petite porte d’entrée, percée dans le mur du jardin.

La nuit tombait lorsqu’ils en franchirent le seuil. Une clochette tinta, et l’on entendit, à l’autre bout de l’enclos, près de la maison dont plusieurs fenêtres étaient déjà éclairées, l’aboiement de Puce, la chienne de Jenny. On se tenait, après les repas, de l’autre côté de la maison, où le terrain, ombragé par deux platanes, surplombait en terrasse le fossé de l’ancien saut de loup. Les deux frères durent contourner une auto, dont la masse immobile barrait l’allée.

– « Ils ont des visites », murmura Jacques, pris d’un subit regret d’être venu.

Mais, déjà, Mme de Fontanin s’avançait au-devant d’eux :

– « Je l’avais deviné ! » s’écria-t-elle, dès qu’elle put les reconnaître. Elle accourait à petits pas joyeux, les mains ouvertes, un sourire accueillant sur le visage. « Nous avons été si contentes, ce matin, en ouvrant la dépêche de Daniel ! » (Jacques ne broncha pas.) « Mais je savais que vous seriez reçu », continua-t-elle, regardant Jacques avec sérieux : « quelque chose me l’avait dit, ce dimanche de juin où vous êtes venu avec Daniel. Ce cher Daniel ! Il a dû être si content, si fier ! Et Jenny aussi a été bien contente ! »

– « Daniel n’est donc pas ici ce soir ? » demanda Antoine.

Ils arrivaient au cercle des fauteuils. On entendait causer avec animation. Jacques distingua aussitôt, parmi d’autres, une voix qui avait un timbre spécial, vibrant et pourtant voilé : celle de Jenny. Elle était restée assise près de sa cousine Nicole et d’un homme d’une quarantaine d’années, vers lequel Antoine s’avança avec surprise : c’était un jeune chirurgien dont il avait été le collègue à l’hôpital Necker. Les deux hommes se serrèrent la main avec sympathie.

– « Vous vous connaissez déjà ? » s’écria Mme de Fontanin, ravie. « Antoine et Jacques Thibault sont de grands amis de Daniel », expliqua-t-elle au docteur Héquet. « Vous voulez bien qu’ils soient dans la confidence ? » Puis, se tournant vers Antoine : « Ma petite Nicole me permettra de vous annoncer ses fiançailles ; n’est-ce pas, ma chérie ? Ce n’est pas encore officiel ; mais, vous voyez : Nicole amène déjà son fiancé chez tante, et il suffit de les regarder pour deviner leur secret ! »

Jenny n’était pas venue au-devant des deux frères ; elle avait attendu qu’ils fussent devant elle pour se lever ; elle échangea avec eux une froide poignée de mains.

– « Mon petit Nico, viens que je te montre mes pigeons », dit-elle à Nicole, avant que l’on fût rassis. « J’en ai huit petits qui… »

– « … qui tettent encore ? » lança Jacques, sur un ton qui visait à l’insolence, mais qui n’était que désobligeant et incongru. Il le sentit aussitôt, et serra les mâchoires.

Jenny ne parut pas entendre.

– « … qui commencent à voler », acheva-t-elle.

– « Mais ils sont couchés, à cette heure-ci », insinua Mme de Fontanin pour la retenir.

– « Raison de plus, maman. Dans la journée, on ne peut pas les approcher. Vous venez avec nous, Félix ? » Le docteur Héquet, qui causait déjà avec Antoine, s’empressa de rejoindre les jeunes filles.

– « C’est un petit mariage ravissant », confia Mme de Fontanin, en se penchant vers Antoine et vers Jacques, dès que les fiancés se furent éloignés. « Ma pauvre Nicole, qui n’a aucune fortune, avait l’idée fixe de n’être à la charge de personne. Depuis trois ans, elle gagnait sa vie comme infirmière. Eh bien, voyez comme elle est récompensée ! Le docteur Héquet l’a rencontrée au chevet d’une de ses malades, et il l’a trouvée si intelligente, si dévouée, si courageuse devant la vie, qu’il s’est épris d’elle. Et voilà ! N’est-ce pas que c’est tout à fait ravissant ? »

Elle savourait ingénument le romanesque de cet épisode, où il n’y avait que de nobles sentiments, où triomphait la vertu ; son visage resplendissait de foi. Elle s’adressait de préférence à Antoine, lui parlant sur un ton amical qui semblait présupposer entre eux une invariable conformité de vues ; elle aimait son front, son regard pénétrant, sans penser jamais qu’elle était de seize ans son aînée, qu’elle eût pu, à peu de choses près, avoir un fils de son âge. Il l’enchanta en assurant que Félix Héquet était un chirurgien de valeur, un homme d’avenir.

Jacques ne se mêlait pas à l’entretien. « Qui tettent encore ! » se répétait-il rageusement. Tout l’exaspérait depuis son arrivée, même l’affable verbiage de Mme de Fontanin. Il n’avait pu supporter jusqu’au bout ses félicitations, et s’était détourné, honteux pour elle qu’elle pût paraître attacher quelque prix à cette réussite, – dont il avait pourtant pris soin de lui télégraphier la nouvelle. « Jenny au moins m’a fait grâce de ses compliments », remarqua-t-il. « Se serait-elle rendu compte que je suis supérieur à ce succès ? Non. Pure indifférence. Ma supériorité… Qui tettent encore !… Imbécile !… D’ailleurs, sait-elle seulement ce que c’est qu’un normalien ? Et que lui importe mon avenir ? À peine si elle m’a dit bonjour. Et moi… Mais aussi pourquoi ai-je lâché cette absurdité ? » Il rougit, et de nouveau serra les dents. « En me disant bonjour, elle continuait à écouter sa cousine. Ses yeux… Ils sont indéchiffrables. Tout le visage est encore d’une enfant ; mais les yeux… » Le furoncle, à tout instant, se rappelait à son souvenir par des élancements aigus ; et, plus encore que de son clou, il souffrait de ce pansement qui lui avait été imposé par tous, par Mademoiselle, par Gise elle-même ! Il devait avoir un aspect répugnant…

Antoine souriait, causait, sans s’occuper de Jacques.

– « … au point de vue moral… », disait-il.

« Antoine parle, il n’y en a que pour lui !… » songea Jacques. Et tout à coup l’amabilité mondaine de son frère, ce « point de vue moral », surtout après les confidences licencieuses qu’Antoine venait de lui faire, l’offensèrent comme une impardonnable hypocrisie. Ah, comme ils étaient différents l’un de l’autre ! Jacques se jetait d’un coup à l’extrême et ne voyait plus rien de commun entre son frère et lui. Oui, tôt ou tard, ils se sépareraient, c’était fatal : leurs deux forces étaient incompatibles et, toutes deux, exclusives ! Alors, une amère tristesse le gagna, à penser que cinq années d’entente ne suffisaient pas à les prémunir contre la désaffection imminente ; ne les empêcheraient pas de devenir l’un pour l’autre des étrangers, peut-être des ennemis ! Il fut sur le point de se lever, de s’en aller sous un prétexte quelconque. Errer, dans la nuit, n’importe où, à travers la forêt ! Un seul être au monde avait jamais su lui sourire : c’était Gise. Il eût de bon cœur renoncé à son succès de la veille pour se retrouver, à l’instant même, près d’elle sur la pelouse, près de son visage, près de ses yeux, – des yeux sans mystère, ceux-là ! – lorsqu’elle s’était écriée : « Tu voudras bien, dis ? » et qu’elle avait ri, de son rire de tourterelle ! Jenny, il ne se souvenait pas de l’avoir jamais entendue rire, et son sourire même avait une expression désenchantée ! « Qu’ai-je donc ? » se dit-il, tâchant de se ressaisir. Mais elle était plus forte que sa volonté, cette nostalgie qui avait un goût de rancune, et qui lui faisait tout haïr en bloc, les paroles de Mme de Fontanin, l’avilissement d’Antoine, les gens, sa jeunesse stérile, tout, – et Jenny, qui semblait vivre à l’aise parmi la médiocrité universelle !

– « Qu’allez-vous faire de vos vacances, Jacques ? » demanda Mme de Fontanin. « Vous devriez bien décider mon Daniel à quitter Paris quelques semaines : un voyage à deux, ce pourrait être si amusant, si instructif ! » (Elle était un peu attristée de ne pas voir se dessiner plus nettement l’avenir exceptionnel sur lequel elle comptait pour son fils ; et, sans vouloir s’y attarder, elle s’inquiétait parfois de la vie qu’il menait, trop libre, trop peu régulière, – elle n’osait penser : dissolue.)

Lorsqu’elle apprit que Jacques avait l’intention de rester tout l’été à Maisons :

– « Que je suis contente ! J’espère bien que vous allez attirer un peu Daniel ; il ne prend jamais de vacances, il finira par s’abîmer la santé… Jenny ! » annonça-t-elle à la jeune fille qui revenait avec ses hôtes, « une bonne nouvelle : Jacques est des nôtres pour tout l’été ! Cela promet quelques bonnes parties de tennis, j’imagine ?… Jenny est enragée, cette année, elle passe toutes ses matinées au club. Il y a maintenant ici un cercle de tennis renommé », expliqua-t-elle au docteur Héquet, qui vint s’asseoir auprès d’elle : « Toute une ravissante jeunesse, qui se retrouve là-bas, le matin ; des courts excellents, avec une organisation de matches, de championnats… Je n’y entends pas grand-chose », avoua-t-elle en riant, « mais il paraît que c’est passionnant. Et ils se plaignent toujours de la pénurie de jeunes gens ! Vous faites toujours partie du club, Jacques ? »

– « Oui, Madame. »

– « À la bonne heure !… Nicole, il faudra que tu viennes cet été avec ton fiancé passer une grande semaine chez nous. N’est-ce pas, Jenny ? Je suis sûre que le docteur Héquet est un bon joueur, lui aussi ? »

Jacques se tourna vers Héquet. La lampe du salon, par la baie ouverte, éclairait la figure allongée et sérieuse du jeune chirurgien, sa barbe châtaine assez courte, ses tempes qui s’argentaient déjà. Il devait avoir une dizaine d’années de plus que Nicole. Le reflet qui jouait sur les verres de son binocle empêchait d’observer la qualité de son regard ; mais son attitude réfléchie était sympathique. « Oui », se dit Jacques, « moi je suis un enfant ; et voilà un homme. Un homme qu’on peut aimer. Tandis que moi… »

Antoine s’était levé ; il se sentait fatigué et ne voulait pas manquer son train. Jacques lui jeta un regard courroucé. Lui qui songeait, quelques minutes auparavant, à partir sous n’importe quel prétexte, il ne pouvait se résoudre à terminer là cette soirée ; pourtant, il fallait bien qu’il accompagnât son frère.

Il s’approcha de Jenny :

– « Avec qui jouez-vous cette année, au club ? »

Elle le regarda, et la ligne mince de ses sourcils se contracta légèrement.

– « Avec ceux que je trouve », répondit-elle.

– « Les deux Casin, Fauquet, la bande des Périgault ? »

– « Naturellement. »

– « Toujours les mêmes et toujours aussi spirituels ? »

– « Que voulez-vous ? Tout le monde ne passe pas par Normale. »

– « Après tout, il est peut-être indispensable d’être un imbécile pour bien jouer au tennis. »

– « C’est possible. » Elle leva la tête avec impertinence : « Vous devez le savoir mieux que personne ; vous étiez une excellente raquette, autrefois. » Puis, rompant les chiens, et se tournant vers sa cousine : « Tu ne pars pas encore, petit Nico ? »

– « Demande à Félix. »

– « Qu’est-ce qu’il faut demander à Félix ? » dit Héquet, rejoignant les jeunes filles.

« Cette petite a un teint éblouissant », songeait Antoine, les yeux fixés sur Nicole. « Mais, en comparaison de Rachel… » Et, soudain, son cœur se gonfla.

– « Alors, Jacques, on vous reverra bientôt ? » dit Mme de Fontanin. « Iras-tu jouer demain, Jenny ? »

– « Je ne sais pas, maman ; je ne pense pas. »

– « Enfin, si ce n’est pas demain, vous vous retrouverez toujours un de ces matins », reprit Mme de Fontanin, conciliante. Et, malgré les protestations d’Antoine, elle reconduisit les deux frères jusqu’à la petite porte du jardin.

 

– « Vraiment, chérie, tu n’as guère été aimable avec tes amis ! » s’écria Nicole, dès que les Thibault eurent pris quelque distance.

– « D’abord, ce ne sont pas mes amis », répliqua la jeune fille.

– « Thibault, avec qui j’ai travaillé », intervint Héquet, « est un garçon extrêmement remarquable, et déjà très coté. Son frère, je ne sais pas ; mais », ajouta-t-il, – et son regard gris eut, sous le lorgnon, une lueur malicieuse, car il avait entendu le court dialogue de Jacques et de Jenny – « il est rare qu’un imbécile soit, du premier coup, reçu à Normale, et dans les premiers… »

Le visage de Jenny s’empourpra. Nicole se hâta d’intervenir. Elle avait assez longtemps vécu auprès de sa cousine pour bien connaître certains travers du caractère de Jenny, cette timidité sans cesse en lutte contre l’orgueil, et qui dégénérait parfois en une susceptibilité extravagante.

– « Le pauvre avait un clou à la nuque », remarqua-t-elle avec indulgence. « Cela ne dispose pas à faire beaucoup de frais. »

Jenny ne répondit rien. Héquet n’insista pas ; il se tourna vers sa fiancée :

– « Nicole, il va falloir nous apprêter », fit-il, sur le ton d’un homme habitué à diriger sa vie avec exactitude.

La réapparition de Mme de Fontanin acheva de faire diversion.

Jenny accompagna sa cousine dans la chambre où celle-ci avait déposé son manteau ; et là, après un silence assez long, elle murmura :

– « Voilà mon été absolument gâté. »

Nicole, assise devant le miroir, arrangeait sa coiffure avec l’unique souci de plaire à son fiancé ; elle se sentait jolie, se demandait ce qu’il disait en bas à tante, songeait à ce retour dans l’auto du jeune médecin, à travers la nuit silencieuse ; et elle ne prêtait pas grande attention à la mauvaise humeur de Jenny. Mais elle sourit en apercevant l’expression farouche de son amie :

– « Es-tu enfant ! » dit-elle.

Elle ne vit pas le regard que Jenny lui décocha.

La corne de l’auto se fit entendre. Nicole se retourna gaiement, et, avec ce mélange de tendresse, d’innocence et de coquetterie, qui avait chez elle tant de séduction, elle bondit vers sa cousine et voulut lui entourer la taille. Mais Jenny poussa un cri involontaire et fit un bond de côté. Elle ne pouvait supporter qu’on la touchât ; elle n’avait jamais voulu apprendre à danser, tant le contact d’un bras étranger lui semblait physiquement intolérable ; et, lorsqu’elle était encore une toute petite fille, un après-midi qu’elle s’était foulé la cheville au Luxembourg et qu’il avait fallu la ramener en voiture, elle avait préféré monter l’escalier en traînant son pied meurtri, plutôt que de laisser le concierge la prendre dans ses bras pour la porter jusqu’à son étage.

– « Es-tu chatouilleuse ! » fit Nicole. Puis, avec un regard clair, faisant allusion au moment qu’elles avaient passé seules, avant le dîner, dans l’allée des roses : « Je suis contente d’avoir pu te parler, ma chérie. Il y a des jours où mon bonheur m’étouffe. Avec toi, vois-tu, j’ai toujours été vraie. Comme je suis avec toi, c’est comme ça que je suis, dans le vrai de moi-même ! Je voudrais tant, chérie, que toi aussi, bientôt… »

Le jardin, métamorphosé par les phares, était féerique et théâtral. Héquet, le capot levé, resserrait une bougie avec des gestes disciplinés de praticien. Nicole voulut garder son manteau plié sur ses genoux ; mais son fiancé l’obligea à se couvrir. Il la traitait un peu en fillette dont il aurait eu la garde. Peut-être traitait-il toutes les femmes comme des enfants ? Nicole céda d’ailleurs avec une bonne grâce qui surprit Jenny, et qui éveilla en elle une sorte de ressentiment contre les deux fiancés. « Non », songeait-elle, secouant son petit front, « ce bonheur-là… Moi, non. »

Longtemps elle suivit des yeux, parmi les arbres, la traînée lumineuse qui devançait la voiture dans la nuit. Et, appuyée au mur du jardin, serrant la chienne entre ses bras, elle éprouvait une si poignante mélancolie, tant de rancœur contre elle ne savait quoi, tant d’espérance sans but, qu’elle leva la tête vers le ciel constellé, et souhaita, pendant quelques secondes, de mourir avant d’avoir essayé de vivre.

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