VII

Léon avaitdit à Gise :

– « Si Mademoiselle veut bien attendre là… »

« Là », c’était l’ancienne chambre de Jacques, obscurcie déjà par la nuit commençante, pleine d’ombre et de silence comme un caveau. Le cœur de Gise avait battu en passant ce seuil, et l’effort qu’elle avait dû faire pour vaincre son malaise avait pris, comme toujours, la forme d’une prière, d’un bref appel à Celui qui n’abandonne jamais. Puis elle avait été s’asseoir, machinalement, sur ce canapé-lit où, tant de fois, à tous âges, elle était venue bavarder avec Jacquot. On entendait – était-ce dans le salon, était-ce dans la rue ? – les sanglots houleux d’un enfant. Gise avait du mal à dominer sa sensibilité. Pour un rien, maintenant, les larmes l’étouffaient. Par bonheur, en ce moment, elle était seule. Il faudrait voir un médecin. Mais pas Antoine. Elle n’allait pas bien, elle avait trop maigri. Les insomnies, sans doute. Ce n’était pas naturel, à dix-neuf ans… Elle songea, une minute, à l’étrange enchaînement de ces dix-neuf années : cette interminable enfance entre deux vieillards ; – puis, vers les seize ans, ce grand chagrin, compliqué de secrets si lourds !

Léon vint donner de la lumière, et Gise n’osa pas lui dire qu’elle préférait l’enveloppement de cette demi-obscurité. Dans la chambre, éclairée maintenant, elle reconnaissait chaque meuble, chaque bibelot. On sentait bien que la piété fraternelle d’Antoine s’était, par principe, interdit de toucher à rien ; mais, depuis qu’il prenait là ses repas, peu à peu, chaque objet avait été déplacé, avait changé de destination, et tout avait pris un aspect différent : cette table dépliée, au centre de la pièce ; ce service à thé, qui trônait sur le bureau désaffecté, entre la corbeille à pain et le compotier de fruits. La bibliothèque elle-même… Autrefois, ces rideaux verts n’étaient pas ainsi tirés derrière les vitres. L’un des rideaux bâillait ; Gise se pencha, vit briller de la vaisselle ; Léon avait empilé les livres sur les rayons d’en haut… Si ce pauvre Jacques avait pu voir sa bibliothèque transformée en buffet !

Jacques… Gise se refusait à penser à lui comme à un mort. Non seulement elle n’aurait pas été saisie de le voir brusquement surgir dans l’embrasure de la porte, mais, presque à tout instant, elle s’attendait à le voir paraître devant elle ; et cette attente superstitieuse l’entretenait, depuis trois ans, dans un demi-rêve exalté, déprimant.

Ici, parmi ces choses familières, les souvenirs l’assaillent. Elle n’ose se lever ; elle respire à peine par crainte de remuer l’air, de profaner ce silence. Il y a, sur la cheminée, une photographie d’Antoine. Ses yeux s’y arrêtent. Elle se rappelle le jour où Antoine a donné cette épreuve à Jacques ; il en a remis une semblable à Mademoiselle ; elle est là-haut. C’est l’Antoine d’autrefois, qu’elle aimait comme un frère aîné, qui a été son grand secours pendant ces trois années d’épreuve. Depuis que Jacques n’est plus là, elle est si souvent descendue auprès d’Antoine, pour parler du disparu ! Que de fois elle a failli lui dire son secret ! Tout est changé maintenant. Pourquoi ? Que s’est-il passé entre eux ? Elle n’aurait su rien alléguer de précis. Elle se rappelle seulement la courte scène du mois de juin, à la veille de son départ pour Londres. Antoine avait paru perdre la tête devant cette séparation imminente et dont il ne pouvait deviner la secrète raison. Que lui a-t-il dit, au juste ? Elle a cru comprendre qu’il ne l’aimait plus seulement comme un grand frère, qu’il pensait à elle « autrement ». Est-ce possible ? Peut-être s’est-elle imaginé des choses ? Mais non ; même dans les lettres ambiguës, trop tendres et comme réticentes, qu’il lui a écrites, elle n’a plus retrouvé la paisible affection des années précédentes. Aussi, depuis qu’elle est revenue en France, l’a-t-elle évité d’instinct, et n’a-t-elle pas eu avec lui, en ces quinze jours, un seul moment de tête-à-tête. Que lui veut-il aujourd’hui ?

 

Elle tressaille. C’est Antoine, c’est son pas rapide, bien scandé. Il entre, s’arrête et sourit. Ses traits sont un peu las ; pourtant, le front est détendu, l’œil animé, heureux. Gise, qui se sentait aller à la dérive, se reprend aussitôt : il suffit qu’Antoine paraisse pour que se répande autour de lui un peu de son élan vital.

– « Bonjour, Nigrette ! » dit-il en souriant. (C’est un très ancien surnom que M. Thibault avait donné à Gise, un jour de bonne humeur, à l’époque où Mlle de Waize, contrainte d’adopter sa nièce orpheline, venait de la prendre auprès d’elle et d’installer au foyer de la bourgeoise famille Thibault cette fille d’une mulâtresse malgache, et qui avait tout l’air d’une sauvageonne.)

Gise demande, pour dire quelque chose :

– « Tu as beaucoup de monde, aujourd’hui ? »

– « C’est le métier ! » répond-il allègrement. « Veux-tu venir dans mon cabinet ? Ou rester ici ? » Et, sans attendre sa réponse, il s’assied auprès d’elle. « Comment vas-tu, toi ? On ne se voit plus jamais… Tu as un joli châle… Donne-moi ta main… » Il saisit sans façon ta main que Gise lui laisse prendre ; il la pose sur son poing fermé, la soulève : « Elle n’est plus potelée comme autrefois, ta petite main… » Gise sourit par contenance, et Antoine voit se creuser deux fossettes dans les joues brunes. Elle ne fait rien pour déplacer son bras, mais Antoine sent qu’elle est raidie, prête au recul. Sur le point de murmurer : « Tu n’es guère gentille depuis que tu es revenue », il se ravise, fronce les sourcils et se tait.

– « Ton père a voulu se recoucher, à cause de sa jambe », dit-elle évasivement.

Antoine ne répond pas. Depuis longtemps, il ne s’est pas trouvé, comme en ce moment, seul, près de Gise. Il continue à regarder la petite main sombre ; il s’applique à suivre le dessin des veines jusqu’au poignet mince et musclé ; un à un, il examine les doigts ; il se force à rire : « On dirait de jolis cigares blonds… » Mais, en même temps, et comme à travers une buée chaude, il caresse de l’œil toute la courbe de ce corps flexible replié sur soi-même, depuis le moelleux arrondi des épaules jusqu’à la pointe du genou qui fait saillie sous le châle de soie. Quel attrait pour lui dans cette langueur naturelle, – si proche ! C’est quelque chose de subit, de violent… une poussée de sang… un courant refoulé qui va rompre ses digues… Résistera-t-il à l’envie de glisser un bras autour d’elle, d’attirer contre lui cette chair souple et jeune ?… Il se contente de baisser la tête et de frôler avec sa joue la petite main. Il balbutie : « Comme tu as la peau douce… Nigrette… » Son regard, un regard de mendiant ivre, se hausse lourdement jusqu’au visage de Gise, qui détourne instinctivement la tête et dégage sa main.

Elle demande résolument :

– « Que voulais-tu me dire ? »

Antoine se ressaisit :

– « C’est une chose terrible que j’ai à t’apprendre, ma pauvre petite… »

Terrible ? Un atroce soupçon traverse l’esprit de Gise. Quoi ? Tous ses espoirs sont-ils cette fois anéantis ? Son regard, atterré, fait en quelques secondes le tour de cette chambre, se pose anxieusement sur chaque souvenir du bien-aimé.

Mais Antoine achève sa phrase :

– « Père est très malade, tu sais… »

Elle paraît d’abord ne pas avoir entendu. Le temps de revenir de si loin… Puis elle répète :

– « Très malade ? »

Et, ce disant, elle s’avise soudain qu’elle le savait sans que personne le lui eût dit. Elle ajoute, les sourcils levés, les yeux pleins d’une inquiétude un peu feinte :

– « Mais… malade au point de… ? »

Antoine fait un signe affirmatif. Puis, sur le ton de quelqu’un qui depuis longtemps est familiarisé avec la vérité :

– « L’opération de cet hiver, l’ablation du rein droit, n’a servi qu’à une chose : à ce qu’on ne puisse plus s’illusionner sur la nature de la tumeur. L’autre rein s’est infecté, presque aussitôt. Mais le mal a pris un aspect différent, s’est généralisé ; heureusement, si l’on peut dire… Cela nous aide à tromper le malade. Il ne se doute de rien, il ne soupçonne pas qu’il est perdu. »

Après un court silence, Gise demande :

– « Combien de temps crois-tu que… ? »

Il la regarde. Il est content. Elle ferait vraiment une femme de médecin. Elle sait se tenir devant l’événement ; elle n’a même pas pleuré. Ces quelques mois à l’étranger l’ont singulièrement mûrie. Il se reproche d’avoir toujours tendance à la croire plus enfant qu’elle n’est.

Il répond, sur le même ton :

– « Deux, trois mois, tout au plus. » Et, vivement, il ajoute : « Peut-être beaucoup moins. »

Bien que son esprit n’ait pas des antennes très sensibles, elle a perçu, dans ces derniers mots, une intention à son adresse ; et elle est soulagée qu’Antoine se démasque sans délai :

– « Dis-moi, Gise, vas-tu me laisser seul, maintenant que tu sais ? Vas-tu quand même retourner là-bas ? »

Elle ne répond pas, et regarde doucement devant elle, de ses yeux brillants, immobiles. Sur sa figure ronde où rien d’autre ne bouge, un petit pli, entre les sourcils, se forme et disparaît, reparaît et s’efface, seul indice du débat intérieur. Son premier sentiment a été de tendresse : cet appel l’a troublée. Elle n’avait guère pensé qu’elle pût jamais être un soutien pour personne, à plus forte raison pour Antoine, sur lequel la famille entière a toujours pris appui.

Mais non ! Elle flaire le piège, elle sent bien pourquoi il voudrait la garder à Paris. Tout en elle s’insurge. Ce séjour en Angleterre, c’est le seul moyen qu’elle ait d’accomplir son grand dessein, c’est sa seule raison de vivre ! Si seulement elle pouvait tout expliquer à Antoine ! Hélas, ce serait dévoiler le secret de son cœur, et le dévoiler justement au cœur le moins préparé à cette confidence… Plus tard, peut-être… Par une lettre… Pas maintenant.

Ses regards restent fixés au loin avec une expression obstinée, qui déjà, pour Antoine, est un morne présage. Il insiste, cependant :

– « Pourquoi ne veux-tu pas me répondre ? »

Elle tressaille, et, sans quitter son air têtu :

– « Mais, Antoine, au contraire ! Il faut que je me hâte plus que jamais d’avoir ce diplôme anglais. Je vais avoir besoin de me suffire à moi-même, bien plus tôt que je ne pensais… »

Antoine l’interrompt d’un geste irrité.

Il est surpris de distinguer, dans l’expression de cette bouche close, de ce regard, quelque chose comme un découragement sans remède ; et, en même temps, un éclat, une exaltation qui ressemble à une folle espérance. Pas de place pour lui, dans ces sentiments-là. Une bouffée de dépit lui fait relever la tête. Dépit, désespoir ? Le désespoir domine : sa gorge se contracte : des larmes… Et, pour une fois, il ne cherche ni à les refouler ni à les cacher : elles peuvent encore l’aider à fléchir cette opiniâtreté incompréhensible…

En effet, Gise est très émue. Elle n’a jamais vu pleurer Antoine. Elle n’avait même jamais songé qu’il pût pleurer. Elle évite de le regarder. Elle a pour lui un attachement tendre et profond, elle pense toujours à lui avec un élan intérieur, une sorte d’enthousiasme. Depuis trois ans, il a été son unique soutien, le compagnon robuste, éprouvé, dont le voisinage a été le seul réconfort de sa vie. Pourquoi faut-il qu’il paraisse souhaiter d’elle autre chose que cette admiration, que cette confiance ? Pourquoi ne peut-elle plus lui laisser voir ses sentiments fraternels ?

Un coup de timbre résonne dans le vestibule. Antoine prête machinalement l’oreille. Un bruit de portes ; puis, de nouveau, le calme.

Ils sont l’un près de l’autre, immobiles, silencieux, et leurs pensées, divergentes, galopent, galopent…

Enfin, la sonnerie du téléphone… Un pas dans le vestibule. Léon entrouvre la porte :

– « C’est de chez M. Thibault, Mademoiselle. Le docteur Thérivier est en haut. »

Gise, instantanément, s’est levée.

Antoine rappelle Léon, d’une voix lasse :

– « Combien de personnes au salon ? »

– « Quatre, Monsieur. »

Il se lève à son tour. La vie reprend. « Et Rumelles qui m’attend à moins dix », songe-t-il.

Elle dit, sans s’approcher de lui :

– « Il faut vite que je m’en aille, Antoine… Adieu. »

Il sourit bizarrement et hausse les épaules :

– « Eh bien, va-t’en… Nigrette ! » Et sa propre intonation lui rappelle l’adieu de son père, tout à l’heure : « Eh bien, va-t’en, mon cher ! » Pénible rapprochement…

Il ajoute, sur un autre ton :

– « Veux-tu dire à Thérivier que je ne peux pas m’absenter en ce moment ? S’il désire me parler, qu’il entre ici en descendant. N’est-ce pas ? »

Elle acquiesce d’un signe de tête et ouvre la porte ; puis, comme si elle prenait une détermination subite, elle se retourne vers Antoine… Mais non… Que lui dirait-elle ? Puisqu’elle ne peut pas tout lui dire, à quoi bon ?… Et, s’enveloppant plus étroitement dans son châle, elle disparaît sans avoir relevé les yeux.

 

– « L’ascenseur redescend », dit Léon, « Mademoiselle n’attend pas ? »

Elle fait signe que non, et commence à monter. Lentement, car elle est oppressée. Toute son énergie se concentre maintenant autour d’une idée fixe : Londres ! Oui, repartir le plus tôt possible, sans même attendre la fin de son congé ! Ah, si Antoine pouvait savoir ce que représente pour elle ce séjour outre-Manche !

Il y a deux ans déjà, un matin de septembre (dix mois après la disparition de Jacques), le facteur de Maisons-Laffitte, que Gise avait par hasard croisé dans le jardin, lui avait remis un panier à son nom, portant l’étiquette d’un fleuriste de Londres. Surprise, pressentant tout à coup quelque chose de grave, elle avait gagné sa chambre sans être vue, avait coupé les ficelles, arraché le couvercle, et s’était presque évanouie en apercevant, sur un lit de mousse humide, une simple botte de roses. Jacques ! Leurs roses ! Des roses pourpres, de petites roses pourpres au cœur noir, exactement les mêmes ! Septembre, l’anniversaire ! Le sens de cet envoi anonyme était aussi clair pour elle que celui d’une dépêche chiffrée dont elle aurait eu la clé. Jacques n’était pas mort ! M. Thibault se trompait. Jacques habitait l’Angleterre ! Jacques l’aimait !… Son premier mouvement avait été d’ouvrir tout grand la porte, pour crier, à pleine voix : « Jacques est vivant ! » Par bonheur, elle s’était ressaisie à temps. Comment expliquerait-elle que ces petites roses pourpres fussent à ce point révélatrices ? On la presserait de questions. Tout, plutôt que de trahir son secret ! Elle avait refermé la porte, elle avait prié Dieu de lui donner la force de se taire – en tout cas, jusqu’au soir : elle savait qu’Antoine devait venir à Maisons pour dîner.

Le soir, elle l’avait pris à part. Elle lui avait parlé d’un envoi mystérieux : des fleurs, venues de Londres où elle ne connaissait personne… Jacques ?… Il fallait à tout prix lancer les recherches sur une nouvelle voie. Antoine, intéressé, mais rendu sceptique par l’échec de toutes ses tentatives depuis un an, avait néanmoins fait faire des démarches immédiates à Londres. La fleuriste avait donné un signalement très précis de l’acheteur qui avait fait la commande ; or, ce signalement ne correspondait en aucune façon à celui de Jacques. La piste avait été abandonnée.

Non par Gise. Elle était seule à posséder une certitude. Elle n’avait plus parlé de rien ; avec une maîtrise de soi qu’on n’eût pas attendue de ses dix-sept ans, elle s’était tue. Mais elle avait pris l’invincible résolution d’aller elle-même en Angleterre, et, coûte que coûte, d’y retrouver la trace de Jacques. Projet presque irréalisable. Pendant deux ans, avec la persévérance insidieuse et taciturne des êtres primitifs qu’étaient ses ancêtres, elle avait, petit à petit, rendu possible et minutieusement organisé ce départ. Au prix de quels efforts ! Elle se rappelait chaque étape. Il avait fallu, par de patientes manœuvres, implanter vingt idées nouvelles dans le cerveau rétif de sa tante. D’abord, lui faire admettre qu’une jeune fille sans fortune, même de bonne famille, a besoin d’un moyen d’existence ; lui persuader ensuite que sa nièce avait, comme elle, la vocation d’élever des enfants ; la convaincre aussi des difficultés de la concurrence actuelle et de la nécessité, pour une institutrice, de parler couramment l’anglais. Puis, il avait fallu mettre adroitement la vieille demoiselle en relations avec une institutrice de Maisons-Laffitte, laquelle venait justement de parfaire ses études dans une sorte d’institut anglais, tenu par les religieuses catholiques, aux environs de Londres. La chance avait voulu que M. Thibault, mis en branle, recueillît sur l’institut de bons renseignements. Enfin, après mille atermoiements, au printemps dernier, Mlle de Waize avait consenti à la séparation. Gise avait déjà passé l’été en Angleterre. Mais ces quatre mois n’avaient rien donné de ce qu’elle espérait : elle avait été victime de détectives malhonnêtes et n’avait essuyé que des déboires. C’est maintenant qu’elle allait pouvoir agir, remuer des gens. Elle venait de vendre quelques bijoux, de rassembler ses économies. Elle s’était abouchée enfin avec des agences sérieuses. Et surtout elle avait intéressé à sa romanesque entreprise la fille du Commissioner of Metropolitan Police de Londres, chez lequel elle devait déjeuner dès son retour là-bas, et qui pouvait lui être d’un incomparable appui. Comment ne pas espérer ?…

Gise arrivait à l’étage de M. Thibault. Elle dut sonner : sa tante ne lui avait jamais confié la clé de l’appartement.

« Oui, comment ne pas espérer ? » se dit-elle. Et soudain, la certitude qu’elle allait retrouver Jacques reprit sur elle tant d’empire qu’elle se sentit toute raffermie. Antoine avait dit que cela pouvait durer trois mois. « Trois mois ? » songea-t-elle. « Avant trois mois, j’aurai réussi ! »

 

Pendant ce temps, en bas, dans la chambre de Jacques, Antoine, resté debout devant la porte que Gise avait refermée derrière elle, écrasait son regard sur ce panneau de bois opaque, infranchissable.

Il se sentait parvenu à un point limite. Jusqu’ici, sa volonté – qui s’était presque toujours attaquée au plus difficile, et victorieusement, – ne s’était jamais acharnée contre l’irréalisable. Quelque chose, en ce moment, était en train de se détacher de lui. Il n’était pas homme à persévérer sans espoir.

Il fit deux pas hésitants, s’aperçut dans la glace, s’approcha, s’accouda à la cheminée, et, tendant le visage, se contempla quelques secondes jusqu’au fond des yeux. « Et si, brusquement, elle avait dit : Oui, épouse-moi… ? »Il frissonna : une peur rétrospective… « C’est bête de jouer avec ça », se dit-il, en pivotant sur les talons. Puis, tout à coup : « Sacredié, cinq heures… Et la reine Élisabeth ! »

À pas rapides, il se dirigea vers le « laboratoire ». Mais Léon l’arrêta : il avait l’œil terne, son sourire errant et narquois :

– « M. Rumelles est parti. Il s’est inscrit pour après-demain, même heure. »

– « Parfait », dit Antoine, soulagé. Et, sur le moment, cette petite satisfaction suffit presque à balayer son souci.

Il regagna son cabinet, le traversa en diagonale, et, soulevant la portière, de ce geste familier qu’il n’exécutait jamais sans un certain plaisir, il ouvrit la porte du salon.

– « Tiens, tiens », fit-il en pinçant au passage la joue d’un garçonnet pâlot qui s’avançait fort intimidé. « Tout seul, comme un grand garçon ? Tes parents vont bien ? »

Il s’empara de l’enfant, l’attira jusqu’à la fenêtre, s’assit à contre-jour sur un tabouret, et, d’un mouvement doux et ferme, il inclina en arrière la petite tête docile, pour inspecter le pharynx. « À la bonne heure », murmura-t-il, sans détacher son regard, « cette fois, voici ce qu’on appelle des amygdales… » Il avait retrouvé d’emblée cette voix alerte et sonore, un peu tranchante, qui agissait sur les malades à la façon d’un tonique.

Il demeurait attentivement penché sur l’enfant. Mais, souffrant tout à coup d’un retour d’orgueil, il ne put s’empêcher de penser : « D’abord, si je veux, on pourra toujours la rappeler par dépêche… »

Share on Twitter Share on Facebook