IV

Le lendemain, vers quatre heures, Antoine, entre deux visites, vint à passer si près de chez lui qu’il en profita pour aller aux nouvelles. Il avait trouvé, le matin, M. Thibault assez affaibli. La fièvre persistait. Annonçait-elle une complication ? Soulignait-elle seulement l’aggravation générale ?

Antoine voulait ne pas être vu du malade, que cette visite supplémentaire eût inquiété. Il gagna le cabinet de toilette par le couloir. Sœur Céline s’y trouvait. À voix basse, elle le rassura. Jusqu’alors la journée n’avait pas été trop mauvaise. Pour l’instant, M. Thibault était sous l’action d’une piqûre. (Ces doses répétées de morphine devenaient indispensables pour lui permettre de supporter les douleurs.)

Par la porte de la chambre, qui n’était pas complètement fermée, venait un murmure, un chant. Antoine tendit l’oreille. La religieuse haussa les épaules :

– « Il n’a pas eu de cesse que je n’aie été lui chercher Mademoiselle pour qu’elle lui chante une romance de je ne sais quoi. Il ne parle pas d’autre chose depuis ce matin. »

Antoine approcha sur la pointe des pieds. La voix ténue de la petite vieille s’élevait dans le silence :

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier,

Tu sers mon amourette

Mieux qu’un beau destrier !

Gentiment, pour Rosine,

Pour ses yeux andalous,

Hop ! Hop ! Trilby, trottine !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

Alors Antoine entendit la voix de son père, comme un bourdon fêlé, qui reprenait, en s’essoufflant, le refrain :

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !…

Puis la flûte chevrotante reprit :

Vois cette fleur charmante,

Là-bas, au bord du pré.

Je veux que mon Infante

En ait le front paré !

Je la cueille, et toi, broute !

(Car, à chacun ses goûts.)

– « Ah, voilà ! » interrompit M. Thibault, avec un accent de triomphe. « Tante Marie chantait toujours : La… la… la… et toi, broute !… La… la… la… et toi, broute ! »

Ils reprirent ensemble :

Hop ! Hop ! Trilby en route !

Hop ! Vite ! Au rendez-vous !

– « Pendant ce temps-là », chuchota la sœur, « il ne se plaint pas. »

Antoine s’éloigna, le cœur serré.

 

Comme il passait devant la loge, il fut hélé par la concierge. Le facteur venait de déposer quelques lettres. Antoine les prit distraitement. Sa pensée était là-haut :

… Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

Il s’étonnait lui-même de ses sentiments pour le malade. Lorsqu’il avait eu, un an plus tôt, la révélation que M. Thibault était perdu, il s’était découvert, pour ce père qu’il croyait ne pas aimer, une déconcertante et indéniable affection, toute fraîche, semblait-il, et pourtant pareille à une très ancienne tendresse que l’approche de l’irréparable aurait seulement ravivée. Sentiment qu’était encore venu renforcer, pendant ces longs mois, l’attachement du médecin pour ce condamné, dont il était seul à connaître la sentence, et qu’il fallait mener le plus doucement possible vers sa fin.

Antoine avait déjà fait quelques pas dans la rue, lorsque ses yeux tombèrent sur l’une des enveloppes qu’il tenait à la main.

Il s’arrêta net :

Monsieur Jacques Thibault

4 bis, rue de l’Université.

De temps à autre arrivaient bien encore un catalogue de librairie ou un prospectus, au nom de Jacques. Mais une lettre ! Cette enveloppe bleutée, cette écriture d’homme – de femme, peut-être ? – haute, cursive, un peu dédaigneuse !… Il fit demi-tour. D’abord, réfléchir. Il gagna son cabinet. Mais, avant même de s’être assis, d’un geste résolu il avait décacheté la lettre.

Dès les premiers mots un transport le saisit :

1 bis, place du Panthéon.

25 novembre 1913.

« Cher monsieur,

« J’ai lu votre nouvelle… »

« Une nouvelle ? Jacques écrit ? » Et aussitôt la certitude : « Il vit ! » Les mots dansaient. Antoine, fébrile, chercha la signature : « JALICOURT. »

« J’ai lu votre nouvelle avec un intérêt très vif. Vous devinez, de reste, les réserves que peut inspirer au vieil universitaire… »

« Ah, Jalicourt ! Valdieu de Jalicourt. Le professeur, l’académicien… » Antoine le connaissait bien, de réputation ; il avait même deux ou trois livres de Jalicourt dans sa bibliothèque.

« Vous devinez, de reste, les réserves que peut inspirer au vieil universitaire que je suis, une formule romanesque qui heurte, et ma culture classique, et la plupart de mes goûts personnels. Je ne puis véritablement souscrire ni au fond ni à la forme. Mais je dois reconnaître que ces pages, dans leur outrance même, sont d’un poète, et d’un psychologue. J’ai plus d’une fois songé, en vous lisant, à ce mot d’un maître musicien de mes amis, auquel un jeune compositeur révolutionnaire (qui pourrait être des vôtres) montrait un essai d’une troublante audace : “Remportez vite tout cela, Monsieur, je finirais par y prendre goût.”

« JALICOURT. »

Antoine tremblait sur ses jambes. Il s’assit. Il ne quittait pas des yeux la lettre dépliée devant lui sur son bureau. Au fond, que Jacques fût vivant ne le surprenait guère : jamais il n’avait eu, lui, aucune raison de supposer un suicide. Le premier éveil, au toucher de cette lettre, avait été celui du chasseur : en quelques secondes, il avait senti ressusciter en lui cet instinct de limier qui, trois ans plus tôt, l’avait, plusieurs mois de suite, lancé sur toutes les pistes, à la recherche de l’absent. Puis, en même temps, une telle tendresse pour son frère, un si haletant besoin de le revoir, qu’il en demeurait tout étourdi. Souvent, ces derniers jours, – et ce matin même – il avait eu à se raidir contre un sentiment d’amertume, en se voyant seul au chevet du vieillard ; devant une tâche si lourde, comment se défendre, d’un mouvement de rancune envers ce frère fugitif, qui, en un pareil moment, désertait son poste ? Mais cette lettre !

Un espoir le traversa : atteindre Jacques, l’avertir, le rappeler ! Ne plus être seul !

Il reprit la feuille : 1 bis, place du Panthéon… Jalicourt…

Un regard sur la pendule ; un autre à son calepin.

« Bon. Trois visites encore, ce soir. Celle de 4 h. 1/2, avenue de Saxe, urgente, impossible à manquer. Ensuite, ce début de scarlatine, rue d’Artois : indispensable aussi, mais pas de rendez-vous. La troisième, une convalescence, ça peut se remettre. » Il se leva. « Avenue de Saxe, tout de suite. Et aussitôt après, Jalicourt. »

 

Vers cinq heures, Antoine arrivait place du Panthéon. Vieille maison. Pas d’ascenseur. (Sa fougue, d’ailleurs, l’eût empêché de le prendre.) Il grimpa quatre à quatre.

– « M. de Jalicourt est sorti. Mercredi… Son cours à l’École normale, de 5 à 6… »

« Du calme », se dit Antoine, en descendant. « Juste le temps d’aller voir ma scarlatine. »

 

Avant six heures, il sautait de taxi devant l’École normale.

Il se rappela sa visite au directeur, après la disparition de son frère ; puis, ce jour d’été déjà lointain, où il était venu dans cette sombre bâtisse attendre avec Jacques et Daniel le résultat de l’examen d’entrée.

– « Le cours n’est pas terminé. Montez au palier du premier étage. Vous verrez les élèves sortir. »

Un courant d’air perpétuel sifflait sous les préaux, dans les escaliers, dans les couloirs. Les lampes électriques, parcimonieusement distribuées, avaient des airs fumeux de quinquets. Ces dalles, ces arcades, ces portes claquantes, cet escalier monumental, obscur et délabré, où, sur des murs crasseux, des pancartes en lambeaux flottaient au vent d’automne, tant de solennité, tant de silence et d’abandon, faisaient penser à quelque évêché de province, à jamais désaffecté.

Quelques minutes s’écoulèrent. Antoine, figé, attendait. Sur le carreau, glissèrent des pas mous : un élève, hirsute, débraillé, traînant la savate et balançant un litre au bout de son bras, dévisagea Antoine et passa.

De nouveau, le silence. Et, tout à coup, un bourdonnement : la porte de la salle céda, dans un brouhaha de séance parlementaire ; des étudiants, en grappes, riant, s’interpellant, se pressaient les uns contre les autres ; puis, en hâte, se dispersèrent dans les corridors glacés.

Antoine guettait. (Le professeur, évidemment, sortait le dernier.) Quand la ruche lui parut vidée, il s’approcha. Au fond d’une salle en boiseries, garnie de bustes et mal éclairée, un grand bonhomme à cheveux blancs, debout et courbé, rangeait nonchalamment des papiers sur une table. Ce ne pouvait être que M. de Jalicourt.

Il se croyait seul. Au bruit que fit Antoine, il se redressa en grimaçant. Il était grand et se tournait presque de profil pour regarder devant lui, car il ne voyait que d’un œil, à travers un monocle épais comme une lentille. Dès qu’il eut aperçu quelqu’un, il quitta sa place, et, d’un geste courtois, fit signe au visiteur d’avancer.

Antoine attendait un vieux professeur. La vue de ce gentilhomme, habillé de clair et qui semblait descendre de cheval plutôt que de chaire, le surprit.

Il se présenta :

– « … le fils d’Oscar Thibault, votre collègue de l’Institut… Le frère de Jacques Thibault, à qui vous avez écrit hier… » Et, comme l’autre, sourcils dressés, affable et hautain, ne bronchait pas, Antoine brûla les étapes : « Que savez-vous de Jacques, Monsieur ? Où est-il ? »

Le front de Jalicourt eut un frémissement ombrageux.

– « Vous allez me comprendre, Monsieur », repartit Antoine. « Je me suis permis d’ouvrir votre lettre. Mon frère a disparu. »

– « Comment, disparu ? »

– « Disparu depuis trois ans ! »

Jalicourt, assez brusquement, avait avancé la tête. À travers le monocle, son œil myope et perçant dévisageait le jeune homme, de tout près. Antoine sentit sur sa joue le souffle du professeur.

– « Oui, depuis trois ans », répéta-t-il. « Sans motiver son départ. Sans donner signe de vie, ni à mon père ni à moi. À personne. Sauf à vous, Monsieur. Alors, vous comprenez, j’accours… Nous ne savions même pas s’il était encore vivant ! »

– « Vivant ? Il l’est, puisqu’il vient de faire paraître cette nouvelle ! »

– « Quand ? Où ? »

Jalicourt ne répondit pas. Son menton pointu, rasé, creusé d’un fort sillon, jaillissait, assez arrogant, des hautes pointes du faux col. Ses doigts effilés jouaient avec l’extrémité de la moustache, qui tombait, longue, soyeuse et très blanche. Il murmura évasivement :

– « Après tout, je ne sais pas. La nouvelle n’était pas signée “Thibault” ; c’est moi qui ai cru pouvoir identifier un pseudonyme… »

Antoine balbutia :

– « Quel pseudonyme ? » Déjà une affreuse déception l’étreignait.

Jalicourt, qui ne le perdait pas de vue, s’émut et rectifia :

– « Pourtant, Monsieur, je ne crois pas m’être trompé. »

Il restait sur la défensive. Non qu’il craignît outre mesure les responsabilités ; mais il avait une répugnance native de l’indiscrétion, et l’horreur de s’immiscer dans le privé des gens. Antoine comprit qu’il aurait une méfiance à vaincre ; il expliqua :

– « Ce qui aggrave tout, c’est que, depuis un an, mon père est condamné. Le mal progresse. Quelques semaines encore, et ce sera la fin. Nous n’étions que deux enfants. Alors, votre lettre, vous comprenez pourquoi je l’ai décachetée ? Si Jacques vit, si je peux l’atteindre, le prévenir de ce qui se passe, je le connais, il me reviendra ! »

Jalicourt réfléchit une seconde. Des tics tourmentaient son visage. Puis, spontanément, il tendit la main.

– « C’est différent », dit-il. « Je ne demande qu’à vous aider. » Il parut hésiter : son regard fit le tour de la salle. « Impossible de causer ici. Vous plairait-il de m’accompagner jusque chez moi, Monsieur ? »

Ils traversèrent ensemble, vite et sans mot dire, l’École déserte où mugissait la bise.

Dès qu’ils furent dans la paisible rue d’Ulm, Jalicourt reprit, sur un ton amical :

– « Je voudrais pouvoir vous aider. Le pseudonyme m’a paru clair : Jack Baulthy. N’est-ce pas ? D’autant que j’ai bien reconnu l’écriture ; j’avais, une fois déjà, reçu de votre frère une lettre… Je vous dirai le peu que je sais. Mais expliquez-moi d’abord… Pourquoi est-il parti ? ».

– « Ah, pourquoi ? Je n’ai jamais pu trouver une raison plausible. Mon frère est un violent, un inquiet… je n’ose pas dire : un visionnaire. Tous ses actes sont plus ou moins déroutants. On croit le connaître, et, chaque jour, il est différent de ce qu’il a été la veille… Il faut vous dire, Monsieur, que Jacques, à quatorze ans, avait déjà fait une fugue : il avait décampé, un beau matin, entraînant avec lui un camarade, et on les a retrouvés, trois jours après, sur la route de Toulon. En médecine – je suis médecin – les fugues morbides sont depuis longtemps décrites et caractérisées. La première fuite de Jacques pouvait, à la rigueur, être pathologique. Mais cette disparition, pendant trois ans ?… Et pourtant nous n’avons rien trouvé dans sa vie qui ait pu motiver son départ : il semblait heureux ; il avait passé ses vacances, au calme, avec nous ; il avait été brillamment reçu à Normale et devait entrer à l’École au début de novembre. Son acte n’a pas dû être prémédité car il est parti sans bagages, presque sans argent, n’emportant guère que des papiers. Il n’avait prévenu aucun ami. Mais il avait envoyé au directeur de l’École une lettre de démission que j’ai vue et qui est datée du jour de sa disparition… À cette époque-là, moi, j’ai fait un voyage de deux jours : c’est pendant mon absence que Jacques a disparu. »

– « Mais… Monsieur votre frère hésitait beaucoup à entrer à l’École, n’est-ce pas ? » insinua Jalicourt.

– « Croyez-vous ? »

Jalicourt n’insista pas, et Antoine se tut.

 

L’évocation de cette période tragique l’émouvait toujours. L’absence dont il venait de parler, c’était son voyage au Havre, Rachel, la Romania, l’arrachement… Et, le jour même où il revenait, pantelant, à Paris, c’était pour trouver la maison bouleversée : son frère, parti depuis la veille ; son père déchaîné, têtu, ayant alerté la police, vociférant : « Il est allé se tuer ! », sans qu’on pût tirer de lui autre chose. Le drame de famille s’était greffé à vif sur le drame d’amour. Maintenant, d’ailleurs, il considérait que cette secousse lui avait été salutaire. L’idée fixe de trouver la piste du fugitif avait chassé l’autre obsession. Très pris par son hôpital, il avait usé tout son temps libre à courir les bureaux de la Préfecture, la Morgue, les agences privées. Il avait dû faire face à tout : à l’agitation maladive, encombrante, de son père ; au désespoir qui, un moment, avait sérieusement fait craindre pour la santé de Gise ; aux visites des amis ; au courrier quotidien ; aux multiples enquêtes des agents lancés dans toutes les directions, même à l’étranger, et qui, sans cesse, donnaient de faux espoirs. Somme toute, cette vie harassante l’avait, à ce moment-là, sauvé de lui-même. Et quand, après des mois de vains efforts, il avait fallu peu à peu renoncer aux recherches, l’habitude se trouvait prise pour lui de vivre sans Rachel.

 

Ils marchaient vite ; ce qui n’empêchait pas Jalicourt d’entretenir la conversation. Son urbanité s’accommodait mal du silence. Il parlait de choses et d’autres, avec une amabilité cavalière. Mais, plus il se montrait affable, et plus on le sentait distant.

Ils arrivèrent place du Panthéon. Jalicourt gravit les quatre étages sans ralentir le pas. Sur son palier, le vieux gentilhomme se redressa, se découvrit, et, s’effaçant, il poussa devant Antoine le battant de sa porte comme si elle eût donné accès à la Galerie des Glaces.

Le vestibule fleurait tous les légumes du pot-au-feu. Jalicourt ne s’y attarda point, et fit cérémonieusement passer son visiteur dans le salon qui précédait le cabinet de travail. Le petit appartement se trouvait tout encombré de meubles marquetés, de sièges en tapisserie, de bibelots, de vieux portraits. Le cabinet de travail était une pièce sombre, qui paraissait exiguë et fort basse, parce que le panneau du fond était entièrement occupé par une pompeuse tapisserie représentant le cortège de la reine de Saba chez le roi Salomon et tout à fait disproportionnée avec la hauteur du mur ; il avait fallu replier les bords, si bien que les personnages, beaucoup plus grands que nature, avaient les jarrets coupés et touchaient la corniche de leurs diadèmes.

M. de Jalicourt fit asseoir Antoine. Lui-même s’installa sur les coussins aplatis et décolorés d’une bergère, placée devant un bureau d’acajou en grand désordre ; c’est là qu’il travaillait. Entre les deux oreilles du fauteuil, sur ce fond de velours olive, sa tête renversée, son visage osseux, le grand nez busqué, la perspective fuyante du front, et ces boucles blanches, comme poudrées, prenaient du style.

– « Voyons », dit-il, en jouant avec la chevalière qui glissait de son doigt maigre, « que je rappelle mes souvenirs… Les premiers rapports que j’ai eus avec Monsieur votre frère ont été de correspondance. À ce moment-là – il doit y avoir quatre ou cinq ans – Monsieur votre frère devait préparer l’École. Il m’avait écrit, autant qu’il me souvient, à propos d’un des livres que j’ai fait paraître en ces temps lointains. »

– « Oui », dit Antoine, « À l’aube d’un siècle ».

– « J’ai dû garder sa lettre. Le ton m’avait frappé. Je lui ai répondu ; je l’ai même engagé à venir me voir ce qu’il n’a pas fait, – du moins, à cette époque-là. Il a attendu d’être reçu à l’examen d’entrée, pour se présenter à moi : et ceci est la deuxième phase de nos relations. Courte phase : une heure d’entretien. Monsieur votre frère est venu chez moi, un soir, assez tard, à l’improviste, il y a trois ans, un peu avant la rentrée, c’est-à-dire au début de novembre. »

– « Juste avant son départ ! »

– « Je l’ai reçu ; je reçois toujours les jeunes gens. Sa physionomie énergique, passionnée, presque fiévreuse ce soir-là, m’est restée présente à l’esprit. » (Jacques lui avait paru exalté et assez fat.) « Il hésitait entre deux déterminations, et venait me demander avis : devait-il entrer à l’École et y terminer sagement ses études universitaires ? Ou bien, devait-il prendre une autre voie ? – que, d’ailleurs, lui-même ne semblait pouvoir préciser, et qui était, je pense, renoncer aux examens, travailler à sa guise, écrire. »

– « Je ne savais pas », murmura Antoine. Il se rappelait ce qu’avait été sa propre vie, pendant ce dernier mois avant l’embarquement de Rachel ; et il se reprocha d’avoir entièrement abandonné Jacques à lui-même.

– « Je vous avoue », continua Jalicourt, avec un rien de coquetterie fort seyante, « que je ne sais plus très bien ce que je lui ai conseillé. J’ai dû – naturellement – l’engager à ne pas abandonner l’École… Pour des êtres de sa trempe, notre enseignement est, somme toute, inoffensif : ils savent choisir, d’instinct ; ils ont – comment dirais-je ? – une désinvolture de bonne race, qui ne se laisse pas mettre en lisière. L’École n’est fatale qu’aux timides et aux scrupuleux… Au reste, il m’a paru que Monsieur votre frère venait me consulter pour la forme, et que sa résolution était prise. C’est justement l’indice d’une vocation, qu’elle soit impérieuse. N’est-ce pas ? Il m’a parlé, avec une violence… juvénile, de l’esprit universitaire, de la discipline, de certains professeurs ; et même, si j’ai bonne mémoire, de sa vie de famille, de la vie sociale… Cela vous étonne ? J’aime beaucoup les jeunes gens. Ils m’aident à ne pas vieillir par trop vite. Ils devinent qu’il y a en moi, sous le professeur de littérature, un vieux poète impénitent auquel ils peuvent parler hardiment ; et Monsieur votre frère, si j’ai bonne mémoire, ne s’en est pas fait faute… Je goûte assez l’intolérance des jeunes. C’est bon signe qu’un adolescent soit en révolte, par nature, contre tout. Ceux de mes élèves qui sont arrivés à quelque chose étaient tous de ces indociles, entrés dans la vie “l’injure à la bouche”, comme disait mon maître, M. Renan…

« Mais, revenons à Monsieur votre frère. Je ne sais plus bien comment nous nous sommes quittés. Toujours est-il que, peu de jours après, le surlendemain peut-être, j’ai reçu de lui un feuillet, que j’ai encore. Une vieille habitude de compilateur… »

Il se leva, ouvrit un placard et revint avec un dossier qu’il mit sur la table.

– « Ce n’est pas une lettre : une simple transcription d’un poème de Whitman, sans autre signature. Mais l’écriture de Monsieur votre frère n’est pas de celles qu’on oublie : elle est belle, n’est-ce pas ? »

Tout en parlant, il parcourait des yeux le billet qu’il venait de déplier. Il le tendit à Antoine, qui reçut un choc : cette écriture nerveuse, simplifiée à l’excès, et pourtant régulière, ronde, comme râblée ! L’écriture de Jacques…

– « Malheureusement », poursuivait Jalicourt, « j’ai dû jeter l’enveloppe. D’où m’écrivait-il ?… Au reste, cette citation de Whitman ne prend pour moi son véritable sens qu’aujourd’hui. »

– « Je ne suis pas assez fort en anglais pour comprendre ça, à la lecture », avoua Antoine.

Jalicourt reprit la feuille, l’approcha de son monocle, et traduisit :

– « A foot and light-hearted I take to the open road… À pied et le cœur léger, je prends la route ouverte, la grand-route. Bien portant, libre, le monde devant moi !

Devant moi, le long chemin brunâtre qui conduit n’importe où… wherever I choose… n’importe où je veux !

Désormais, je ne demande pas de bonne fortune… je ne fais plus appel à la bonne fortune, c’est moi qui suis la bonne fortune !

Désormais je ne pleurniche plus, je ne… postpone no more… je ne temporise plus, je n’ai plus besoin de rien !

Finies les doléances intérieures, les bibliothèques, les discussions critiques !

Vigoureux et satisfait… I travel… Je m’élance… I travel the open road… J’arpente la grand’route ! »

Antoine soupira.

Il y eut un court silence, qu’il rompit :

– « Et la nouvelle ? »

Jalicourt tira du dossier un fascicule de revue.

– « La voici. Elle a paru dans Calliope, en septembre. Calliope est une revue de jeunes, très vivante, qui est éditée à Genève. »

Antoine s’était emparé de la brochure et la maniait d’une main fébrile. Et tout à coup il se heurta de nouveau à l’écriture de son frère. Au-dessus du titre de la nouvelle : la Sorellina, Jacques avait écrit ces lignes :

« Ne m’avez-vous pas dit, ce fameux soir de novembre : “Tout est soumis à l’action de deux pôles. La vérité est toujours à double face” ?

« L’amour aussi, quelquefois.

« Jack BAULTHY. »

Antoine ne comprit pas. Plus tard. Une revue genevoise. Jacques serait-il en Suisse ? Calliope… 161, rue du Rhône, à Genève.

Ah, c’était bien le diable, si, à la revue, on ne trouvait pas son adresse !

Il ne tenait plus en place. Il se leva.

– « J’ai reçu ce fascicule à la fin des vacances », expliquait Jalicourt. « J’ai tardé à répondre, je n’ai pu m’exécuter qu’hier. J’ai d’ailleurs bien failli expédier ma lettre à Calliope. C’est par hasard que je me suis ravisé : écrire dans une revue suisse n’implique pas forcément que l’on ait quitté Paris… » (Il omettait de dire que le prix de l’affranchissement avait influé sur sa décision.)

Antoine n’écoutait pas. Intrigué au-delà de toute patience, le feu aux joues, happant par-ci par-là une phrase troublante, énigmatique, il feuilletait machinalement ces pages qui étaient de son frère, qui étaient Jacques ressuscité. Pressé d’être seul, comme s’il attendait de cette lecture une révélation, il prit assez brièvement congé.

Jalicourt, en le reconduisant jusqu’à la porte, trouva le moyen de lui glisser mille choses aimables ; ses phrases, ses gestes, semblaient appartenir à un cérémonial.

Dans le vestibule, il s’arrêta et pointa l’index sur la Sorellina qu’Antoine tenait sous son bras.

– « Vous verrez, vous verrez… » fit-il. « Je sens bien que c’est plein de talent. Mais moi, j’avoue… Non !… Je suis trop vieux. » Et, comme Antoine esquissait un mouvement de politesse : « Si. Je ne comprends plus ce qui est très nouveau… Il faut se faire une raison. On se fige… Tenez, en musique, j’ai encore eu la chance de pouvoir évoluer : après avoir été un wagnérien forcené, j’ai pourtant compris Debussy. Mais il était temps ! Voyez-vous que j’aie manqué Debussy ?… Eh bien, aujourd’hui, je suis sûr, Monsieur, qu’en littérature je manquerais Debussy… »

Il s’était redressé. Antoine le considérait avec une curiosité admirative : vraiment, le vieux gentilhomme pouvait avoir grand air. Il était debout sous le plafonnier : le front, les cheveux rayonnaient ; ses arcades sourcilières surplombaient deux cavités, dont l’une, vitrée, s’allumait par instants d’un reflet d’or, comme une fenêtre au couchant.

Antoine voulut protester une dernière fois de sa gratitude. Mais Jalicourt semblait se réserver comme un monopole toute manifestation de politesse. Il coupa court, allongea le bras et tendit cavalièrement sa main grande ouverte :

– « Veuillez me rappeler au souvenir de M. Thibault. Et puis, cher Monsieur, ne me laissez pas sans nouvelles, je vous prie… »

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