VII

L'aube naissait derrière les vitres embuées du wagon. Tapie dans son coin, Mme de Fontanin contemplait sans les voir les herbages plats de la Hollande.

En arrivant à Paris, la veille, elle avait trouvé chez elle une seconde dépêche de Jérôme : Médecin déclare Noémie perdue. Ne puis rester seul. Vous supplie venir. Si possible apportez argent. Elle n’avait pu joindre Daniel avant le train du soir. Mais elle lui avait laissé un mot, pour l’avertir qu’elle partait, et lui confier Jenny.

Le train stoppa. Elle entendit crier :

– « Haarlem ! »

C’était le dernier arrêt avant Amsterdam. On éteignit les lampes. Le soleil encore invisible emplissait tout le ciel d’une blancheur de perle, diffuse et multicolorée. Les voyageurs s’éveillaient, s’agitaient, pliaient des manteaux. Mme de Fontanin s’immobilisa afin de prolonger cette torpeur qui la protégeait encore un peu contre la pleine conscience de son acte. Noémie allait mourir. Elle chercha à lire en elle-même. Jalouse ? Non. La jalousie, c’était ces flambées soudaines qui la dévoraient, au cours des premières années de ménage, alors qu’elle doutait toujours, et se refusait aux évidences, et luttait contre d’intolérables obsessions visuelles. Depuis longtemps, ce n’était plus de jalousie qu’elle souffrait, c’était de l’injustice qui lui était faite. Et, même, pouvait-elle dire qu’elle souffrait ? Elle avait connu de bien autres supplices ! D’ailleurs, avait-elle jamais été vraiment une femme jalouse ? Sa pire douleur avait toujours été d’apprendre, après coup, qu’elle avait été dupe ; le plus souvent, elle n’éprouvait pour les maîtresses de Jérôme qu’une compassion un peu hautaine, quelquefois nuancée de sympathie, comme envers des sœurs imprudentes.

Ses doigts tremblèrent lorsqu’il fallut boucler les courroies. Elle descendit du wagon la dernière. Le coup d’œil rapide, effaré, qu’elle promena autour d’elle ne rencontra pas le regard dont elle attendait le choc. N’avait-il pas reçu son télégramme ? L’idée que peut-être deux yeux l’observaient la contraignit à se raidir. Elle suivit la file des arrivants.

Quelqu’un lui toucha le bras. Jérôme était devant elle, le regard hésitant, quoique joyeux, tête nue, à demi incliné, et conservant toujours, malgré son visage maigri et ses épaules un peu voûtées, sa grâce inquiétante de prince oriental. Le flot des voyageurs les bouscula avant qu’il eût trouvé le mot d’accueil ; mais il s’empara du sac de Thérèse avec un tendre empressement. « Elle n’est pas morte », se dit Mme de Fontanin ; et elle eut peur d’être obligée de la voir mourir.

Ils gagnèrent en silence la place de la gare. D’un signe, M. de Fontanin arrêta une voiture libre. Alors, tandis qu’elle y montait, une émotion, qui ressemblait bien à du bonheur, la suffoqua : elle venait d’entendre la voix de Jérôme ! Et pendant qu’il achevait de donner en hollandais ses ordres au cocher, elle demeura une seconde sur le marchepied, immobile et vibrante ; puis elle rouvrit les yeux, et s’assit.

Dès qu’il fut à ses côtés dans la voiture découverte, il se tourna vers elle. Elle reconnut l’éclat mordoré et sourd des prunelles ; elle fut, une fois encore, tout enveloppée de leur chaude ardeur. Il semblait prêt à prendre la main de Thérèse, à toucher son bras ; et cette attitude contrastait tant avec la courtoisie châtiée de ses manières qu’elle en fut choquée comme d’une privauté qu’il se fût permise, mais troublée comme d’une preuve d’amour qu’elle n’espérait plus.

Ce fut elle qui jeta les premiers mots dans le silence :

– « Comment va… ? » Elle buta sur le nom ; elle ajouta aussitôt : « Est-ce qu’elle souffre ? »

– « Non, non », fit-il, « plus du tout. »

Bien qu’elle évitât de regarder son visage, elle comprit au ton de sa réponse que Noémie allait beaucoup mieux, et crut sentir qu’il était assez confus d’avoir appelé sa femme au chevet de sa maîtresse malade. Un cuisant regret la saisit. Elle ne concevait plus quel sortilège avait pu la décider à accourir aussi vite. Puisque Noémie allait revivre, puisque tout allait reprendre et continuer, que venait-elle faire ici ? Elle résolut de repartir sur-le-champ.

Jérôme murmura :

– « Je vous remercie, Thérèse… » Le timbre de la voix était tendre, respectueux, timide. Elle apercevait, sur le genou de Jérôme, sa main, un peu maigrie, sa longue main veinée, qui tremblait imperceptiblement, et le large camée branlant à l’annulaire. Elle se retenait de lever la tête ; mais elle appuyait son regard sur cette main nue, et elle ne parvenait plus à regretter son voyage. Pourquoi partir ? Elle était venue librement, dans un élan que lui avait inspiré la prière : aucun mal ne pouvait en résulter. Sitôt que, pour repousser toute intention de départ, elle eut pris ce point d’appui sur sa foi, elle se sentit redevenue forte. Jamais le souffle divin ne l’avait longtemps abandonnée dans l’incertitude.

La voiture s’engageait dans une grande ville aérée, aux vastes perspectives. Les volets des boutiques n’étaient pas encore retirés, mais, sur les trottoirs, des travailleurs se rendaient déjà aux chantiers. Le cocher prit une voie moins large, tronçons successifs de chaussée, reliés par des ponts en dos d’âne : la rue coupait une suite de canaux parallèles bordés de maisons dont les façades sans relief, hautes, étroites, et pour la plupart rouges avec des croisées blanches, se reflétaient dans l’eau semi-stagnante, entre les branches des ormes penchés au bord des quais. Mme de Fontanin se sentit loin de France.

– « Comment vont les enfants ? » demanda Jérôme. Elle remarqua qu’il avait hésité à poser cette question, qu’il était ému et, pour une fois, ne cherchait pas à dissimuler son trouble.

– « Très bien. »

– « Daniel ? »

– « Il est à Paris, il travaille. Il vient à Maisons quand il est libre. »

– « Vous étiez à Maisons ? »

– « Oui. »

Il se tut ; évidemment, il évoquait le parc, la demeure connue au bord de la forêt.

– « Et… Jenny ? »

– « Elle va bien. » Il semblait l’interroger du regard, l’implorer ; elle ajouta : « Elle a beaucoup grandi, elle est très changée. »

Les paupières de Jérôme battirent. Il murmura d’une voix faussée par l’effort :

– « Oui, n’est-ce pas ? Elle a dû beaucoup changer… » Puis il se tut de nouveau, détourna la tête, et tout à coup, passant la main sur son front : « Ah, tout ça, c’est affreux », s’écria-t-il sourdement. Et, sans transition, il déclara : « Je suis presque sans argent, Thérèse. »

– « J’en ai apporté », dit-elle très vite. Elle avait perçu tant de détresse dans ce cri, qu’elle eut d’abord, à pouvoir rassurer Jérôme, un mouvement de joie. Mais immédiatement une idée blessante s’implanta : Noémie n’avait jamais été aussi malade qu’on le lui avait fait croire, et ils ne l’avaient fait venir que pour cet argent ! Aussi frémit-elle, révoltée, lorsque Jérôme, après avoir attendu quelques instants, ne put se retenir de demander avec une intonation honteuse :

– « Combien ? »

Elle fut, une seconde, effleurée par la tentation de réduire le chiffre.

– « Tout ce que j’ai pu réunir », dit-elle ; « un peu plus de trois mille francs. »

Il balbutia :

– « Ah, merci… Merci !… Si vous pouviez savoir, Thérèse !… L’important, c’est d’avoir cinq cents florins à donner au médecin… »

La voiture avait franchi, sur un pont de pierre, une sorte de grand fleuve encombré de bateaux, puis, après avoir tourné dans les ruelles d’un faubourg, atteignait une petite place déserte et s’arrêtait devant le perron d’une chapelle.

Jérôme descendit, paya, prit le sac, et, de l’air le plus naturel, faisant passer Thérèse devant lui, il gravit les marches et poussa le battant de la porte. Ce n’était ni une église ni un temple ; une synagogue, peut-être ?

– « Je vous demande pardon », souffla-t-il. « C’est pour éviter d’arriver en voiture jusqu’à la maison. Les étrangers sont très surveillés ; je vous expliquerai. » Et, changeant de voix, avec un sourire engageant d’homme du monde, il poursuivit : « D’ailleurs, quelques pas à pied ne seront pas désagréables ? Il fait si doux, ce matin !… Je vous montre la route. »

Elle le suivit sans répondre. La voiture n’était plus sur la place. Jérôme prit un passage voûté qui accédait, par des degrés, à l’unique quai d’un canal : sur l’autre bord, les soubassements des maisons s’alignaient dans l’eau. Le soleil jouait sur les briques, sur les vitres brillantes des fenêtres qu’égayaient des capucines et des géraniums. Le quai était encombré de gens, de tréteaux, de paniers ; on dressait une sorte de marché en plein air ; parmi la friperie et le bric-à-brac, on déchargeait de petites péniches chargées de fleurs dont les parfums se mêlaient au relent un peu croupi de l’eau.

Jérôme se retourna :

– « Pas trop fatiguée, Amie ? »

Il avait toujours la même façon chantante de prononcer « Ami… e ». Elle baissa la tête sans répondre.

Il ne soupçonna rien de l’émotion qu’il avait provoquée ; il désignait sur l’autre bord un pignon d’angle, auquel aboutissait une passerelle :

– « C’est là », fit-il. « Oh, c’est très modeste… Vous m’excuserez de vous recevoir si simplement. »

La maison était, en effet, de pauvre apparence ; mais son récent badigeon acajou et ses bois peints en blanc faisaient penser à un yacht bien tenu. Sur les stores orange du premier étage, qui tous étaient baissés, Thérèse lut en lettres discrètes :

Pension Roosje-Mathilda.

Jérôme habitait donc une sorte d’hôtel, un logis anonyme où elle n’aurait pas trop l’impression d’être reçue chez eux. Elle en éprouva un soulagement.

Ils s’engagèrent sur la passerelle. Un des stores du premier étage bougea. Noémie guettait donc ?… Mme de Fontanin se redressa. Alors seulement elle remarqua, entre deux fenêtres du rez-de-chaussée, une enseigne de tôle peinturlurée, représentant une cigogne près d’un nid d’où sortait un bébé nu.

Ils prirent un couloir, puis un escalier qui embaumait l’encaustique. Jérôme s’arrêta sur le palier et sonna deux coups. On entendit un remue-ménage à l’intérieur, le judas glissa derrière son grillage, enfin la porte s’entrouvrit juste assez pour livrer passage à Jérôme.

– « Vous permettez ? » dit-il. « Je vais prévenir. »

Mme de Fontanin perçut une courte discussion en hollandais. Presque aussitôt, Jérôme rouvrit toute grande la porte d’entrée. Il était seul. Ils suivirent un long corridor ciré qui faisait des coudes ; Mme de Fontanin était oppressée, et, craignant à tout instant de se trouver en présence de Noémie, elle faisait appel à sa dignité pour conserver son sang-froid. Mais la pièce où ils pénétrèrent était inhabitée ; c’était une chambre propre et gaie, donnant sur le canal.

– « Vous voilà chez vous, Amie », fit Jérôme.

Elle se retenait de questionner : « Et Noémie ? »

Il devina sa pensée :

– « Je vous quitte un instant », dit-il ; « je vais voir si l’on n’a pas besoin de moi. »

Avant de sortir, il avança vers sa femme et saisit sa main :

– « Ah, Thérèse, laissez-moi vous dire… Si vous saviez par quelles angoisses j’ai passé ! Mais vous voilà, vous voilà… » Il posait sur la main de Mme de Fontanin ses lèvres, sa joue. Elle recula d’un pas ; il ne fit rien pour la retenir. « Je viendrai dans un moment vous chercher », dit-il, en s’écartant. « Vous voulez bien… la revoir ? »

Oui, elle reverrait Noémie, puisque aussi bien elle avait accompli de plein gré ce voyage ! Mais après, aussitôt après, quoi qu’il advînt, elle partirait ! Elle fit signe que oui, n’écouta pas le « merci » qu’il balbutia, et, se penchant vers son sac, fit mine d’y fouiller jusqu’à ce que Jérôme eût quitté la chambre.

Alors elle se retrouva seule en face d’elle-même, et son assurance tomba. Elle retira son chapeau, jeta dans la glace un coup d’œil vers son visage fatigué, et passa la main sur son front. Comment se pouvait-il qu’elle fût là ? Elle avait honte.

Elle n’eut pas le temps de s’abandonner : on frappait. Avant qu’elle eût répondu, la porte s’ouvrit devant une femme vêtue d’un peignoir rouge, et qui paraissait d’un certain âge, malgré ses cheveux trop noirs et son visage fait. Elle prononça quelques mots interrogatifs dans une langue que Mme de Fontanin ne comprit pas, eut un geste d’impatience, et fit entrer une autre femme, plus jeune, également en peignoir, mais bleu ciel, qui semblait attendre dans le couloir, et qui salua Mme de Fontanin d’un guttural :

– « Dag, Madame ! Bonjour ! »

Il y eut un court colloque entre les nouvelles venues. La plus âgée expliquait à l’autre ce qu’il fallait dire. Celle-ci se recueillit une seconde, se tourna gracieusement, et commença, avec des pauses :

– « La dame dit vous devez emporter la dame malade. Payer la facture et changer pour une autre maison, Verstaat U  ? Vous comprenez mon langage ? »

Mme de Fontanin fit un geste évasif ; tout cela ne la regardait pas. La femme âgée intervint alors de nouveau, d’un air soucieux et obstiné.

– « La dame dit », reprit la plus jeune, « même sans payer la facture tout de suite, vous d’abord changer, partir, emmener la dame malade dans une chambre d’hôtel autre part. Verstaat U ? C’est mieux pour la Politie. »

À ce moment, la porte s’ouvrit avec précipitation, et Jérôme parut. Il s’avança vers le peignoir rouge, et se mit à invectiver contre lui en hollandais, tout en le poussant dehors. Le peignoir bleu se taisait, regardant tour à tour Jérôme et Mme de Fontanin avec des yeux effrontés. Cependant la vieille semblait au comble de l’irritation, levait son poing cliquetant de bracelets comme celui d’une romanichelle, et vociférait des phrases hachées où revenaient sans cesse les mêmes mots :

– « Morgen… morgen… Politie ! »

Enfin Jérôme parvint à les faire sortir et poussa le loquet.

– « Je vous demande pardon », fit-il en se tournant vers sa femme d’un air contrarié.

Thérèse s’aperçut alors que, au lieu de se rendre auprès de Noémie, il avait dû s’aller changer, car il était rasé de frais, légèrement poudré, rajeuni. « Et moi », se dit-elle, « comment suis-je, après cette nuit de voyage ? »

– « J’aurais dû vous dire de vous enfermer », continua-t-il en s’approchant. « Cette vieille logeuse est une brave femme, mais bavarde et d’un sans-gêne… »

– « Que me voulait-elle donc ? » dit Thérèse distraitement. Elle venait de reconnaître cet arôme de cédrat qui flottait toujours autour de Jérôme après sa toilette. Elle en demeura quelques secondes les lèvres entrouvertes, le regard troublé.

– « Je n’ai rien compris à son jargon », dit-il. « Elle a dû vous prendre pour une autre locataire. »

– « La bleue a répété plusieurs fois qu’il fallait payer la note et aller ailleurs. »

Jérôme haussa les épaules, et Mme de Fontanin saisit comme un écho de son ancien rire, ce rire un peu factice, un peu fat, qui lui faisait renverser la tête en arrière :

– « Ah, ah, ah !… Que c’est bête ! » s’écria-t-il. « La vieille a peut-être craint que je ne la paye pas ! » Il semblait considérer comme une supposition folle qu’il pût jamais être en peine d’acquitter ses dettes. « Est-ce ma faute ? » reprit-il, assombri soudain. « J’ai bien essayé. Aucun hôtel n’a souci de nous prendre. »

– « Mais elle me disait : à cause de la police ? »

– « Elle vous a dit : la police ? » répéta-t-il avec étonnement.

– « Je crois. » Elle distingua une fois de plus sur les traits de Jérôme cette expression d’ingénuité douteuse, dont le souvenir restait lié aux pires crises de sa vie, et qui aussitôt l’oppressait, comme si l’air se fût chargé de pestilence.

– « Des idées de bonnes femmes ! Pourquoi ferait-on une enquête ? Parce qu’il y a une clinique au rez-de-chaussée ? Non. L’important est de pouvoir donner cinq cents florins à ce petit médecin. »

Mme de Fontanin ne comprenait pas bien, et elle en souffrait, car elle avait un constant besoin de clarté. Elle souffrait surtout de retrouver Jérôme empêtré, compromis comme toujours dans des combinaisons dont elle ne savait trop que penser.

– « Depuis quand êtes-vous ici ? » demanda-t-elle, décidée à obtenir quelques éclaircissements.

– « Quinze jours. Non… Pas autant : douze, dix peut-être. Je ne sais plus comment je vis. »

– « Mais… cette maladie ? » reprit-elle ; et elle termina sur un ton si interrogatif qu’il ne put se dérober.

– « Eh bien, justement », répliqua-t-il, sans paraître hésiter : « Avec ces médecins étrangers, on a tant de peine à se comprendre ! C’est un mal de ce pays-ci, une de ces fièvres… hollandaises, vous savez ? Les émanations des canaux… » Il réfléchit une seconde : « Il y a du paludisme dans cette ville, toutes sortes de miasmes encore mal connus… »

Elle ne l’écoutait qu’à demi. Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer que, chaque fois qu’il était question de Noémie, l’attitude de Jérôme, ses haussements d’épaules, et, jusqu’à la façon apathique dont il parlait de cette maladie, n’exprimaient pas une passion bien vivace. Elle se défendit néanmoins d’y voir l’aveu d’un détachement.

Il ne surprit pas le regard investigateur qu’elle posa sur lui : il s’était approché de la fenêtre, et, sans lever le store, inspectait soigneusement le quai. Lorsqu’il revint vers elle, il avait cette expression grave, désabusée et sincère, qu’elle connaissait bien, qu’elle redoutait tant.

– « Je vous remercie, vous êtes bonne », dit-il sans transition. « Vous êtes venue, malgré toute la peine que je vous fais… Thérèse… Amie… »

Elle s’était reculée et ne le regardait pas. Mais elle était tellement accessible aux sentiments d’autrui, à ceux de Jérôme surtout, qu’elle ne pouvait nier à ce moment qu’il fût ému ni que cet hommage fût véridique. Pourtant elle se refusait à lui répondre, elle se refusait même à prolonger l’entretien.

– « Menez-moi… là-bas », fit-elle.

Il hésita une seconde, et consentit :

– « Venez. »

Le moment terrible approchait.

« Du courage ! » se répétait Mme de Fontanin, en suivant derrière Jérôme le long couloir obscur. « Est-elle encore couchée ? Convalescente ? Que vais-je lui dire ? » Elle pensa tout à coup à son propre visage fripé de fatigue, et regretta de n’avoir pas au moins remis son chapeau.

Jérôme s’arrêta devant une porte fermée. D’un geste tremblant, Mme de Fontanin passa la main sur ses cheveux blancs. « Ce qu’elle va me trouver vieillie », songea-t-elle. Son énergie l’abandonnait.

Jérôme avait ouvert la porte sans bruit. « Elle est couchée », se dit Mme de Fontanin.

La pièce était dans la pénombre, les rideaux de perse à ramages bleus étaient tirés. Deux inconnues étaient là, qui se levèrent. L’une, petite, devait être une servante ou bien une garde ; elle avait un tablier et tricotait ; l’autre, une forte matrone de cinquante ans, qui portait un serre-tête violacé, comme une villageoise italienne, exécuta un mouvement de retraite pendant que Mme de Fontanin avançait au milieu de la chambre, glissa quelques mots à l’oreille de Jérôme, et s’esquiva.

Thérèse ne remarqua ni le départ de la femme, ni le désordre de la chambre, ni la cuvette et les serviettes tachées qui traînaient sur le lit. Elle n’avait d’attention que pour la malade, étendue à plat, sans oreiller. Noémie allait-elle tourner la tête ? Elle dormait sans doute, car on l’entendait ronfler ; et déjà Mme de Fontanin songeait lâchement à se retirer afin de ne pas troubler ce sommeil, lorsque Jérôme lui fit signe d’approcher jusqu’au pied du lit. Elle n’osa refuser. Elle vit alors que les yeux étaient ouverts, et que le ronflement s’échappait par saccades de la bouche béante. S’habituant à l’obscurité, elle apercevait maintenant la tête exsangue, et ces pupilles dépolies, bleuâtres comme celles d’un animal abattu. Elle comprit en un instant que ce qui gisait là allait mourir, et son saisissement fut tel qu’elle se retourna, prête à appeler au secours. Mais Jérôme était près d’elle, et, bien qu’il contemplât la moribonde avec un visage ravagé de chagrin, elle vit bien qu’elle n’avait rien à lui apprendre.

– « Depuis la dernière hémorragie », expliqua-t-il à voix basse, « et c’était la quatrième, elle n’a plus repris connaissance. Hier soir, ce râle a commencé. » Deux larmes gonflèrent lentement le bord de ses paupières, tremblèrent une seconde parmi les cils et roulèrent sur ses joues bistrées.

Mme de Fontanin faisait de vains efforts pour se ressaisir, et ne parvenait pas à accepter le spectacle qui s’imposait à sa vue.

Ainsi, elle allait mourir, elle allait enfin disparaître de leur vie, cette Noémie qu’à l’instant même elle pensait trouver triomphante ? Elle n’osait pas détacher les yeux de cette face où tout déjà était immobilisé : le regard, les ailes durcies du nez, et ces lèvres blanches entre lesquelles s’échappait un souffle venu de très loin, rauque, intermittent, et qui renaissait sans cesse. Elle examinait ces traits un à un, sans pouvoir rassasier une curiosité chargée d’effroi. Était-ce bien Noémie, cette chair mate, vidée de sang, cette mèche brune collée sur ce front sec et brillant ? Dans cette physionomie sans couleur et sans expression, elle ne reconnaissait rien. Depuis quand donc ne l’avait-elle pas vue ? Alors, elle se souvint de cette visite qu’elle lui avait faite, cinq ou six années auparavant, lorsqu’elle était accourue vers Noémie pour lui crier : « Rends-moi mon mari ! » Elle crut entendre le rire excessif de sa cousine, et, tout à coup, sans pouvoir réprimer un haut-le-corps, elle crut apercevoir la belle créature étalée sur le divan, et ce coin d’épaule charnue qui palpitait sous la dentelle. C’est ce jour-là que, dans le vestibule, Nicole…

– « Et Nicole ? » fit-elle vivement.

– « Eh bien ? »

– « L’avez-vous prévenue ? »

– « Non. »

Comment n’y avait-elle pas songé elle-même en quittant Paris ? Elle entraîna Jérôme à l’écart :

– « Il le faut, Jérôme. C’est sa mère. »

Elle lut toute la faiblesse de cet homme dans son regard suppliant, et elle-même hésita. L’arrivée de Nicole dans cette horrible maison, l’entrée de Nicole dans cette chambre, la rencontre de Nicole et de Jérôme au chevet de ce lit ! Elle reprit cependant, quoique d’une voix moins ferme :

– « Il le faut. »

Elle remarqua cette nuance terreuse qui fonçait davantage le teint de Jérôme lorsqu’il était violenté dans ses projets, et ce rictus qui faisait voir, comme un trait cruel, ses dents entre les lèvres amincies.

– « Jérôme, il faut que Nicole vienne », répéta-t-elle doucement.

Les fins sourcils se rejoignirent, s’abaissèrent. Il résistait encore. Enfin, il releva sur elle son regard dur : il cédait.

– « Donnez-moi son adresse », dit-il.

Lorsqu’il fut parti pour le télégraphe, elle revint près de Noémie. Il lui était impossible de s’éloigner de ce lit.

Elle restait debout, les bras tombants, les mains jointes. Comment donc avait-elle pu croire que la malade était sauvée ? Et comment Jérôme ne semblait-il pas souffrir davantage ?… Qu’allait-il devenir ? Reviendrait-il vivre auprès d’elle ? Ah, certes, elle ne le lui proposerait pas ; mais elle ne lui refuserait pas non plus cet asile…

Une sorte de joie, ou plutôt un sentiment très doux de paix, un sentiment dont elle eut aussitôt honte, naissait en elle, malgré elle. Elle s’efforça de le chasser. De prier. De prier pour cette âme qui allait s’en retourner vers l’Esprit. Pauvre âme, songeait-elle, son bagage n’était pas lourd ! Mais, dans cette progression inéluctable des êtres vers le mieux, à travers ces étapes successives que marquent les incarnations terrestres, chaque effort, si petit soit-il, ne reste-t-il pas au bénéfice de celui qui l’accomplit ? Chaque souffrance n’est-elle pas fatalement un degré de plus vers la perfection ?… Thérèse ne doutait pas que Noémie eût souffert. Malgré sa vie brillante, la malheureuse n’avait sans doute pas cessé de traîner avec elle une amère inquiétude, cette contrainte des consciences qui s’ignorent, mais s’alarment quand même en secret de leur profanation. Et ce tourment-là, pauvre âme, lui serait compté pour une réincarnation meilleure, comme aussi son amour, bien qu’il fût criminel et qu’il eût causé tant de mal ! Ce mal, Thérèse, en cette minute, le pardonnait sans peine. Elle réfléchit qu’elle n’y avait pas grande vertu. Elle dut convenir qu’elle ne réussissait pas à penser que la mort de Noémie fût un grand malheur. Pour personne. Elle aussi, comme Jérôme, s’habituait à l’idée de cette disparition. Ses sentiments évoluaient avec une impitoyable rapidité. Il n’y avait pas une heure qu’elle savait – et, déjà, elle ne faisait plus seulement que de se résigner…

Lorsque, deux jours après, Nicole descendit du rapide de Paris, il y avait trente-six heures que sa mère était morte, et l’enterrement devait avoir lieu dès le matin suivant.

Tout le monde semblait pressé d’en finir : la logeuse, Jérôme, et surtout le jeune docteur aux cinq cents florins, lequel avait délivré un certificat pour l’inhumation sans seulement monter jusqu’à l’étage de la morte après un bref conciliabule dans une pièce du rez-de-chaussée.

Bien que ce devoir lui fût pénible à l’excès, Thérèse avait manifesté le désir d’aider à la dernière toilette de Noémie, pour pouvoir dire à Nicole qu’elle l’avait remplacée dans cette pieuse besogne. Mais, au dernier moment, sous un mauvais prétexte, on l’écarta de la chambre mortuaire ; et ce fut la sage-femme – « elle a l’habitude », expliqua Jérôme, – qui tint à assumer cette tâche, sans autre témoin que la garde.

La présence de Nicole fit diversion.

Il était temps : les rencontres, dans les couloirs, de la matrone, de la logeuse, du médecin, devenaient d’heure en heure plus intolérables à Mme de Fontanin ; depuis son arrivée, la pauvre femme n’avait pas trouvé, dans cette maison, une bouffée d’air qui lui fût respirable. Le visage ouvert de Nicole, sa santé, sa jeunesse, apportèrent enfin dans ce lieu une atmosphère purificatrice. Cependant, l’explosion de sa douleur – qui bouleversa Jérôme, réfugié dans la chambre voisine, – parut à Mme de Fontanin sans proportion avec les sentiments que la jeune fille pouvait réellement éprouver envers cette mère destituée ; et ce chagrin d’enfant, violent, irréfléchi, confirma son opinion sur la nature de sa nièce : nature généreuse, pensait-elle, mais sans véritable densité.

Nicole eût désiré ramener le corps en France ; comme elle ne voulait pas adresser la parole à Jérôme, qu’elle continuait à rendre responsable de l’inconduite maternelle, tante Thérèse se chargea de poser la question. Elle se heurta à une résistance générale et formelle ; on lui opposa le prix exorbitant de ces sortes de transports, les formalités sans nombre auxquelles il eût fallu se soumettre, enfin l’enquête, à tout le moins inutile, que n’eût pas manqué d’ordonner la police hollandaise, si tracassière, affirmait Jérôme, pour les étrangers. Il fallut y renoncer.

Bien qu’épuisée par l’émotion et le voyage, Nicole voulut veiller près de la bière. Ils passèrent tous trois cette dernière nuit, seuls et silencieux, dans la chambre de Noémie. Le cercueil posait sur deux chaises, sous les fleurs. Le parfum des roses et des jasmins était si capiteux qu’il avait fallu ouvrir toute grande la fenêtre. La nuit était chaude et très pure ; l’éclat de la lune, aveuglant. On entendait par intervalles clapoter l’eau contre les piles de la maison. Les heures sonnaient à un carillon voisin. Un rayon lunaire, glissant sur le parquet, s’allongeait, s’étirait de minute en minute vers une rose blanche à demi défaite, tombée au pied du cercueil, et qui devenait transparente, presque bleue. Nicole examinait d’un œil hostile le désordre de la pièce. C’était là, peut-être, que sa mère avait vécu ; là, sans doute qu’elle avait souffert. C’est en dénombrant les bouquets de cette tenture que, peut-être, elle avait perçu l’avertissement de la fin, et peut-être passé désespérément en revue les folies de son existence gâchée. Avait-elle eu pour sa fille une tardive pensée ?

L’enterrement eut lieu de très bonne heure.

Ni la logeuse ni la sage-femme ne se montrèrent derrière le convoi. Tante Thérèse marchait entre Nicole et Jérôme ; et il n’y avait personne d’autre qu’un vieux pasteur auquel Mme de Fontanin avait fait demander d’accompagner le corps et de réciter les dernières prières.

Puis, pour épargner à Nicole de revoir l’odieuse maison du canal, Mme de Fontanin décida qu’elle emmènerait directement la jeune fille à la gare, en sortant du cimetière ; Jérôme devait les rejoindre avec les bagages. D’ailleurs, Nicole avait refusé d’emporter quoi que ce fût qui eût été témoin de la vie de sa mère à l’étranger ; et cet abandon des malles de Noémie facilita singulièrement la discussion des derniers règlements avec la logeuse.

Lorsque Jérôme se trouva seul, tous comptes soldés, dans le fiacre qui devait le conduire au train, comme il lui restait un long temps à passer avant l’heure du départ, cédant à une impulsion subite, il fit rebrousser chemin à la voiture pour retourner une dernière fois au cimetière.

Il erra un peu avant de retrouver l’emplacement de la tombe. Dès qu’il la reconnut, de loin, à la terre remuée, il se découvrit, et s’avança à pas compassés. Là gisaient maintenant six années de vie commune, de ruptures, de jalousies et de reprises, six années de souvenirs et de secrets, jusqu’au dernier de tous, le plus tragique, et qui aboutissait là.

« Après tout », songea-t-il, « cela pouvait se terminer plus mal encore… Je souffre peu », constata-t-il, tandis que son front crispé et ses yeux noyés de larmes semblaient attester le contraire. Était-ce sa faute, si la joie que lui causait la présence de sa femme était plus forte que son chagrin ? Thérèse, seul être qu’il eût aimé ! Le saurait-elle jamais ? Comprendrait-elle jamais, dans sa froideur sévère, qu’elle seule, en dépit des apparences, emplissait cette vie d’homme à bonnes fortunes où il n’y avait cependant jamais eu qu’un grand amour ? Comprendrait-elle jamais que, à côté de l’attachement total qu’il lui avait voué, tout autre penchant ne pouvait qu’être éphémère ? Et cependant, il en avait, en ce moment même, une preuve nouvelle : la mort de Noémie ne le laissait ni désemparé ni seul. Tant que Thérèse vivait, eût-elle été plus éloignée encore, eût-elle cru rompre tous les liens qui l’unissaient à lui, il n’était pas seul. Il voulut imaginer, l’espace d’une seconde, que Thérèse reposait là, sous ce tertre jonché de fleurs : mais il ne put en supporter l’idée. Il ne se faisait presque aucun reproche des chagrins qu’il avait causés à sa femme, tant, à cette minute solennelle, devant cette tombe, il avait conscience de ne lui avoir rien dérobé d’essentiel, de lui avoir consacré le plus rare et le plus durable de son cœur ; tant il avait conscience de ne lui avoir jamais un seul instant été infidèle. « Que va-t-elle faire de moi ? » songea-t-il, mais avec confiance. « Elle va m’offrir de revenir auprès d’elle, auprès des enfants… » Il restait incliné, le visage trempé de larmes, – le cœur rayonnant d’un insidieux espoir.

« Tout serait bien, s’il n’y avait pas Nicole. »

Il revit l’attitude muette de la jeune fille, son regard implacable. Il la revit, penchée vers la fosse, et il crut entendre de nouveau ce sanglot sec, déchirant, qu’elle n’avait pu retenir.

Ah, la pensée de Nicole lui était une torture. N’était-ce pas à cause de lui que l’enfant, soulevée d’indignation, avait déserté le foyer maternel ? Du fond de sa mémoire montèrent des bribes de sermon : Malheur à celui par qui le scandale arrive… « Comment racheter ? » songea-t-il. « Comment mériter son pardon ? Comment reconquérir sa sympathie ? » Il ne pouvait supporter la pensée que quelqu’un ne l’aimât pas. Alors une idée merveilleuse lui traversa l’esprit : « Si je l’adoptais ? »

Tout s’éclaira. Il aperçut aussitôt Nicole, installée près de lui dans un petit appartement qu’elle parerait pour lui, l’entourant de prévenances, l’aidant à recevoir. L’été, ils pourraient même voyager ensemble. Et tout le monde admirerait son zèle à réparer sa faute. Et Thérèse l’approuverait.

Il remit son chapeau, et, s’éloignant de la tombe, rejoignit à pas rapides la voiture.

Le train était formé depuis quelque temps lorsqu’il arriva à la gare. Les deux femmes avaient déjà pris place dans un compartiment, et Mme de Fontanin s’étonnait que son mari ne l’eût pas encore rejointe. Jérôme avait-il rencontré quelque difficulté à la pension ? Tout semblait possible. Jérôme n’allait-il pas pouvoir partir ? Ce rêve qu’elle avait fait, de l’emmener à Maisons, de lui rendre faciles son retour au foyer et peut-être son repentir, ce beau rêve allait-il s’évanouir, à peine formé ? Ses transes redoublèrent en le voyant s’avancer vers elle à grandes enjambées et la mine inquiète :

– « Où est Nicole ? »

– « Elle est là, dans le couloir », répondit-elle, surprise.

Nicole se tenait devant la vitre à demi baissée ; son regard glissait indolemment sur l’écheveau luisant des rails. Elle était triste, mais surtout lasse ; triste et pourtant heureuse, car tout le chagrin d’aujourd’hui ne pouvait la priver un seul instant de son bonheur. Que sa mère fût vivante ou morte, son fiancé ne l’attendait-il pas ? Et elle s’efforçait de chasser une fois de plus, comme une faute, cette idée ; que la disparition de sa mère était, pour son fiancé du moins, une délivrance, la suppression du seul point noir qui, jusque-là, avait entaché leur avenir.

Elle n’avait pas entendu Jérôme s’approcher d’elle :

– « Nicole ! Je t’en supplie ! Au nom de ta mère, pardonne-moi. »

Elle tressaillit, se retourna. Il était devant elle, son chapeau à la main, et fixait sur elle un regard humble et caressant. Ce visage, délabré par la douleur, par le remords, ne put, cette fois, lui faire horreur : elle eut pitié. Ce fut comme si, justement, elle eût désiré cette occasion d’être bonne. Oui, elle pardonnait.

Elle ne répondit pas, mais elle lui tendit franchement sa petite main gantée de noir, qu’il prit, qu’il serra, sans pouvoir dominer son émotion.

– « Merci », murmura-t-il. Et il s’éloigna.

Quelques minutes s’écoulèrent. Nicole ne bougeait plus. Elle songeait qu’en effet cela était mieux ainsi, à cause de tante Thérèse ; et qu’elle raconterait cette scène touchante à son fiancé. Des gens commençaient à monter, à la frôler de leurs colis. Enfin, le train démarra. La secousse l’aida à sortir de son engourdissement. Elle revint au compartiment. Des inconnus avaient pris les places tout à l’heure inoccupées. Et, dans le fond, elle aperçut, bien installé en face de Mme de Fontanin, un bras dans la boucle de la suspension, et, la tête tournée vers le paysage, l’oncle Jérôme qui mordait dans un pain au jambon.

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