VIII

Jacques avait passé la soirée à se rappeler mot à mot son entretien avec Jenny. Il ne cherchait pas à analyser ce qui rendait si obsédant ce souvenir, mais il ne pouvait s’en détacher ; et, dans la nuit, il s’éveilla plusieurs fois pour y revenir avec un plaisir qui ne s’émoussait pas. Aussi, le lendemain, en arrivant au tennis, sa déception fut-elle grande de ne pas apercevoir la jeune fille.

Il ne voulut pas refuser la partie qu’on lui proposait ; il joua mal, regardant sans cesse vers l’entrée. Le temps passait. Jenny ne viendrait pas. Dès qu’il put s’esquiver, il le fit. S’il n’espérait plus, il ne désespérait pas encore.

Tout à coup, il vit Daniel s’avancer vers lui.

– « Et Jenny ? » demanda-t-il, sans même s’étonner de la rencontre.

– « Elle ne joue pas ce matin. Tu sortais déjà ? Je t’accompagne. Je suis à Maisons depuis hier soir… Oui », poursuivit-il, dès qu’ils furent hors du club, « maman a été obligée de s’absenter, et elle m’a demandé de coucher ici, pour que Jenny ne reste pas seule la nuit ; la maison est si loin de tout… Encore une invention de mon père. Ma pauvre maman ne sait rien lui refuser. » Il demeura soucieux une seconde, puis sourit avec décision : il ne s’attardait pas à ce qui lui était pénible. « Et toi ? » fit-il, avec une tendre sollicitude dans le regard. « Tu sais, j’ai beaucoup repensé à ta Confidence brusquée. Décidément, je continue à aimer ça. De plus en plus, en y réfléchissant. C’est d’une psychologie inattendue, un peu brutale, un peu obscure aussi par endroits. Mais l’idée est belle, et les deux personnages sont toujours très vrais, et neufs. »

– « Non, Daniel », interrompit l’autre avec une impatience qu’il ne put maîtriser. « Ne me juge pas là-dessus. D’abord la forme est détestable ! C’est boursouflé, pâteux, chargé de bavardages ! » Il pensa rageusement : « L’atavisme… »

– « Et même le fond », reprit-il ; « c’est encore bien trop conventionnel, fabriqué… Les dessous d’un être… Ah, je vois bien ce qu’il faudrait, mais… » Et, brusquement, il se tut.

– « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? Tu as commencé autre chose ? »

– « Oui. » Sans qu’il sût pourquoi, Jacques se sentit rougir. « Je me repose, surtout », reprit-il. « J’étais plus fatigué que je ne le croyais, après cette année de boîte. Et puis je viens d’aller marier ce pauvre Battaincourt. Lâcheur ! »

– « Jenny m’a raconté ça », dit Daniel.

Jacques rougit de nouveau. D’abord un bref mécontentement que leur causerie d’hier ne fût plus comme un secret entre Jenny et lui ; puis un plaisir très vif à savoir qu’elle y avait attaché quelque prix, qu’elle s’en était souvenue jusqu’à en parler le soir même à son frère.

– « Veux-tu descendre, en causant, jusqu’au bord de la Seine ? » proposa-t-il, en passant son bras sous celui de Daniel.

– « Impossible, mon vieux. Je retourne à Paris par 1 h 20. Tu comprends, je veux bien être chien de garde, la nuit ; mais le jour… » Son sourire, qui laissait entendre quelle sorte d’obligation le rappelait à Paris, déplut à Jacques qui retira son bras.

– « Mais, sais-tu ? », reprit Daniel, pour dissiper cette ombre, « tu vas venir déjeuner avec nous. Ça fera plaisir à Jenny. »

Jacques baissa les yeux pour dissimuler un nouveau trouble. Il fit semblant d’hésiter. Son père n’étant pas de retour, il lui était facile de manquer un repas. La joie qui l’envahit l’étonna lui-même. Il la maîtrisa pour répondre :

– « Si tu veux. Le temps de passer prévenir chez moi. Va devant. Je te rejoindrai sur la place. »

Quelques minutes plus tard, il retrouvait son ami qui l’attendait, couché dans l’herbe, devant le château.

– « Qu’il fait bon ! » lui cria Daniel, en allongeant ses jambes dans le soleil. « Que ce parc est beau, ce matin ! Tu as de la veine, de vivre dans ce cadre-là ! »

– « Il ne tiendrait qu’à toi d’y vivre aussi », répliqua Jacques.

Daniel se releva.

– « Peuh ! je sais bien », concéda-t-il, avec une expression rêveuse et gaie. « Mais moi, ce n’est pas la même chose… Oh, mon cher », fit-il en se rapprochant et en changeant de ton, « je crois que je commence une aventure prodigieuse ! »

– « La petite aux yeux verts ? »

– « Aux yeux verts ? »

– « Chez Packmell. »

Daniel s’arrêta ; son regard, une seconde, se fixa devant lui ; il sourit bizarrement :

– « Rinette ? Mais non, du nouveau : et bien mieux encore ! » Il se tut, préoccupé. « Ah, cette Rinette », dit-il enfin, « l’étrange fille ! Tu sais, c’est elle qui m’a plaqué ! Oui, au bout de quelques jours ! » Il rit, en homme à qui la chose n’était jamais arrivée auparavant. « Toi, le romancier, elle t’aurait peut-être intéressé. Moi, elle me fatiguait. Je n’ai jamais rencontré une femme aussi indéchiffrable. J’en suis encore à me demander si elle m’a jamais aimé dix minutes de suite ; mais, par exemple, pendant qu’elle m’aimait !... Une détraquée !… Elle devait avoir un passé plus ou moins louche, qui la poursuivait. On viendrait me dire qu’elle avait appartenu autrefois à une de ces bandes noires, tu sais ? je n’en serais pas autrement surpris. »

– « Tu ne la vois plus du tout ? »

– « Non. Je ne sais même pas ce qu’elle est devenue ; elle n’a jamais reparu chez Packmell… Parfois je la regrette », ajouta-t-il, après une pause. « Je dis ça ; mais, au fond, ça ne pouvait pas durer ; elle serait vite devenue insupportable. D’une indiscrétion dont tu n’as pas idée ! Elle ne cessait de poser des questions. Des questions sur ma vie privée. Mais oui ! Sur ma famille ; sur ma mère, ma sœur ; bien mieux : sur mon père ! »

Il fit quelques pas en silence, et reprit :

– « Quoi qu’il en soit, j’ai d’elle un souvenir royal : celui de la soirée où je l’ai soufflée à Ludwigson. »

– « Et lui, il ne t’a pas soufflé… les vivres ? »

– « Lui ? » Le regard de Daniel se mit à briller ; le pli de son sourire découvrit les dents : « Je n’avais pas encore eu pareille occasion de juger mon Ludwigson : eh bien, il n’a jamais eu l’air de se souvenir de rien ! Pense de lui ce que tu voudras, mon vieux. Moi, je dis : c’est un grand bonhomme. »

Jenny avait passé cette matinée-là sans sortir ; et, lorsque Daniel lui avait proposé de l’accompagner au tennis, elle avait refusé avec entêtement, prétextant qu’elle avait à faire. Mais elle n’avait goût à rien, et ne parvenait pas à occuper son temps.

Quand elle vit, de sa fenêtre, les deux jeunes gens traverser le jardin, son premier mouvement fut de contrariété : Jacques lui gâtait ce repas en tête à tête avec son frère, dont elle s’était réjouie. Cependant, son dépit ne put résister à la joyeuse apparition de Daniel dans la porte entrouverte :

– « Devine qui je t’amène pour déjeuner ? »

« J’ai le temps de changer de robe », pensa-t-elle.

Jacques se promenait de long en large dans le jardin ; mieux que jamais, il goûtait, ce matin, l’attrait du lieu. Au sortir de ce parc à villas, la propriété des Fontanin avait le charme d’une ferme abandonnée à l’orée de la forêt. Des bâtiments disparates étaient venus s’accoler au logis central, ancien pavillon de chasse sans doute, à hautes fenêtres, dix fois remanié ; sous un auvent, un escalier de bois pareil à un escalier de grange desservait la plus élevée des deux ailes. Les pigeons de Jenny voletaient perpétuellement sur la pente des toits de tuiles, et les murs étaient restés enduits d’un vieux crépi rose vif qui buvait la lumière comme un badigeon italien. De grands sapins, poussés en désordre, ensevelissaient la maison dans une ombre sèche qui sentait la résine et où l’herbe ne poussait plus.

Le déjeuner fut égayé par l’entrain communicatif de Daniel. Il était ravi de sa matinée, plein d’espoir pour l’après-midi. Il complimenta Jenny sur sa robe de toile bleu lin, et lui mit au corsage une rose blanche ; il l’appelait « petite sœur », riait de tout et se divertissait lui-même de sa verve.

Il voulut que Jacques et Jenny vinssent le conduire à la gare et attendissent avec lui le train.

– « Tu reviendras pour dîner ? » demanda-t-elle. Jacques remarqua, non sans une nuance de tristesse, le ton cassant, à coup sûr involontaire, qui perçait par moments sous ses dehors effacés et doux.

– « Mon Dieu, c’est probable », répondit Daniel. « Je veux dire que je ferai l’impossible pour prendre le train de sept heures. Mais, de toute façon, je reviendrai avant la nuit ; je l’ai écrit à maman. » Il avait prononcé ces derniers mots avec une intonation d’enfant docile, si charmante sur ses lèvres d’homme, que Jacques ne put s’empêcher de rire, et que Jenny elle-même, qui se penchait pour attacher la laisse au collier de sa petite chienne, releva la tête avec un regard amusé.

Le train entrait en gare. Daniel les quitta pour courir aux premiers wagons, qui passaient vides ; et, de loin, ils le virent, penché à la portière, qui agitait avec gaminerie son mouchoir.

Ils se retrouvèrent seuls, sans avoir eu loisir de s’y préparer, encore étourdis par la bonne humeur de Daniel. Ils gardèrent sans effort le ton de la camaraderie, comme si Daniel continuait à leur servir de lien ; et ils se sentirent l’un et l’autre si soulagés par cette nouvelle trêve, qu’ils furent attentifs à ne pas perdre l’accord.

Jenny, attristée un peu par ce départ, songeait aux continuelles absences de son frère.

– « Vous devriez obtenir de Daniel qu’il ne passe pas ainsi les vacances à aller et à venir. Il ne sait pas combien maman s’attriste de voir qu’il vient si peu, cette année. Oh, naturellement, vous allez le défendre », ajouta-t-elle, mais sans la moindre pointe.

– « Non, je n’en ai nullement l’intention », répliqua-t-il. « Croyez-vous que j’approuve la vie qu’il mène ? »

– « Le lui dites-vous, au moins ? »

– « Bien sûr. »

– « Mais il ne vous écoute pas ? »

– « Il m’écoute. C’est plus grave : je crois qu’il ne me comprend pas. »

Elle hasarda, se tournant vers lui :

– « … qu’il ne vous comprend plus ? »

– « Peut-être ; oui. »

Du premier coup, leur conversation prenait un tour sérieux. À propos de Daniel, ils échangeaient une sympathie, qui, depuis hier, n’était pas entièrement nouvelle entre eux, mais qu’ils n’avaient jamais encore consenti à laisser s’établir aussi ouvertement. Et, comme ils allaient rentrer dans le parc, ce fut elle qui proposa :

– « Si nous prenions la route ? Vous me reconduiriez à la maison par la forêt ? Il est si tôt, il fait si doux ? »

Un grand bonheur, qu’il ne chercha pas à cacher, entrait en lui ; il n’osa s’y abandonner : il craignait de laisser s’évanouir le précieux sujet de leur entente, et se hâta de renouer :

– « Il y a en Daniel une telle ivresse de vivre ! »

– « Ah, je sais bien », dit-elle. « De vivre sans contrainte. Mais une vie sans contrainte est bien… bien dangereuse. Est impure », ajouta-t-elle, sans le regarder.

Il répéta gravement :

– « Impure. Je pense comme vous, Jenny. »

Ce mot, qu’il hésitait toujours à prononcer, mais qui lui montait si souvent aux lèvres, il le recueillait avec transport sur celles, de la jeune fille. Toutes les aventures de Daniel étaient impures. Impure aussi, la passion d’Antoine. Impurs, tous les désirs charnels. Seul était pur ce sentiment innommé qui depuis des mois germait en lui – qui, depuis hier, s’épanouissait d’heure en heure.

Cependant il poursuivait, avec une apparence de calme :

– « Comme je lui en veux quelquefois de cette attitude qu’il a prise devant la vie ! Cette espèce de… »

– « De perversité », dit-elle naïvement ; un terme qu’elle employait souvent avec elle-même, synonyme pour elle de tout ce qui semblait suspect à son innocence.

– « Cette espèce de cynisme, plutôt », rectifia-t-il, employant lui aussi le terme impropre qu’il avait adopté pour son usage. Mais aussitôt, l’idée lui vint qu’il se trahissait un peu lui-même ; et s’arrêtant, il s’écria : « Ce n’est pas que j’aie de l’estime pour les natures sans cesse en lutte contre elles-mêmes : je préfère… » (Jenny le considérait, attentive à pénétrer sa pensée, et comme si cette dernière phrase eût été spécialement importante à ses yeux) « … je préfère celles qui ont pris le parti d’être ce qu’elles sont. Encore faut-il pourtant… » Plusieurs exemples dont il n’osait se servir devant la jeune fille se présentèrent à son esprit. Il hésita.

– « Oui », articula-t-elle : « Moi, j’ai peur que Daniel ne finisse par perdre tout à fait le… comment dirai-je ?… le sens de la faute. Vous me comprenez ? »

Il approuva de la tête et ne put s’empêcher à son tour de la regarder avec insistance, car son visage réfléchi ajoutait beaucoup à ses paroles. « Dans ce qu’elle dit là », songea-t-il, « quelle confession involontaire ! »

Elle demeurait maîtresse d’elle-même ; mais la contraction de sa bouche et sa respiration oppressée révélaient son effort à étouffer, en ce moment, une de ces brusques ardeurs dont elle était si souvent consumée, et qu’elle s’appliquait à ne jamais laisser paraître.

« Pourquoi donc », se demandait Jacques, « son visage prend-il si aisément ces aspect dur et fermé ? Est-ce à cause des sourcils, dont la ligne est trop mince et trop sèche ? N’est-ce pas plutôt à cause de ces deux trous noirs que font, en se rétractant, les pupilles, dans le gris-bleu, trop clair, de l’iris ? » Et, dès cet instant-là Jacques oublia Daniel pour ne plus penser qu’à Jenny.

Pendant quelques minutes, ils marchèrent sans parler. Intervalle relativement long, qui leur parut très court. Pourtant, lorsqu’ils voulurent reprendre l’entretien, ils s’aperçurent que leurs pensées avaient, de part et d’autre, couvert beaucoup de chemin, et peut-être en des sens différents. De sorte qu’aucun d’eux ne savait plus comment rompre le silence.

Par chance, la route longeait une sorte de garage qui encombrait la chaussée d’autos en réparation, et la trépidation des moteurs n’incitait pas à la causerie.

Un vieux chien, galeux, infirme, qui pataugeait dans les flaques de cambouis, vint tourner autour de Puce : Jenny prit sa petite chienne dans ses bras. Ils avaient à peine dépassé la porte de ce chantier, que des cris les firent se retourner : un châssis squelettique, sonnant la ferraille, et que conduisait un apprenti de quinze ans, venait, en sortant de l’atelier, d’exécuter un virage si brusque, que malgré le cri tardif du gamin, le vieux chien noir n’eut pas le temps de se garer. Jacques et Jenny virent le véhicule prendre la pauvre bête de flanc et les deux roues, l’une après l’autre, lui passer sur le corps.

Jenny, horrifiée, hurla :

– « Il va mourir ! Il va mourir ! »

– « Non, il marche ! »

En effet, l’animal s’était relevé et fuyait au hasard, ensanglanté, braillant, traînant dans la poussière son train de derrière brisé qui le faisait zigzaguer et s’écrouler tous les deux mètres.

Défigurée, Jenny répétait sur le même ton :

– « Il va mourir ! Il va mourir ! »

Le chien disparut dans la cour d’une maison. Ses gémissements s’espacèrent, puis cessèrent tout à fait. Les ouvriers du garage, égayés par cet intermède, suivaient les traces de sang. L’un d’eux, qui avait été jusqu’à la maison, cria aux autres :

– « Il y est. Il ne remue plus. »

Jenny, comme soulagée, laissa glisser sa chienne à terre, et ils reprirent la direction de la forêt. Mais cette émotion, ressentie ensemble, les avait encore rapprochés.

– « Je n’oublierai jamais », dit Jacques, « votre figure, votre voix, pendant que vous criiez. »

– « On est stupide, c’est nerveux. Qu’est-ce que je criais ? »

– « Vous avez crié : Il va mourir ! Remarquez : vous aviez vu le chien, roulé par l’auto, devenir une bouillie sanglante ; c’était ça qui était horrible. Et, pourtant, l’angoisse véritable n’a commencé qu’après ce moment-là, c’est-à-dire à l’instant tragique où l’animal, qui jusque-là était vivant, n’avait plus qu’à s’étendre pour mourir. N’est-ce pas ? Parce que la chose la plus pathétique c’est bien ce passage, cette chute insaisissable de la vie au néant. Il y a en nous une terreur de cette minute-là, une espèce de terreur sacrée, qui est toujours prête à s’éveiller… Vous pensez souvent à la mort ? »

– « Oui… C’est-à-dire non, pas très souvent… Et vous ? »

– « Oh, moi, presque sans interruption. Je veux dire que la plupart de mes pensées me ramènent à cette idée de la mort. Mais », reprit-il, avec un accent découragé, « on a beau y revenir souvent, c’est une pensée… » Il n’acheva pas. Son visage était ardent, révolté, presque beau, et l’impatience de vivre s’y mêlait à l’épouvante de mourir.

Ils firent encore quelques pas en silence, puis elle commença, d’une voix timide :

– « Tenez, je ne sais pourquoi – cela n’a aucun rapport – mais je pense à une chose que Daniel vous a peut-être racontée : ma première rencontre avec la mer ? »

– « Non. Dites. »

– « Oh, c’est une vieille histoire… J’avais quatorze ou quinze ans. Voilà : nous étions parties, à la fin des vacances, maman et moi, pour rejoindre Daniel au Tréport. Il nous avait écrit de descendre à je ne sais plus quelle station, et il était venu nous chercher en charrette. Pour m’éviter de découvrir la mer, peu à peu, au hasard des tournants, il m’avait bandé les yeux… C’est stupide, n’est-ce pas ?… À un moment, il m’a fait descendre de voiture et m’a conduite par la main. Je butais à chaque pas. Je sentais un vent de tempête me balayer la figure, j’entendais des sifflements, des mugissements, un vacarme infernal. Je mourais de peur, je suppliais Daniel de me laisser. Enfin, quand nous avons atteint le point le plus haut de la falaise, sans rien dire, il a passé derrière moi, et il a dénoué le bandeau. Alors j’ai aperçu toute la mer : la mer déchaînée dans les roches, au-dessous de moi, presque à pic ; la mer tout autour de moi, à perte de vue. La respiration m’a manqué ; je suis tombée dans les bras de Daniel. Je ne suis revenue à moi que plusieurs minutes après. Alors j’ai sangloté, sangloté… Il a fallu me rentrer, me coucher, j’ai eu de la fièvre. Maman était très mécontente… Eh bien, maintenant, savez-vous ? je ne regrette rien. Je crois que je connais bien la mer. »

Jacques ne lui avait jamais vu cette figure d’où la tristesse avait disparu, ce regard émancipé, avec une pointe d’extravagance. Brusquement, ce feu s’éteignit.

Jacques découvrait peu à peu une Jenny inconnue. Ces alternatives de réserve, puis de fougue subite, faisaient songer à une source aveuglée mais copieuse qui par instants seulement, trouverait issue. Peut-être touchait-il là le secret de cette mélancolie originelle qui donnait à ce visage un tel reflet de vie intérieure, tant de prix à la fugacité de ses sourires ? Et soudain il fut saisi d’angoisse, à la pensée qu’une telle promenade pouvait prendre fin.

– « Vous n’êtes pas pressée », insinua-t-il, lorsqu’ils eurent franchi l’arc de l’ancienne porte de la forêt. « Faisons le grand tour. Je parie que vous ne connaissez pas ce petit chemin-là ? »

Une allée sablonneuse, douce aux pieds, s’enfonçait dans l’ombre du taillis ; elle était, au départ, largement bordée d’herbe ; puis elle devenait de plus en plus étroite. Les arbres, dans ce secteur, poussaient mal ; leur feuillage souffreteux laissait de tout côté percer le ciel.

Ils avançaient, sans être gênés de leur silence.

« Qu’ai-je donc ? » se demandait Jenny. « Il n’est pas ce que je croyais. Non. Il est… Il est… » Mais aucune épithète ne pouvait la satisfaire. « Comme nous nous ressemblons », remarqua-t-elle soudain, avec un sentiment d’évidence et de joie. Puis elle s’inquiéta : « À quoi pense-t-il ? »

Il ne pensait à rien. Il s’abandonnait à un bien-être délicieux et vide ; il marchait auprès d’elle sans rien désirer d’autre.

– « C’est un de nos plus vilains coins de la forêt, que je vous montre là », murmura-t-il enfin.

Elle tressaillit au son de sa voix, et ils eurent ensemble cette pensée que ces minutes de silence avaient eu, pour les choses vagues auxquelles ils songeaient tous deux, une importance capitale.

– « Je suis de votre avis », répondit-elle.

– « Ce n’est même pas de l’herbe, c’est une espèce de chiendent », continua Jacques en piétinant le sol.

– « Ma chienne s’en régale, voyez-la. »

Ils disaient n’importe quoi : le sens des mots avait totalement changé de valeur pour eux.

« J’aime le ton bleu de sa robe », se dit Jacques. « Pourquoi ce bleu doux, un peu gris, est-il si bien sa couleur ? » Puis, sans autre préparation, il s’écria :

– « Je vais vous dire : ce qui me rend si stupide, c’est que je n’arrive pas à détacher mon attention de ce que je sens en moi. »

Et Jenny, croyant lui répondre, déclara :

– « C’est comme moi. Je rêve presque tout le temps. J’aime ça. Vous aussi ? Ce à quoi je rêve n’appartient qu’à moi ; ça me plaît de n’avoir pas à le partager avec les autres. Vous me comprenez ? »

– « Oh, très bien », fit-il.

Des branches d’églantines, dont l’une portait déjà de petites baies, fleurissaient un buisson en travers du sentier. Jacques fut sur le point de les lui offrir : « Voici des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches. Et puis… » Il s’arrêterait, il la regarderait… Il n’osa pas. Et, lorsque le buisson fut dépassé, il se dit : « Ce que je suis littéraire ! »

– « Vous aimez Verlaine ? » demanda-t-il.

– « Oui. Surtout Sagesse, que Daniel aimait tant autrefois. »

Il murmura :

– « Beauté des femmes, leur faiblesse, et ces mains pâles

Qui font souvent le bien et peuvent tout le mal…

Et Mallarmé ? », reprit-il, après une pause. « J’ai un recueil de poètes modernes qui n’est pas mal fait. Je vous l’apporterai, voulez-vous ? »

– « Oui. »

– « Aimez-vous Baudelaire ? »

– « Moins. C’est comme Whitman. D’ailleurs, Baudelaire, je le connais peu. »

– « Et Whitman, vous l’avez lu ? »

– « Daniel m’en a fait des lectures cet hiver. Je sens bien pourquoi il aime tant Whitman, lui. Mais moi… » (Ils pensèrent tous deux à ce mot d’« impur », qu’ils avaient prononcé tout à l’heure. « Comme elle me ressemble ! » se dit Jacques.)

– « Mais vous », reprit-il, « c’est justement pour ça que vous n’aimez pas Whitman autant que lui ? »

Elle inclina la tête, heureuse qu’il eût achevé sa pensée.

Le sentier s’élargissait de nouveau pour aboutir à une clairière où s’offrait un banc, entre deux chênes mangés de chenilles. Jenny jeta dans l’herbe son grand chapeau de paille souple, et s’assit.

– « Il y a des moments », confia-t-elle spontanément, comme si elle eût pensé tout haut, « où je suis presque étonnée de votre intimité avec Daniel. »

– « Pourquoi ? » Il sourit : « Parce que vous me trouvez différent de lui ? »

– « Aujourd’hui, très. »

Il s’étendit, à quelque distance d’elle, sur le talus.

– « Mon amitié avec Daniel », murmura-t-il. « Il vous parlait quelquefois de moi ? »

– « Non… C’est-à-dire, oui. Un peu. » Elle rougit ; mais il ne la regardait pas.

– « Ah », reprit-il, mâchant un brin d’herbe, « maintenant c’est une affection stable, une chose pacifiée. Ça n’a pas toujours été ainsi. » Il se tut, et, du doigt, lui montra, dans une flaque de soleil, au bout d’une herbe, un limaçon, transparent comme une agate, qui mouvait avec hésitation dans la lumière ses deux cornes gélatineuses. « Vous savez », reprit-il sans transition, « pendant ma vie d’écolier, il y a eu des semaines entières où j’ai cru devenir fou, tant il y avait de choses en fusion dans ma pauvre tête. Et toujours seul ! »

– « Cependant vous viviez avec votre frère ? »

– « Heureusement. Et j’étais très libre, heureusement aussi. Sans quoi, je crois bien que je serais devenu fou, pour de bon… Ou bien que je me serais évadé. »

Elle songea à l’escapade de Marseille, et, pour la première fois de sa vie, avec quelque indulgence.

– « Je me sentais incompris », déclara-t-il d’une voix sombre ; « incompris de tous ; même de mon frère ; même de Daniel, souvent. »

« Exactement comme moi », se disait-elle.

– « Pendant ces périodes-là, j’étais incapable de m’intéresser à aucun travail de la boîte. Je lisais, je lisais comme un forcené, tout ce qu’il y avait dans la bibliothèque d’Antoine, tout ce que Daniel pouvait m’apporter. Presque tous les romans modernes, français, anglais, russes, y ont passé. Si vous saviez les élans que ça me donnait ! Et, après ça, tout me paraissait d’un ennui mortel : les leçons, les ergotages des textes, la belle morale des honnêtes gens ! Je n’étais décidément pas fait pour tout ça, moi ! » Il ne mettait à parler de lui aucune suffisance ; mais, plein de lui comme tout être jeune et fort, il n’imaginait pas de jouissance plus authentique que de s’analyser ainsi devant ces yeux attentifs ; et le plaisir qu’il y prenait était contagieux. « C’est le temps », poursuivit-il, « où j’adressais à Daniel des lettres de trente pages, que je passais une nuit entière à griffonner ! Des lettres où je déversais tous mes enthousiasmes de la journée, toutes mes haines, surtout ! Ah, je devrais en rire, maintenant… Mais non », dit-il, pressant son front entre ses mains, « tout ça m’a trop fait souffrir, je ne peux pas encore pardonner ça !… Ces lettres, je les ai reprises à Daniel. Je les ai relues. Chacune est comme la confession d’un fou dans une lueur de lucidité. Elles se suivaient à quelques jours d’intervalle, à quelques heures parfois ; et chacune était comme une explosion, l’explosion d’une crise intérieure, en contradiction le plus souvent avec la crise précédente. Crise religieuse, parce que je venais de me jeter à corps perdu dans les Évangiles, ou bien dans l’Ancien Testament, ou bien dans le positivisme de Comte. Ah, ma lettre après une lecture d’Émerson ! J’ai eu toutes les maladies de l’adolescence : une vincite aiguë, une baudelairite exaspérée ! Mais jamais d’affection chronique ! Un matin, j’étais classique ; le soir, romantique – et je faisais flamber en cachette dans le laboratoire d’Antoine mon Malherbe et mon Boileau. Je l’ai fait, tout seul, riant comme un démon ! Le lendemain, tout ce qui était littérature me semblait également vide, écœurant. Je me mettais à piocher ma géométrie, en recommençant depuis le début ; j’étais absolument décidé à découvrir de nouvelles lois qui devaient bouleverser toutes les notions acquises. Et puis je redevenais poète. J’ai composé pour Daniel des odes, des épîtres de deux cents vers, écrites presque sans rature. Mais le plus incroyable de tout », fit-il, se calmant soudain, « c’est que j’ai rédigé, le plus sérieusement du monde, et en anglais, oui, entièrement en anglais, un traité de quatre-vingts pages sur l’Émancipation de l’individu dans ses rapports avec la Société : The emancipation of the individual in relation to Society ! Je l’ai encore. Attendez, ce n’est pas tout : avec une préface – courte, je l’avoue, – mais en grec moderne ! » (Ce dernier détail était faux ; il se souvenait seulement d’avoir voulu composer cette préface.) Il éclata de rire. « Non, je ne suis pas fou », reprit-il après un silence. Il se tut encore un instant, et, moitié grave, moitié riant, sans orgueil toutefois, il constata : « Tout de même j’étais assez différent des autres… »

Jenny caressait la petite chienne et songeait. Que de fois déjà, elle avait eu de Jacques cette vision d’un être inquiétant, presque dangereux ! Elle dut pourtant s’avouer qu’il ne l’effrayait plus.

Jacques s’était étendu dans l’herbe et regardait devant lui. Il était heureux d’avoir parlé avec cet abandon.

– « N’est-ce pas qu’on est bien sous ces arbres ? » demanda-t-il paresseusement.

– « Oui. Quelle heure est-il ? »

Ils n’avaient pas de montre. La lisière du parc était proche ; rien ne les pressait ; Jenny apercevait, de son banc, les cimes de deux châtaigniers qu’elle connaissait bien, et, plus loin, le cèdre de la maison forestière, qui allongeait ses palmes noires sur le bleu du ciel.

Penchée vers la chienne qui s’était dressée contre sa jupe, elle dit, évitant de se tourner du côté de Jacques :

– « Daniel m’a lu de vos vers. »

Puis, frappée de son mutisme, elle se décida à le regarder : il avait rougi jusqu’à l’épi qui étoilait la naissance des cheveux ; son regard rageur errait autour de lui. Elle rougit à son tour, et s’écria :

– « Ah, j’ai eu tort de vous raconter ça ! »

Jacques se reprochait déjà son irritation et cherchait à la dompter ; mais il ne supportait pas l’idée que quelqu’un – Jenny – pût le juger sur ses balbutiements de jeune homme ; et il était d’autant plus ombrageux à ce sujet, qu’il savait bien n’avoir jamais encore donné sa mesure, en rien ; ce dont il souffrait tous les jours de sa vie.

– « Mes vers, c’est zéro ! » lança-t-il brutalement. (Elle ne protesta pas, ne bougea même pas la main, et il lui en sut gré.) « Ce serait m’estimer bien peu que de… Ceux qui… Ah ! » s’écria-t-il enfin, « si on se doutait de ce que je veux faire ! » Et ce sujet brûlant, la présence de Jenny, cette solitude soulevaient en lui une telle émotion, que sa voix s’étrangla et que ses yeux le piquèrent comme s’il allait éclater en larmes. « Tenez », continua-t-il après un temps d’arrêt, « c’est comme ceux qui me félicitent de mon admission à Normale ! Si vous soupçonniez ce que je pense de ça ! J’en suis honteux. Oui, honteux ! Non seulement honteux d’être reçu, mais honteux d’avoir accepté le… le jugement de tous ces… ! Ah, si vous saviez ce qu’ils sont ! Tous fabriqués par le même moule, par les mêmes livres ! Les livres, et toujours les livres ! Et il a fallu que, moi, j’aille mendier leur… Moi ! Je me suis plié à… Ah !… Je… » Les mots lui manquaient. Il sentait bien qu’il ne donnait à son aversion aucun motif valable. Mais les bons arguments, les vrais, étaient trop vivaces, trop intimement enracinés en lui, pour être extirpés sur l’heure et étalés au grand jour. « Ah, je les méprise tous ! » cria-t-il. « Et je me méprise encore davantage d’être parmi eux ! Et jamais, jamais je ne pourrai… je ne pourrai pardonner tout ça ! »

Elle gardait d’autant mieux la maîtrise d’elle-même qu’elle le voyait hors de lui. Elle remarqua, sans d’ailleurs bien saisir quelle était la pensée de Jacques, qu’il exprimait souvent cette rancune indéterminée et ce refus de pardon. Il fallait vraiment qu’il eût beaucoup souffert. Pourtant – et, en cela, comme il différait d’elle ! – sa foi en l’avenir, en un bonheur futur, restait évidente ; à travers ses imprécations, circulait un perpétuel souffle d’espérance, de certitude ; son ambition paraissait démesurée, n’offrir aucune prise au doute. Jenny n’avait jamais auparavant envisagé quel pourrait être l’avenir de Jacques, mais elle ne ressentit aucune surprise à découvrir qu’il avait placé son but très haut ; même au temps où elle considérait Jacques comme un gamin brutal et vulgaire, elle n’avait jamais cessé de reconnaître en lui une force ; et, aujourd’hui, ces paroles fiévreuses, la flamme dont elle sentait le cœur de Jacques dévoré, provoquaient en elle un sentiment de vertige, comme si elle se fût trouvée, malgré elle, emportée dans le même tourbillon. Il en résulta une impression d’insécurité si pénible qu’elle se leva.

– « Je vous demande pardon », dit alors Jacques d’une voix étranglée, « c’est que, voyez-vous, tout ça me tient très au cœur. »

Ils prirent le sentier qui suivait, comme un chemin de ronde, les méandres de l’ancien saut-de-loup, et atteignirent l’autre porte de la forêt sur le parc ; elle était fermée par une grille à fers de lance, dont la serrure grinçait comme un verrou de prison.

Le soleil était haut, il n’était pas plus de quatre heures. Rien ne les obligeait à terminer déjà leur promenade. Pourquoi donc avaient-ils pris le chemin du retour ?

Dans le parc, quelques promeneurs les croisèrent ; et, bien qu’hier encore ils eussent parcouru ensemble, et sans songer à mal, ces mêmes avenues, un pareil sentiment de pudeur leur vint aujourd’hui d’y être rencontrés côte à côte, et seuls.

– « Eh bien », fit tout à coup Jacques, au croisement de deux allées, « je vais vous quitter là, n’est-ce pas ? »

Elle répondit sans hésiter :

– « C’est cela. Me voici presque à la maison. »

Il se tenait devant elle, gêné sans savoir pourquoi, ne pensant même pas à soulever son chapeau. L’embarras restituait à son visage cette expression lourde, fruste, qu’il prenait si souvent, et qu’elle ne lui avait pas vue durant la promenade. Il ne lui tendit pas la main. Il fit un effort pour sourire, et, juste au moment de tourner les talons, avec un timide regard vers elle, il balbutia :

– « Pourquoi… ne suis-je pas toujours… ainsi… avec vous ? »

Jenny n’eut pas l’air d’entendre et fila, sans se retourner, en ligne droite, à travers l’herbe. C’était presque les mêmes mots qu’elle s’était plusieurs fois répétés depuis hier. Mais, brusquement, un soupçon l’effleura, un soupçon qu’elle osait à peine formuler : peut-être Jacques avait-il voulu dire : « Pourquoi ne m’est-il pas permis de vivre toujours ainsi, auprès de vous, comme aujourd’hui ? » Cette supposition la brûlait. Elle accéléra le pas et, rentrée dans sa chambre, les joues en feu, les jambes vacillantes, elle se défendit de penser.

Toute la fin de cet après-midi, elle l’employa avec fébrilité à agir : elle modifia l’arrangement de sa chambre, déplaça les meubles, mit de l’ordre dans l’armoire à linge du palier, refit tous les bouquets de la maison. Par moments, elle saisissait la petite chienne, l’étreignait, l’accablait de caresses. Quand elle dut constater, en consultant une dernière fois la pendule, que Daniel ne serait pas là pour le dîner, elle fut prise de désespoir ; elle ne put se mettre à table seule, dîna d’une assiettée de fraises qu’elle mangea sur la terrasse, et, pour fuir l’interminable agonie du jour, se réfugia dans le salon, alluma toutes les lampes, et prit un recueil de Beethoven. Puis changeant d’idée, elle remit le Beethoven, s’empara d’un cahier d’Études de Chopin, et courut au piano.

Le jour semblait en effet mourir avec une particulière lenteur, parce que la clarté de la lune, levée déjà mais cachée par les arbres, s’était insensiblement substituée aux dernières lueurs du couchant.

Jacques avait, sans intention précise, glissé dans sa poche ce volume de poètes contemporains qu’il avait proposé à Jenny, et, ne pouvant supporter, ce soir, l’indifférence de la vie familiale, il était sorti pour flâner dans le parc. Sa pensée vagabondait sans qu’il pût la fixer sur rien. Moins d’une demi-heure après, il se trouvait engagé dans le chemin bordé d’acacias. « Pourvu que la porte ne soit pas fermée », songea-t-il.

Elle ne l’était pas. La clochette tinta ; il tressaillit comme un intrus. Une senteur chaude et résineuse, à laquelle se mêlait un relent de fourmilière, venait de dessous les sapins. Le son étouffé du piano animait à peine le jardin recueilli. Jenny et Daniel faisaient sans doute de la musique. Le salon ouvrait sur la façade opposée. Du côté où se trouvait Jacques, la maison dormait, toutes fenêtres closes ; mais le toit était baigné d’une étrange lumière, et il se retourna, surpris : c’était la lune, qui, par-dessus la cime des arbres, blêmissait déjà le faîtage et faisait briller les vitres des lucarnes. Il approchait de la maison, le cœur battant, gêné de n’avoir aucun moyen d’annoncer sa présence, et il éprouva un soulagement lorsque Puce s’élança en jappant. Le son du piano devait couvrir les aboiements, car la musique ne cessa pas. Jacques se baissa, souleva la petite chienne dans ses bras, comme faisait Jenny, et frôla des lèvres le front soyeux. Puis il contourna l’aile de la maison, et se trouva sur la terrasse, devant le salon, dont la baie était ouverte et éclairée. Il approchait toujours. Il cherchait à reconnaître ce que jouait Jenny : la mélodie, comme incertaine, semblait se balancer quelque temps, flotter entre le rire et les larmes, pour s’épanouir enfin dans une région supérieure où la joie et la douleur n’existent plus.

Il était arrivé sur le seuil. Le salon lui parut vide. D’abord, il ne distingua rien que le voile de perse dont le piano était drapé, et les bibelots posés dessus. Tout à coup, dans le trou qui se creusait entre deux potiches, il aperçut un visage, un masque grimaçant, suspendu dans le halo des bougies, une Jenny que la vibration intérieure défigurait. Et l’expression de ce visage était si dépouillée, si nue, qu’il recula d’instinct, comme s’il eût surpris la jeune fille dévêtue.

Serrant toujours la chienne contre son épaule, et tremblant comme un voleur, il attendit à l’écart, dans l’ombre de la maison, que le morceau fût achevé : alors, à haute voix, il appela Puce, et parut arriver à l’instant du jardin.

Jenny avait frémi en reconnaissant sa voix et s’était levée très vite. Elle gardait sur ses traits les stigmates de son émotion solitaire, et son regard effarouché repoussait celui de Jacques comme pour défendre un secret. Il demanda :

– « Je vous ai fait peur ? »

Elle fronçait les sourcils sans pouvoir articuler un son. Il continua :

– « Daniel n’est pas encore revenu ? » Puis, après une courte pause : « Je vous apportais ces morceaux choisis dont je vous ai parlé tantôt. »

Il sortit gauchement le livre de sa poche. Elle le prit et le feuilleta d’un geste machinal.

Elle ne s’asseyait pas, ne lui offrait pas de s’asseoir. Jacques comprit qu’il devait partir. Il sortit sur la terrasse. Jenny le suivit.

– « Ne vous dérangez pas », bredouilla-t-il.

Elle l’accompagnait parce qu’elle ne savait comment en finir plus vite, qu’elle n’osait pas lui tendre la main, et rompre là. Dégagée des arbres, la lune éclairait tant que, lorsqu’il se tournait vers Jenny, il voyait battre ses cils. Sa robe bleue avait l’inconsistance d’une apparition.

Ils traversèrent tout le jardin sans avoir prononcé un mot.

Jacques ouvrit la petite porte et descendit sur le chemin. Jenny avait, elle aussi, sans y penser, franchi le seuil et se tenait au milieu du sentier, arrêtée devant Jacques et nimbée de lumière. Alors, sur le mur étincelant de lune, il aperçut l’ombre de la jeune fille, son profil, sa nuque, la torsade de ses cheveux, le menton, jusqu’à l’expression de la bouche, – silhouette d’un noir de velours, d’une impeccable netteté. Il la désigna du doigt. Une idée folle traversa son esprit : et, sans vouloir réfléchir, avec cette audace que seuls se permettent les timides, il se pencha vers le mur et baisa l’ombre du visage aimé.

Jenny fit une brusque retraite, comme pour lui arracher son effigie, et disparut dans l’embrasure de la porte. Le carré lumineux du jardin cessa d’être visible : la porte retomba. Jacques entendit Jenny qui s’enfuyait sur le gravier. Alors il prit son élan et partit dans la nuit.

Il riait.

Jenny s’était mise à courir, à courir, comme si l’eussent poursuivie tous les spectres blancs et noirs qui peuplaient le jardin trop silencieux. Elle s’était ruée dans la maison, avait grimpé jusqu’à sa chambre et s’était jetée sur son lit. Une sueur froide la faisait frissonner. Son cœur était douloureux ; elle pressait sur son corsage ses mains qui tremblaient, et, de son front, fouillait durement l’oreiller. Toute sa volonté se tendait en un seul effort : ne se souvenir de rien ! La honte l’oppressait, empêchait les larmes de monter jusqu’aux yeux. Et elle était dominée par un sentiment nouveau : la peur. La peur d’elle-même.

Puce, oubliée en bas, aboya. Daniel rentrait.

Jenny l’entendit gravir l’escalier en fredonnant, puis s’arrêter une minute près de la porte. Il n’osait frapper, voyant qu’aucune lumière ne passait par la feuillure, croyant que sa sœur dormait déjà. Pourtant, toutes les lampes du salon étaient restées allumées ?… Jenny ne fit aucun mouvement ; elle voulait demeurer seule, dans l’obscurité. Mais, en entendant le pas de son frère s’éloigner, elle fut saisie d’angoisse et sauta de son lit :

– « Daniel ! »

À la lumière de la lampe qu’il tenait, il aperçut le visage ravagé, les prunelles fixes. Il crut que son retard avait alarmé sa sœur ; il cherchait déjà des excuses, lorsqu’elle l’interrompit :

– « Non, je suis énervée », fit-elle d’une voix sifflante. « Je n’ai pas pu me débarrasser de ton ami : il m’a suivie, suivie, il ne me quittait pas ! » Elle était pâle de rage, et elle martelait chaque syllabe. Puis une onde brusque de rougeur inonda son visage, et, sanglotant tout à coup, elle s’assit, épuisée, sur son lit : « Je t’assure, Daniel, dis-lui… Chasse-le… Je ne peux pas, je t’assure, je ne peux pas ! »

Il la considérait, interdit, essayant de deviner ce qui avait bien pu se passer entre eux.

– « Mais… quoi ? » murmura-t-il. Une idée l’effleura ; il hésitait à lui donner forme. Sa lèvre se releva de biais, en un sourire gêné : « Ce pauvre Jacques », insinua-t-il enfin, « peut-être bien qu’il t’… »

L’intonation était assez significative pour qu’il n’eût pas à terminer sa phrase. Il fut étonné de voir que Jenny ne tressaillait pas, et, les yeux baissés, semblait devenue indifférente. Elle se ressaisissait. Après une pause, si longue que Daniel n’espérait plus de réponse, elle dit :

– « Peut-être. » Sa voix avait repris son timbre normal.

« Elle l’aime », pensa Daniel ; et cette conclusion le prit tellement à l’improviste qu’il demeura muet, frappé de stupeur.

À ce moment, Jenny rencontra le regard de son frère : elle y lut clairement ce qu’il pensait. Elle se rebella : son œil bleu eut un éclair, son visage prit une expression de défi ; et, sans élever la voix, ses yeux dans les yeux de Daniel, secouant sa tête énergique, elle répéta trois fois de suite :

– « Jamais ! Jamais ! Jamais ! »

Puis, comme Daniel la considérait, indécis, mais avec une tendresse, une sollicitude d’aîné, qui la cinglait comme une offense, elle alla vers lui, releva sur le front du jeune homme une mèche indocile, et, lui donnant une tape sur la joue :

– « As-tu seulement dîné, grand fou ? »

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