VI

Mme de Battaincourt partie, Antoine revint dans son cabinet et ouvrit la porte du salon. Rumelles entra du pas d’un homme qui n’a jamais une minute à perdre.

– « Je vous ai fait attendre », dit Antoine, en manière d’excuse.

L’autre fit un geste de protestation courtoise et tendit familièrement la main. Il semblait dire : « Je ne suis rien d’autre ici qu’un client. »

Il portait une redingote noire à revers de soie et tenait à la main un chapeau haut de forme. Sa prestance s’accommodait d’ailleurs assez bien de ce harnais officiel.

– « Oh, oh », fit Antoine gaiement, « vous venez au moins de chez le Président de la République ? »

Rumelles rit avec complaisance.

– « Pas tout à fait, mon cher. Mais je sors de l’ambassade de Serbie : un déjeuner en l’honneur de la mission Djanilozsky, de passage à Paris cette semaine. Et puis je suis encore de corvée, tout à l’heure : le ministre m’envoie recevoir la reine Élisabeth, qui a eu la fâcheuse idée d’annoncer qu’elle visiterait, à cinq heures et demie, l’Exposition des Chrysanthèmes. Je la connais, heureusement. Très simple, tout à fait gentille. Elle adore les fleurs et déteste le protocole. Je m’en tiendrai à quelques mots de bienvenue, pas du tout solennels. »

Il sourit d’un air absent, et Antoine eut l’idée qu’il ruminait sa péroraison, une trouvaille à la fois respectueuse, galante et spirituelle.

Rumelles avait passé la quarantaine. Une tête léonine, une épaisse crinière blondasse rejetée en arrière autour d’un masque romain un peu gras ; une moustache retroussée au fer, agressive ; un œil bleu, volontairement mobile et pénétrant. « Sans la moustache », pensait quelquefois Antoine, « ce fauve aurait eu le profil d’un mouton. »

– « Ah, ce déjeuner, mon cher ! » Il fit une pause, fermant à demi les yeux et dodelinant la tête. « Vingt ou vingt-cinq convives, rien que des officiels, des personnages de premier plan, et quoi ? peut-être, en comptant bien, deux, trois intelligences ? C’est effrayant… Je crois pourtant avoir amorcé quelque chose d’utile. Le ministre n’en sait rien. J’ai peur qu’il ne me gâte tout, avec ses façons de chien qui tient un os… » Sa diction substantielle, et le sourire subtil dont il prolongeait ses moindres paroles, donnaient du piquant, mais toujours le même, à tous ses propos.

– « Vous permettez ? » interrompit Antoine en s’approchant de son bureau. « Le temps de rédiger une dépêche urgente. Je vous écoute, d’ailleurs. Comment vous sentez-vous, aujourd’hui, après ces agapes serbes ? »

Rumelles n’eut pas l’air d’avoir entendu la question. Il continuait à pérorer distraitement. « Dès qu’il a pu prendre la parole », remarqua Antoine, « il n’a plus du tout l’air d’un homme pressé… » Et, tandis qu’il griffonnait son télégramme à Battaincourt, des bouts de phrases parvenaient à son oreille distraite :

– « … depuis que l’Allemagne s’agite… Les voilà qui préparent, à Leipzig, un monument commémoratif des événements de 1813 !… L’inauguration fera du tapage !… Tout prétexte leur est bon… Ça vient, mon cher ! Attendez seulement deux ou trois ans… Ça vient ! »

– « Quoi donc ? » dit Antoine, levant le nez. « La guerre ? »

Il regardait Rumelles d’un œil amusé.

– « Mais oui, la guerre », fit l’autre sérieusement. « Nous y allons tout droit. »

Il avait toujours eu l’inoffensive manie de prédire à bref délai la guerre européenne. On eût dit parfois qu’il y comptait ; et justement, il ajouta : « Ce sera le moment de se montrer à la hauteur. » Phrase ambiguë, qui pouvait signifier : aller se battre, mais Antoine, sans hésiter, traduisit : grimper au pouvoir.

Rumelles, qui s’était approché du bureau, se pencha vers Antoine et baissa machinalement la voix :

– « Vous suivez ce qui se passe en Autriche ? »

– « Heu… Oui – comme un profane. »

– « Tisza se pose déjà en successeur de Berchtold. Or, Tisza, je l’ai vu de près en 1910 : c’est le pire des risque-tout. Il l’a prouvé d’ailleurs à la présidence de la Chambre hongroise. Vous avez lu ce discours où il menaçait ouvertement la Russie ? »

Antoine avait fini d’écrire et s’était levé.

– « Non », dit-il. « Mais, depuis que j’ai l’âge de lire un journal, j’ai toujours vu l’Autriche jouer ce rôle d’enfant terrible. Et, jusqu’ici, ça n’a jamais eu beaucoup d’importance. »

– « Parce que l’Allemagne faisait frein. Mais, justement, l’attitude de l’Autriche commence à devenir très inquiétante, à cause de l’évolution qui s’est produite en Allemagne depuis un mois environ. Et ça, le public ne s’en doute pas. »

– « Expliquez-moi ça », dit Antoine, intéressé malgré lui.

Rumelles consulta la pendule, et se redressa :

– « Je ne vous apprendrai pas que, malgré l’alliance apparente, malgré les beaux discours des deux empereurs, les relations entre l’Allemagne et l’Autriche, depuis six ou sept ans… »

– « Eh bien, pour nous, ce désaccord n’est-il pas une garantie de paix ? »

– « Inappréciable. C’était même la seule. »

– « C’était ? »

Rumelles, gravement, fit un signe affirmatif :

– « Tout cela, mon cher, est en train de changer… » Il regarda Antoine comme s’il se demandait jusqu’où il pouvait aller, puis ajouta, entre ses dents : « Et peut-être par notre faute. »

– « Par notre faute ? »

– « Mon Dieu, oui. Mais ça, c’est une autre histoire. Si je vous disais que nous sommes considérés, par les gens les plus avertis d’Europe, comme ayant des arrière-pensées belliqueuses ? »

– « Nous ? C’est idiot. »

– « Le Français ne voyage pas. Le Français, mon cher, n’a aucune idée de l’effet que peut faire sa politique cocardière, vue du dehors… Toujours est-il que le rapprochement progressif de la France, de l’Angleterre, de la Russie, leurs nouveaux accords militaires, tout ce qui se trame diplomatiquement depuis deux ans, tout ça, à tort ou à raison, commence à inquiéter sérieusement Berlin. En face de ce qu’elle nomme, de bonne foi, les “menaces” de la Triple Entente, l’Allemagne découvre tout à coup qu’elle pourrait bien se trouver toute seule. Elle sait que l’Italie ne fait plus qu’en théorie partie de la Triplice. Elle n’a donc plus que l’Autriche avec elle, et c’est pourquoi, ces dernières semaines, il lui a paru urgent de resserrer en hâte les liens d’amitié. Fût-ce au prix de concessions importantes. Fût-ce au prix d’un changement de direction. Vous saisissez ? De là, à modifier brusquement son attitude, à accepter la politique balkanique de l’Autriche, à l’encourager presque, il n’y a qu’un pas ; et on dit que ce pas est déjà fait. C’est d’autant plus grave que l’Autriche, ayant senti tourner le vent, en a tout de suite profité, comme vous avez vu, pour hausser le ton. Voilà donc l’Allemagne volontairement solidaire des audaces autrichiennes ; – ce qui, du jour au lendemain, peut donner à ces audaces une portée incalculable. C’est toute l’Europe automatiquement entraînée dans la bagarre balkanique !… Comprenez-vous maintenant qu’on se sente pessimiste, ou tout au moins inquiet, pour peu qu’on soit renseigné ? »

Antoine se taisait, sceptique. Il savait par expérience que les spécialistes de politique extérieure prévoient toujours d’inévitables conflits. Il avait sonné Léon ; debout près de la porte, il attendait que le domestique fût venu, pour passer enfin aux choses sérieuses ; et il suivait, d’un œil sans indulgence, Rumelles qui, tout à son sujet, oubliant l’heure, portant beau, allait et venait devant la cheminée.

Le père Rumelles, ancien sénateur, avait été un ami de M. Thibault. (Il était mort juste à temps pour ne pas assister à l’ascension de son fils dans les honneurs républicains.) Antoine avait eu maintes fois, jadis, l’occasion de rencontrer Rumelles ; mais, à vrai dire, il ne l’avait jamais tant fréquenté que depuis une semaine. Son opinion, sévère, se précisait à chaque visite. Il avait observé que cette loquacité soutenue, cette courtoisie prématurée d’homme influent, cet intérêt pour les grands problèmes, laissaient toujours, à un moment ou à un autre, percer un trait mesquin où se révélait naïvement l’ambition personnelle ; l’ambition était sans doute le seul sentiment violent dont Rumelles fût capable, Antoine croyait même cette ambition un peu disproportionnée aux moyens du bord – qu’il jugeait limités : une instruction médiocre, une timidité sans modestie, un caractère inconsistant ; le tout, habilement dissimulé sous une allure de futur grand homme.

 

Cependant, Léon était venu prendre le télégramme. « Trêve de politique, et trêve de psychologie », se dit Antoine, en se tournant vers le discoureur.

– « Alors ? Toujours pareil ? »

Le visage de Rumelles s’assombrit brusquement.

Un soir, au début de la semaine précédente, vers neuf heures, Antoine avait vu Rumelles entrer dans son cabinet, livide. Atteint depuis l’avant-veille d’une maladie qu’il refusait d’avouer à son médecin habituel, encore moins à un inconnu, – « parce que », disait-il, « comprenez-moi, mon cher, je suis marié, je suis un personnage un peu officiel, ma vie privée, ma vie publique sont à la merci d’une indiscrétion, d’un chantage… » – il s’était rappelé, que le jeune Thibault était médecin, et il venait supplier Antoine de le soigner. Après avoir vainement tenté de l’envoyer chez un spécialiste, Antoine, toujours prêt à exercer son art, et assez curieux d’approcher ce politicien, avait consenti.

– « Aucun mieux, vraiment ? »

Rumelles secoua piteusement la tête, et resta muet. Ce bavard ne pouvait se résoudre à parler de son mal, à avouer qu’il subissait, par moments, un supplice de damné, et que, tout à l’heure encore, après le déjeuner diplomatique, il avait dû couper court à un entretien important pour quitter précipitamment le fumoir, tant les élancements étaient devenus douloureux.

Antoine réfléchit.

– « Eh bien », dit-il, résolument, « il va falloir essayer le nitrate… »

Il ouvrit la porte du « laboratoire », et fit entrer Rumelles, devenu silencieux ; puis, le dos tourné, il prépara ses mélanges et remplit la seringue à cocaïne. Lorsqu’il revint vers sa victime, celle-ci avait dépouillé la solennelle redingote ; sans faux col, sans pantalon, ce n’était déjà plus qu’un pauvre diable de malade, endolori, inquiet, humilié, et qui défaisait avec embarras des linges souillés.

Mais il ne s’abandonnait pas encore. Quand Antoine s’approcha, il releva un peu la tête et essaya de sourire avec un reste de désinvolture. Il souffrait, pourtant, et de mille manières. Même de sa solitude morale. Car, dans sa disgrâce actuelle, c’était un surcroît de calamité que de ne pouvoir tout à fait jeter le masque, de ne pouvoir avouer à personne combien cet accident ridicule l’offensait, non pas seulement dans sa chair : dans son orgueil. Hélas, à qui eût-il parlé avec abandon ? Il n’avait pas un ami. Depuis dix ans, la politique l’avait condamné à vivre isolé derrière un barrage de camaraderie hypocrite et méfiante. Pas un attachement véritable à sa portée. Si, un seul : celui de sa femme ; c’était en réalité, sa seule amie, le seul être qui le connût et l’aimât pour ce qu’il était vraiment, le seul être auquel il eût été soulagé de se confier – mais justement celui auquel il devait le plus anxieusement cacher cette misérable aventure.

La douleur physique se chargea de mettre un terme à ces réflexions. Le nitrate commençait à agir. Rumelles étouffa les premiers cris de souffrance. Mais bientôt, malgré l’effet du calmant, il eut beau serrer les dents et les poings, il ne put se retenir. La cautérisation profonde lui arrachait des gémissements de femme en couches. De grosses larmes faisaient briller ses yeux bleus.

Antoine eut pitié :

– « Voilà, mon petit, un peu de courage, j’ai terminé… C’est douloureux, mais indispensable ; et ça ne durera pas. Restez tranquille, que je vous fasse encore un peu de cocaïne… »

Rumelles ne l’écoutait pas. Écartelé sur la table, sous l’impitoyable réflecteur, il contractait et détendait les jambes comme une grenouille de dissection.

Lorsque Antoine fut enfin parvenu à atténuer la douleur :

– « Il est le quart », dit-il. « À quelle heure faut-il que vous partiez d’ici ? »

– « A… à cinq heures seulement », bégaya l’infortuné. « J’ai… l’auto… en bas. »

Antoine sourit : un sourire amical, encourageant, mais qui déguisait un sourire subreptice : il venait, malgré lui, de penser au chauffeur bien stylé, à cocarde tricolore, impassible sur son siège, qui attendait M. le Délégué du Ministre ; puis au chemin de tapis rouge qu’en ce moment sans doute on déroulait sous le vélum de l’Exposition des Fleurs, et sur lequel, dans une heure, ce Rumelles qui gigotait là comme un nouveau-né qu’on change de linge, le beau Rumelles enfin, sanglé dans sa redingote, un vague sourire sous sa moustache de chat, s’avancerait, seul, à pas comptés, au-devant de la petite reine Élisabeth… Mais cette distraction ne dura qu’une minute. Bientôt, sous les yeux du médecin, il n’y eut plus qu’un malade ; moins qu’un malade, un cas ; et moins encore : une action chimique, le travail d’un caustique sur une muqueuse, travail qu’il avait sciemment provoqué, dont il était responsable, et dont il surveillait, en pensée, le développement nécessaire.

Trois coups discrets, frappés par Léon, le rappelèrent aux réalités extérieures. « Gise est là », songea-t-il soudain, en jetant son attirail dans un plateau de l’autoclave. Et, pressé maintenant de quitter Rumelles, mais habitué à ne pas transiger avec les obligations professionnelles, il attendit patiemment que l’effet douloureux fût calmé.

– « Reposez-vous ici tout à votre aise », dit-il en s’éclipsant. « Je n’ai pas besoin de cette pièce. Je viendrai vous prévenir quand il sera moins dix. »

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