VI

Gisèle se demandait pourquoi, depuis quelques jours, les journées étaient si brèves, l’été si glorieux, et pourquoi le matin, en faisant sa toilette près de la croisée grande ouverte, elle ne pouvait se retenir de chanter et de sourire à tout ce qu’elle voyait : à sa glace, au ciel limpide, au jardin, aux pois de senteur qu’elle arrosait sur l’appui de sa fenêtre, aux orangers de la terrasse qui lui semblaient s’être mis en boule comme des hérissons afin de mieux se défendre des rayons du soleil.

M. Thibault ne séjournait guère à Maisons-Laffitte plus de deux ou trois jours sans retourner vingt-quatre heures à Paris pour ses affaires. Durant ses absences, un air plus léger circulait dans la villa. Les repas étaient comme des jeux : Jacques et Gise retrouvaient leurs absurdes fous rires d’enfants. Mademoiselle, plus allègre, trottinait de l’office à la lingerie, et de la cuisine au séchoir, fredonnant des cantiques démodés qui ressemblaient à des couplets de Nadaud. Ces jours-là, Jacques, détendu, l’esprit vivace et plein de projets contradictoires, s’abandonnait sans réticence à sa vocation, et passait l’après-midi dans un coin du jardin, s’asseyant, se levant, griffonnant des notes. Gisèle, gagnée elle aussi par le désir de bien employer son temps, s’installait sur le palier, d’où elle pouvait apercevoir les allées et venues de Jacquot sous les arbres ; et là, plongée dans les Great Expectations de Dickens, dont Mademoiselle, sur les instances de Jacques, avait autorisé la lecture comme une occasion de faire des progrès en anglais, elle pleurait avec délices, parce qu’elle avait, dès le début, deviné que Pip délaisserait la pauvre Biddy pour la cruelle et fantasque Miss Estelle.

Une courte absence que dut faire Jacques dans la seconde semaine d’août, pour assister, en Touraine, au mariage de Battaincourt dont il n’avait pu refuser d’être le témoin, suffit à rompre le charme.

Le lendemain de son retour à Maisons, éveillé tôt après un sommeil énervé, comme il se rasait avec soin et constatait que son teint n’offrait plus la moindre rougeur et qu’à la place de son clou il ne restait qu’une invisible cicatrice, la perspective de reprendre cette existence tout unie lui parut si décevante qu’il quitta sa toilette pour se jeter rageusement en travers de son lit. « Et les semaines passent », songea-t-il. Était-ce là les vacances qu’il avait espérées ? Brusquement, il sauta à terre. « Je devrais prendre un peu d’exercice », se dit-il sur un ton raisonnable qui contrastait avec la fébrilité de ses gestes. Il choisit dans son armoire une chemise à col ouvert, vérifia si ses souliers, si sa raquette, étaient valides ; et, quelques instants plus tard, il enfourchait sa bicyclette pour être plus vite au club.

Deux des courts étaient occupés. Jenny jouait. Elle n’eut pas l’air de remarquer l’arrivée de Jacques qui ne se hâta pas d’aller lui dire bonjour. Un remaniement des équipes les rassembla dans la même partie, d’abord en adversaires, puis en partenaires. Ils étaient de même force.

Ils reprirent d’emblée le ton discourtois de leur camaraderie passée. Jacques s’occupait beaucoup de Jenny, mais toujours d’une façon tracassière, voire blessante, raillant ses fautes de jeu, et prenant un visible plaisir à la contredire. Jenny répondait du tac au tac avec une voix de tête qui ne lui était pas naturelle. Il lui eût été facile d’éviter un partenaire aussi désobligeant ; pourtant elle ne paraissait pas chercher à l’évincer ; au contraire, elle s’obstinait à avoir le dernier mot. Et, lorsque les autres joueurs commencèrent à se disperser pour le déjeuner, elle interpella Jacques sur un ton qui ne désarmait pas :

– « Je vous fais un simple en quatre jeux ! »

Elle y déploya une surexcitation si combative, qu’il fut battu par quatre-zéro.

Le triomphe la rendit généreuse :

– « Ça ne compte pas, vous n’êtes pas entraîné. Vous prendrez votre revanche un de ces jours. »

Sa voix avait retrouvé l’intonation voilée qui lui était coutumière. « Nous sommes deux enfants », se dit Jacques. Il était heureux de partager une faiblesse avec elle. Ce fut comme une lueur d’espoir. Il fut saisi de honte en songeant à son attitude envers Jenny ; mais lorsqu’il chercha quelle autre attitude adopter, il n’en trouva aucune ; jamais, vis-à-vis d’elle, il ne saurait être naturel ; et il n’y avait personne avec qui plus ardemment il eût désiré l’être.

Midi sonnait lorsqu’ils sortirent ensemble du club, leurs bicyclettes à la main.

– « Au revoir », dit-elle. « Passez devant. J’ai tellement chaud que je crains d’attraper du mal, en machine. »

Il ne répondit pas, et continua de cheminer près d’elle.

Jenny n’aimait pas que l’on s’imposât ; elle eut un sentiment d’impatience à ne pouvoir se défaire de son compagnon au moment qu’elle le souhaitait. Jacques ne s’en douta pas ; il pensait à revenir jouer dès le lendemain et cherchait une phrase qui lui permît de motiver cette assiduité imprévue.

– « Maintenant que je suis revenu de Touraine », commença-t-il avec embarras… Il avait renoncé à son ton moqueur. (D’ailleurs, elle avait déjà remarqué l’an dernier qu’il cessait presque toujours de la taquiner lorsqu’il leur arrivait d’être seuls.)

– « Vous étiez en Touraine ? » dit-elle, pour dire quelque chose.

– « Oui. Un mariage d’ami. Mais vous le connaissez : c’est chez vous que je l’ai rencontré : Battaincourt ? »

– « Simon de Battaincourt ? » Elle parut rassembler quelques souvenirs, et sur un ton catégorique : « Il ne me plaisait pas. »

– « Tiens ! Pourquoi ? »

Elle supportait mal ce genre d’interrogation.

– « Vous êtes trop sévère, c’est un gentil garçon », reprit Jacques, voyant qu’elle ne répondait pas. Mais il se ravisa : « Non, au fond, vous avez raison : il est très quelconque. » Elle approuva d’un signe de tête et il en fut tout heureux.

– « Je ne savais pas que vous vous étiez lié avec lui », dit-elle.

– « Pardon. C’est lui qui s’est lié avec moi », rectifia-t-il, en souriant. « Cela s’est fait un soir que nous revenions, je ne sais plus d’où. Il était très tard. Daniel nous avait quittés. Alors Battaincourt m’a pris pour confident, sans crier gare. Il m’a raconté toute sa vie, comme on confie sa fortune à un banquier en lui disant : Occupez-vous de mes affaires, je m’en rapporte à vous. »

Elle l’écoutait avec une certaine curiosité, et ne songeait plus, pour l’instant, à se débarrasser de lui.

– « Il vous arrive souvent d’être pris pour confident ? » demanda-t-elle.

– « Non. Pourquoi ?… Si, peut-être. » Il sourit : « Oui, au fond, ça m’arrive assez souvent. » Il ajouta, non sans quelque défi : « Ça vous étonne ? »

Il fut ému de l’entendre répondre, sur un ton sage :

– « Non, pas du tout. »

Des bouffées de vent chaud leur soufflaient au visage l’haleine des jardins qu’ils longeaient, un fumet de terreau mouillé, une odeur sourde de fleurs au soleil, d’œillets d’Inde, d’héliotropes. Jacques se taisait. Ce fut elle qui le relança :

– « Et, de confidence en confidence, vous l’avez marié ? »

– « Oh non : bien au contraire. J’ai fait tout pour empêcher ce mariage inepte. Une veuve de quatorze ans plus vieille que lui, et qui a un enfant ! Les parents de Battaincourt se sont brouillés avec leur fils. Mais il n’y a rien eu à faire. » Il ajouta, se souvenant qu’il avait déjà, au sujet de son ami, employé avec bonheur le mot possédé dans le sens liturgique : « Battaincourt est absolument possédé de cette femme. »

– « Jolie ? » fit-elle, sans autrement remarquer la force de l’expression.

Il réfléchit tant, qu’elle pinça les lèvres et ajouta :

– « Je ne pensais pas vous poser une question si embarrassante ! »

Il réfléchissait toujours et ne souriait pas :

– « Je ne peux pas dire qu’elle soit jolie. Elle est terrible. Je ne trouve pas d’autre mot. » Et, après une pause, il s’écria : « C’est si curieux, les êtres ! » Il leva les yeux vers Jenny et vit qu’elle semblait surprise. « C’est vrai », reprit-il, « tous les êtres sont si curieux ! Même ceux qui n’intéressent personne. Avez-vous remarqué, lorsqu’on parle de gens qu’on connaît à d’autres qui les connaissent aussi, combien de choses significatives, révélatrices, leur ont échappé ? C’est pour ça que les gens se comprennent si mal entre eux. »

Il la regarda de nouveau et sentit qu’elle l’avait bien écouté, qu’elle se répétait à elle-même ce qu’il venait de dire. La défiance qu’il gardait toujours vis-à-vis de Jenny fit subitement place à un abandon joyeux ; il eut envie de capter davantage cette attention inaccoutumée, d’émouvoir la jeune fille, en lui racontant certains détails de la cérémonie, qu’il avait encore présents à la mémoire.

– « Où en étais-je ? » dit-il étourdiment. « J’aimerais tant écrire un jour la vie de cette femme, d’après le peu que je sais d’elle ! On dit qu’elle a commencé par être vendeuse dans un bazar. L’ascension opiniâtre de cette femme », reprit-il, répétant la formule qu’il avait inscrite sur un carnet de poche. « Une sœur de Julien Sorel. Vous aimez Le Rouge et le Noir ? »

– « Non, pas du tout. »

– « Tiens ? » fit-il. « Oui, je comprends bien ce que vous voulez dire. » Il réfléchit un instant et sourit. « Mais, si nous commençons à ouvrir des parenthèses, je n’en finirai jamais. Je n’abuse pas de votre temps, au moins ? »

Pour se défendre de paraître trop intriguée, elle lança étourdiment :

– « Non, nous ne déjeunons qu’à la demie, à cause de Daniel. »

– « Daniel est là ? »

Elle se trouvait acculée au mensonge :

– « Il a dit qu’il viendrait peut-être », dit-elle en rougissant. « Mais vous ? »

– « Je ne suis pas pressé, mon père est à Paris. Prenons le côté de l’ombre, voulez-vous ?… Ce que je veux vous raconter, c’est seulement le repas qui a eu lieu après le mariage. Oh, ce n’est rien, mais c’a été tout de même très pénible, je vous assure. Voyons. D’abord, comme cadre, un château genre historique, avec un donjon restauré par Goupillot. Goupillot, c’est le premier mari, un bonhomme extraordinaire, un ancien commis mercier qui s’est découvert le génie du bazar, et qui est mort multimillionnaire, après avoir doté toutes nos villes de province d’un Bazar du XX e siècle. Vous en avez vu certainement. Car la veuve, soit dit en passant, est excessivement riche. Je ne lui avais jamais été présenté. Comment vous la décrire ? Une femme maigre, souple, trop élégante ; une tête pas commode, un profil fier ; des yeux gris, dans un teint de brune, un peu brouillé ; des yeux gris taupe, d’une nuance assez trouble : l’eau qui dort. Vous voyez ça. Des attitudes d’enfant gâté ; des attitudes qui sont sensiblement plus jeunes que sa figure ; elle parle haut, elle rit ; et, par moments, – je ne sais comment vous expliquer ça – son regard gris galope entre ses paupières, le long de ses cils ; et alors, brusquement, les enfantillages qu’elle débite prennent une portée inquiétante ; et on pense malgré soi au bruit, qui a couru après son veuvage, qu’elle aurait empoisonné lentement Goupillot. »

– « Elle me fait peur », dit Jenny, cessant de résister à l’intérêt que Jacques faisait naître en elle. Il le sentit et en fut agréablement stimulé.

– « Oui, c’est bien ça », répéta-t-il : « une femme qui fait un peu peur. Je me rappelle que c’est tout à fait la sensation que j’ai eue, au moment où l’on s’est mis à table ; je la regardais ; elle était debout, le masque dur, devant la table garnie de fleurs blanches… »

– « Elle était en blanc ? »

– « Presque ; pas tout à fait une robe de mariée : une robe de jardin, si vous voulez, assez théâtre, d’un blanc foncé, crémeux. Le déjeuner était servi par petites tables. Elle invitait des gens à la sienne, sans s’inquiéter du nombre de places, à tort et à travers. Battaincourt était auprès d’elle. Il avait l’air nerveux ; il lui a dit : “Vous voyez bien que vous embrouillez tout.” Ils ont échangé un regard… Ah ! un bien étrange regard ! J’ai eu l’impression qu’entre eux, il n’y avait plus rien de jeune, déjà ; plus rien de vivace : du passé seulement. »

« Peut-être », se disait Jenny, « peut-être n’est-il pas aussi pervers que je pensais, ni aussi sec, ni aussi… » Et, au même moment, elle s’aperçut qu’elle savait depuis longtemps que Jacques était sensible et bon. Elle en demeura troublée, et, tout en suivant le récit de Jacques, elle ne put s’empêcher de retenir au passage ce qui motivait davantage le jugement favorable qu’elle venait de porter sur lui.

– « Simon a voulu que je sois assis à sa gauche », continua-t-il. « J’étais le seul présent de tous ses amis. Daniel avait promis de venir : mais il s’était défilé. Et pas un membre de la famille Battaincourt, pas même le cousin germain de Simon, avec lequel il a été élevé et sur lequel il avait compté jusqu’à l’heure du dernier train. Le pauvre diable faisait pitié. C’est une nature sensible, assez fine ; je vous assure ; je sais de lui des choses très bien. Il regardait tous ces gens autour de lui : tous des étrangers. Il pensait à ses parents. Il m’a dit : “Jamais je n’aurais cru qu’ils me tiendraient rigueur à ce point-là. Faut-il qu’ils m’en veuillent !” Et, à un autre moment du repas, il m’a dit : “Pas un mot, pas même un télégramme ! Je n’existe donc plus pour eux. Dis ?” Je ne savais que lui répondre. Alors il s’est dépêché d’ajouter : “Oh ! ce n’est pas pour moi que je dis ça ; moi, je m’en fiche. C’est pour Anna.” Justement la terrible Anna décachetait une dépêche qu’on venait d’apporter. Battaincourt est devenu tout pâle. Mais la dépêche était bien pour elle : des félicitations d’une amie. Alors il n’a pas pu y tenir : malgré tous les gens qui le regardaient, malgré Anna et son visage fermé, et ce regard froid qui le surveillait, il s’est mis à pleurer. Elle était furieuse. Il s’en est rendu compte. Il était à côté d’elle, naturellement. Il lui a posé la main sur le bras, et il lui a dit, à mi-voix, comme un gosse : “Je vous demande pardon.” C’était affreux à entendre. Elle n’a pas bronché. Alors – et c’était plus pénible encore que de le voir pleurer – il a commencé à parler avec animation, à plaisanter ; et, par moments, tout en disant n’importe quoi sur un ton forcé, on voyait les larmes venir à ses yeux, et il les essuyait, sans s’arrêter de parler, du revers de sa main. »

Le trouble de Jacques prêtait tant d’émotion à cette scène, que Jenny murmura :

– « C’est affreux… »

Il eut une joie d’auteur, la première peut-être. Intense. Mais qu’il dissimula hypocritement :

– « Je ne vous ennuie pas ? » fit-il, comme s’il n’avait pas entendu. Et il reprit aussitôt : « Ce n’est pas tout. Au dessert, les autres tables ont réclamé : “Les mariés !” Battaincourt et sa femme ont dû se lever, sourire, faire le tour de la salle, une coupe de champagne à la main. C’est là qu’il y a eu un petit détail poignant. Dans leur promenade autour des tables, ils avaient oublié la fille du premier mari, une enfant de huit ou neuf ans. La gamine a couru derrière eux. Ils étaient déjà revenus à leurs places. Sa mère l’a embrassée, à la diable, en défripant la collerette de la petite robe. Et puis elle a poussé sa fille vers Battaincourt. Mais lui, après cette tournée où il n’avait pas rencontré le regard d’un ami, il avait les yeux pleins de larmes, et il ne voyait rien : il a fallu lui mettre la fillette sur les genoux. Ce faux sourire qu’il a eu, en se penchant vers l’enfant de l’autre ! La petite tendait sa joue : elle avait des yeux tristes, cette enfant, je n’oublierai jamais ça. Enfin, il l’a embrassée. Et, comme elle ne s’en allait pas, il lui flattait le menton, bêtement, comme ça, avec un doigt, vous comprenez ? Je vous assure que c’était lamentable. Mais c’est tout de même une belle histoire… Vous ne trouvez pas ?… »

Elle se tourna vers lui, frappée de la façon dont il avait prononcé : « une belle histoire ». Elle fit la remarque que le regard de Jacques n’avait plus cette lourdeur brutale qu’elle trouvait si antipathique, et même que ses prunelles, claires, mobiles, expressives, étaient, en ce moment, d’une eau très pure. « Pourquoi n’est-il pas toujours ainsi ? » songea-t-elle.

Jacques souriait maintenant. La mélancolie de ces souvenirs comptait peu au prix de ce goût qu’il avait pour la vie d’autrui, pour tout ce qui révélait la pensée, le sentiment des êtres. Jenny aussi ressentait ce plaisir ; et peut-être, chez elle comme chez lui, ce plaisir était-il pour l’instant accru de n’être pas solitaire.

Ils atteignaient le bout de l’avenue ; ils apercevaient déjà la bordure de la forêt. Le soleil sur l’herbe étendait devant eux une nappe éblouissante. Jacques s’arrêta :

– « Je bavarde », fit-il, « je vous ennuie. »

Elle ne protesta pas.

Pourtant, au lieu de prendre congé, il proposa :

– « Puisque je suis venu jusqu’ici, j’ai envie d’aller dire bonjour à votre frère. »

C’était lui rappeler bien mal à propos son mensonge. Elle en fut d’autant plus agacée qu’il n’avait pas hésité à la croire. Elle ne répondit pas, et Jacques comprit seulement qu’elle avait assez de lui et ne désirait pas être accompagnée plus loin.

Il en fut mortifié. Cependant, il ne pouvait se résoudre à la quitter en la laissant sous une fâcheuse impression, surtout ce matin où il avait cru sentir naître entre eux quelque chose qu’il souhaitait confusément depuis des mois, peut-être des années !

Ils parcoururent en silence le chemin bordé d’acacias qui menait à la petite porte. Un peu en retrait derrière Jenny, Jacques apercevait la courbe gracieuse et triste de sa joue. Plus il avançait, moins il était plausible qu’il changeât d’avis et la laissât seule. Les minutes s’enchaînaient. Ils arrivèrent à la porte. Elle l’ouvrit. Il la suivait. Ils traversèrent le jardin.

La terrasse était déserte ; le salon vide.

– « Maman ? » appela Jenny.

Personne ne répondit. Elle se dirigea vers la fenêtre de la cuisine, et, liée par son mensonge, demanda :

– « M. Daniel est-il arrivé ? »

– « Non, Mademoiselle… Mais, tout à l’heure, on a apporté un télégramme. »

– « Ne dérangez pas votre mère », dit enfin Jacques. « Je m’en vais. »

Jenny se tenait droite, et son visage avait pris une expression obstinée.

– « Au revoir », murmura Jacques. « À demain, peut-être ? »

– « Au revoir », répondit-elle, sans faire un pas pour le reconduire.

Puis, dès que Jacques eut tourné les talons, elle entra dans le vestibule, mit avec brusquerie sa raquette dans le tendeur, et jeta le tout sur un coffre, soulagée de manifester son humeur par un geste brutal.

« Non, pas demain ! Sûrement, pas demain ! » pensa-t-elle.

Mme de Fontanin avait bien entendu de sa chambre l’appel de sa fille, et reconnu la voix de Jacques. Mais elle était si bouleversée qu’elle n’avait pas eu la force de feindre le calme. La dépêche qu’elle venait de recevoir était de son mari. Jérôme était à Amsterdam, seul et sans ressources, disait-il, auprès de Noémie malade. La décision de Mme de Fontanin avait été prise aussitôt : elle irait à Paris, aujourd’hui même, prendre ce qui lui restait en banque pour l’envoyer à l’adresse que lui donnait Jérôme.

Elle s’habillait, lorsque sa fille entra dans sa chambre. Les traits altérés de Mme de Fontanin, la dépêche ouverte sur la table, bouleversèrent Jenny.

– « Qu’est-ce qu’il y a ? » balbutia-t-elle. Elle eut le temps de penser : « Il est arrivé quelque chose. Je n’étais pas là. C’est la faute de Jacques ! »

– « Rien de grave, ma chérie », soupira Mme de Fontanin. « Ton père… Ton père a besoin d’un peu d’argent. » Et, honteuse de sa propre faiblesse, honteuse surtout du père devant l’enfant, elle rougit et cacha son visage entre ses mains.

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