V

Le vent était tombé, il bruinait, et la lueur des réverbères n’était qu’un halo dans le brouillard. Il était trop tard pour entreprendre des démarches ; Antoine ne songeait qu’à rentrer au plus tôt.

Pas de taxi à la station. Il dut descendre à pied la rue Soufflot, serrant la Sorellina contre lui ; mais son impatience croissait à chaque pas, et devint bientôt irrésistible. Au coin du boulevard, la Grande-Brasserie, illuminée, offrait, sinon l’isolement, du moins un gîte immédiat qu’Antoine accepta.

Dans le tambour d’entrée, il croisa deux jouvenceaux imberbes qui, bras dessus, bras dessous, riaient en se parlant ; d’amour, sans doute ? Antoine entendit : « Non, mon vieux, si l’esprit humain pouvait concevoir une relation entre ces deux termes… » Antoine se sentit au cœur du quartier Latin.

Au rez-de-chaussée, les tables étaient prises et, pour atteindre l’escalier, il dut traverser un nuage de fumée tiède. L’entresol était réservé aux jeux. Autour des billards, ce n’était qu’appels, rires et disputes : « 13 ! 14 ! 15 ! » – « La poisse ! » – « Enc’quore fosse queue ! » – « Eugène, un bock ! » – « Eugène, un byrrh ! » Tapageuse gaieté, que le claquement froid des billes ponctuait comme un staccato d’appareil morse.

Tout était juvénile sur ces visages : la roseur de la joue sous la barbe naissante, l’œil frais derrière le binocle, la gaucherie, la vivacité, le lyrisme des sourires, qui proclamaient la joie d’éclore, d’espérer tout, d’exister.

Antoine zigzaguait parmi les joueurs, cherchant quelque place à l’écart. Le grouillement de ces êtres jeunes le distrayait un instant de sa préoccupation, et, pour la première fois, il sentit peser sa trentaine.

« 1913… », songeait-il ; « belle couvée… Plus saine et peut-être encore plus allante que la jeunesse d’il y a dix ans, la mienne… »

Ayant peu voyagé, il ne pensait pour ainsi dire jamais à son pays. Pourtant, ce soir, il eut pour la France, pour l’avenir national, un sentiment nouveau, de confiance, de fierté. Mêlé soudain de mélancolie : Jacques aurait pu être l’une de ces promesses… Et où était-il ? Que faisait-il en ce moment ?

Au fond de la salle, quelques tables étaient libres et servaient de vestiaire. Il songea qu’on ne serait pas mal, sous cette applique, derrière ce rempart de manteaux. Personne aux alentours, si ce n’est un couple paisible : le mâle, un gamin, pipe au bec, lisait l’Humanité, indifférent à sa compagne qui, tout en sirotant un lait chaud, s’amusait, seule, à polir ses ongles, à compter sa monnaie, à inspecter ses quenottes dans sa glace de poche et à observer du coin de l’œil les nouveaux venus : ce vieil étudiant soucieux qui, déjà, plongeait dans un livre avant d’avoir choisi sa consommation, l’intrigua quelques secondes.

 

Antoine s’était mis à lire, mais il ne parvenait pas à rassembler son attention. Machinalement, il prit son pouls, qui battait vite ; il s’était bien rarement trouvé si peu maître de lui.

Le début, d’ailleurs, avait de quoi dérouter :

Pleine chaleur. Odeur de terre séchée, poussière. Le chemin grimpe. Les étincelles jaillissent du roc sous le fer des chevaux. Sybil est en avant. Dix heures sonnent à San Paolo. Le rivage effiloché se découpe sur du bleu cru. Azur et or. À droite, à perte de vue, Golfo di Napoli. À gauche, un peu d’or solidifié émerge de l’or liquide, Isola di Capri.

Jacques, en Italie ?

Antoine saute impatiemment quelques pages. Étrange style…

Son père. Les sentiments de Giuseppe pour ce père. Inaccessible coin de son âme, buisson d’épines, brûlure. Des années d’idolâtrie inconsciente, enragée, rétive. Tous les élans naturels rebutés. Vingt ans, avant de s’être résigné à la haine. Vingt ans, avant d’avoir compris qu’il fallait bien haïr. De plein cœur, haïr.

Antoine s’arrête, mal à l’aise. Ce Giuseppe ? Il reprend les pages du début ; il s’efforce au calme.

La première scène est une promenade à cheval de deux jeunes gens, de ce Giuseppe, qui ressemble à Jacques, avec Sybil, une jeune fille qui doit être Anglaise, car elle dit :

En Angleterre, dès qu’il le faut, nous nous contentons de situations provisoires. Cela nous permet de décider et d’agir. Vous autres, Italiens, vous voulez d’abord du définitif. Elle pense : en ceci du moins je serais déjà Italienne, inutile qu’il le sache.

Sur la hauteur, les deux jeunes gens descendent de cheval pour se reposer :

Elle saute à terre avant Giuseppe, cravache l’herbe roussie pour chasser les lézards et s’assied. Droite sur le sol brûlant.

– Au soleil, Sybil ?

Giuseppe s’allonge le long du mur, dans l’ombre étroite. Il appuie sa tête au crépi chaud, et regarde. Ses gestes, songe-t-il, ne demanderaient qu’à être gracieux, mais elle ne consent jamais à elle-même.

Antoine est si fébrile qu’il passe d’un paragraphe à l’autre, essayant de comprendre avant d’avoir lu. Son regard accroche une phrase au vol :

Elle est Anglaise et protestante.

Il lit le passage :

Pour lui, tout en elle est exceptionnel. Adorable, odieux. Attrait, qu’elle soit née, qu’elle ait vécu, qu’elle vive, dans un monde presque inconnu de lui. La tristesse de Sybil. Sa pureté. Cette camaraderie. Son sourire. Non, elle sourit des yeux, jamais des lèvres. Ce sentiment qu’il a pour elle, sévère, exaspéré, hargneux. Elle le blesse. Elle semble désirer qu’il soit de race inférieure, mais en souffrir. Elle dit : Vous, les Italiens. Vos gens du Sud. Elle est Anglaise et protestante.

Une femme que Jacques a rencontrée, aimée ?… Avec laquelle il vit, peut-être ?

Descente à travers les vignes, les citronniers. La plage. Un troupeau, poussé par un bambin, regard sombre, l’épaule nue sous le haillon. Il siffle pour appeler sur ses talons deux chiens blancs. La cloche de la vache qui mène, tinte. Immensité. Soleil. Les pieds font des trous d’eau dans le sable.

Ces descriptions agacent Antoine, qui passe deux pages.

Voici la jeune Sybil chez elle :

Villa Lunadoro. Bâtisse croulante, assiégée de roses. Double parterre, comblé de fleurs vivaces…

Littérature… Antoine tourne le feuillet, et ceci l’arrête, un instant :

La roseraie, écroulement de pourpres, voûte basse de fleurs en paquets, dont l’odeur, au soleil, à peine tolérable, pénètre la peau, s’insinue dans les veines, trouble la vue, ralentit ou précipite les pulsations du cœur.

Que lui rappelle cette roseraie ? Elle mène à la volière ou palpitent les pigeons blancs. Maisons-Laffitte ? Au fait, protestante ! Sybil serait-elle ?… La voici :

Sybil, en amazone, s’est jetée sur un banc. Bras écartés, lèvres jointes, l’œil dur. Dès qu’elle est seule, tout redevient clair, la vie ne lui a été donnée que pour rendre Giuseppe heureux. C’est quand il n’est pas là que je l’aime. Les jours où j’attends le plus désespérément qu’il vienne, je suis sûre de le faire souffrir. Absurde cruauté. Honte. Celles qui peuvent pleurer ont de la chance. Moi, ce cœur clos, induré.

Induré ? Antoine sourit : un mot de médecin, un mot qui vient de lui, sans doute.

Me devine-t-il ? Comme je voudrais qu’il me devine. Et dès qu’il semble me deviner, je ne peux pas, je ne peux plus, je me détourne, je mens, n’importe, n’importe quoi, il faut que j’échappe.

Et voici la mère, maintenant :

Mrs. Powell descend le perron. Du soleil dans ses cheveux blancs. Elle protège ses yeux avec sa main et sourit avant de parler, avant d’avoir aperçu Sybil. Une lettre de William, dit-elle. Une si bonne lettre. Il a commencé deux études. Il restera quelques semaines encore à Paestum.

Sybil se mord les lèvres. Désespoir. Attendait-elle le retour de son frère pour se déchiffrer, se comprendre ?

Plus de doute : Mme de Fontanin, Jenny, Daniel, tout un ramassis de souvenirs.

Antoine passe.

Il feuillette le chapitre suivant. Il voudrait retrouver cette page sur le père Seregno.

Voici… Non, il s’agit du palais Seregno, une vieille demeure sur le bord du golfe :

… de longues fenêtres cintrées qu’encadrent des rinceaux peints à la fresque…

Des descriptions : le golfe, le Vésuve.

Antoine saute des pages, piquant une phrase de-ci de-là, pour comprendre.

Ce Giuseppe habite seul avec les domestiques, dans cette résidence d’été. Sa sœur, Annetta, est à l’étranger. La mère est morte – naturellement. Le père, le conseiller Seregno, retenu à Naples par une haute magistrature, ne vient que le dimanche et quelquefois un soir en semaine. « Ce que faisait Père à Maisons », remarque Antoine.

Il débarquait du bateau pour dîner. Digestion. Des cigares, et les cent pas dans le péristyle. Levé tôt pour gourmander les valets d’écurie, les jardiniers. Il rembarquait, taciturne, sur le premier bateau du matin.

Ah, le portrait du père… Antoine l’aborde en tremblant :

Le conseiller Seregno. Une réussite sociale. Tout, en lui, se pénètre, se complète. Situation de famille, situation de fortune, intelligence professionnelle, esprit d’organisation. Autorité officielle, consacrée, agressive. Probité anguleuse. Les plus dures vertus. Et aussi l’aspect physique. Assurance, carrure. Violence sous pression, qui toujours menace et toujours se contient. Majestueuse caricature, qui s’est imposée au respect de tous, à la crainte. Fils Spirituel de l’Église, et citoyen modèle. Au Vatican comme à la Cour, au Tribunal, à son bureau, en famille, à table, partout, lucide, puissant, irréprochable, satisfait, immobile. Une force. Mieux, un poids. Non pas force agissante, mais force inerte, qui pèse. Un ensemble parachevé, un total. Un monument.

Ah, son petit rire froid, intérieur…

Devant les yeux d’Antoine, tout se brouille un instant. Il s’étonne que Jacques ait osé. Comme elle lui semble implacable, cette page vengeresse, lorsqu’il évoque le vieillard déchu :

Monture guillerette,

Trilby, petit coursier…

Entre son frère et lui, la distance s’est accentuée soudain.

Ah, son petit rire froid, intérieur, pour clore un silence outrageant. Vingt ans de suite, Giuseppe a subi ces silences, ces rires. Dans la révolte.

Oui, haine et révolte, tout le passé de Giuseppe. S’il pense à sa jeunesse, un goût de vengeance lui monte. Dès la prime enfance, tous ses instincts, à mesure qu’ils prennent forme, entrent en lutte contre le père. Tous. Désordre, irrespect, paresse, qu’il affiche, par réaction. Un cancre, et honteux de l’être. Mais c’est ainsi qu’il s’insurge le mieux contre le code exécré. Irrésistible appétit du pire. Les désobéissances ont la saveur de représailles.

Enfant sans cœur, disaient-ils. Lui qu’un cri d’animal blessé, qu’un violon de mendiant, qu’un sourire de signora croisée sous un porche d’église, faisait sangloter le soir dans son lit. Solitude, désert, enfance réprouvée. L’âge d’homme a pu venir, sans que Giuseppe ait cueilli sur une autre bouche que celle de sa petite sœur un mot de douceur prononcé pour lui.

« Et moi ? » songe Antoine.

Le ton se nuance de tendresse pour parler de la petite sœur :

Annetta, Annetta, sorellina. Miracle qu’elle ait pu fleurir dans cette sécheresse.

Sœur cadette. Sœur de ses désespoirs d’enfant, de ses rébellions. Unique clarté, source fraîche, source unique dans cette ombre aride.

« Et moi ? » Mais voici : un peu plus loin, il est question d’un frère âgé, Humberto :

Parfois, dans le regard, de son aîné, Giuseppe a discerné l’effort d’une sympathie…

L’effort ? Ingrat !

d’une sympathie tarée d’indulgence. Mais, entre eux, dix ans, un abîme. Humberto se cachait de Giuseppe, qui mentait à Humberto.

Antoine s’arrête. Le malaise qu’il ressentait au début s’est dissipé ; peu importe que la matière de ces pages soit si personnelle. Il s’interroge : que valent les jugements de Jacques ? En gros, tout cela, même ce qui concerne Humberto, est assez exact. Mais quel souffle de rancune ! Après trois ans de séparation, de solitude, trois années sans nouvelles des siens, faut-il que Jacques haïsse son passé, pour avoir de tels accents ! Antoine s’inquiète : s’il retrouve la trace de son frère, retrouvera-t-il le chemin de son cœur ?

Il feuillette le reste de la nouvelle, pour voir si Humberto… Non, il y est à peine nommé. Secrète déception…

Mais ses yeux tombent sur un passage dont l’accent pique sa curiosité :

Sans amis, roulé en boule, courbé sur son désordre, livré aux secousses…

L’existence de Giuseppe, seul à Rome. L’existence de Jacques, en quelque ville étrangère ?

Certains soirs. Dans sa chambre, un air trop lourd. Le livre tombe. Il souffle la lampe et part dans la nuit, jeune loup. Rome de Messaline, quartiers sordides semés de pièges et d’attraits. Lueurs équivoques sous le rideau effrontément baissé. Ombre peuplée, ombres qui s’offrent, ombres qui quêtent, luxure. Il file au long des murs troués d’embuscades. Se fuit-il lui-même ? Quel apaisement pour cette soif ? Des heures, l’écrit hanté de folies non commises, il erre, insensible, les jeux brûlés, la fièvre aux mains, la gorge râpeuse, aussi étranger à lui que s’il avait vendu âme et corps. Sueur d’anxiété, sueur de concupiscence. Il tourne en rond et rôde par les ruelles. Il frôle et refrôle les mêmes trébuchets. Des heures. Des heures.

Trop tard. Les lumières s’éteignent sous les rideaux louches. Les rues se vident. Seul avec son démon. Prêt à n’importe quelle chute. Trop tard. Impuissant, asséché par l’excès cérébral du désir.

La nuit s’achève. Pureté tardive du silence, religieuse solitude de l’aube. Trop tard.

Écœuré, fourbu, insatisfait, avili, il se traîne jusqu’à sa chambre, il se glisse entre ses draps. Sans remords. Mystifié. Mâchant jusqu’au jour blême l’amertume de n’avoir pas osé.

Pourquoi cette page est-elle pénible à Antoine ? Il se doutait bien que son petit avait vécu, qu’il s’était sali à beaucoup de rencontres ; il est prêt à dire : « Tant pis ! » Et même : « Tant mieux ! » Pourtant…

Il se hâte de tourner quelques feuillets. Il ne parvient pas à lire avec suite, et devine, tant bien que mal, le déroulement des faits.

La villa des Powell, au bord du golfe, est peu distante du palais Seregno. Pendant les vacances, Giuseppe et Sybil voisinent. Courses à cheval, soirées en barque…

À la villa Lunadoro, Giuseppe venait tous les jours, Sybil ne se refusait à aucune rencontre. L’énigme de Sybil. Giuseppe tournait autour, sans joie.

Cet amour de Giuseppe encombre le récit ; Antoine en est importuné.

Il s’oblige cependant à lire, en partie, une scène assez longue, qui suit un semblant de rupture entre les jeunes gens.

Six heures du soir. Giuseppe arrive à la villa. Sybil. Le jardin saoulé d’odeurs cuve sa journée de soleil. Prince de légende, Giuseppe avance entre deux murs de feu, l’allée des grenadiers en fleurs qu’embrase le couchant. Sybil, Sybil. Personne. Fenêtres closes, stores baissés. Il s’arrête. Autour de lui, affolantes, les hirondelles percent l’air de jets qui sifflent. Personne. Sous la pergola peut-être, derrière la maison ? Il se retient de courir.

À l’angle de la villa, une bouffée au visage, le son du piano. Sybil. La baie du salon est ouverte. Que joue-t-elle ? Déchirants soupirs, plaintive interrogation qui s’élève dans la douceur du soir. Inflexions humaines, phrase parlée et pourtant insaisissable, à jamais intraduisible en langage clair. Il écoute, il approche, il pose le pied sur le seuil. Sybil n’a rien entendu. Le visage impudemment découvert. Paupières qui battent, bouche tendue, tout n’est qu’aveu. L’âme est dessous ce masque, l’âme et l’amour sont ce masque même. Solitude transparente, secret surpris, viol, étreinte dérobée. Elle joue. La volute des sons s’enroule à cet instant merveilleux. Sanglot vite étouffé, détresse qui s’allège et plane et demeure suspendue avant de se résoudre miraculeusement dans le silence, comme dans l’espace un vol d’oiseaux, fuyant.

Sybil a levé les mains. Le piano vibre, on percevrait en y posant la paume le tumulte d’un cœur qui vit. Elle se croit seule. Elle tourne la tête. Une lenteur, une grâce inconnue de lui. Tout à coup…

Littérature, littérature ! Ce parti pris de touches brèves et brutales est exaspérant.

Jacques aurait-il été réellement épris de Jenny ?

L’imagination d’Antoine devance le récit. Il revient au texte.

Enfin le nom de Humberto frappe de nouveau son regard. Une courte scène au palais Seregno, un soir que le conseiller est arrivé dîner à l’improviste, en compagnie de son fils aîné :

L’immense salle à manger. Trois fenêtres cintrées, sur un ciel rose ou fume le Vésuve. Murs de stuc, pilastres verts qui portent la coupole en trompe l’œil.

Bénédicité. Les grosses lèvres du conseiller remuent. Son signe de croix emplit la salle. Humberto se signe par convenance. Giuseppe, raidi, ne se signe pas. On s’assied. Austérité de la grande nappe blanche. Les trois couverts, trop espacés. Filippo, chaussé de feutre, et ses plats d’argent.

Plus loin :

Devant le père, le nom même des Powell n’est jamais prononcé. Il a refusé de connaître William. Cet étranger. Un peintre. Pauvre Italie, carrefour, proie des errants. L’an dernier, pour trancher dans le vif : Je t’interdis de voir ces hérétiques.

Soupçonne-t-il qu’on lui désobéit ?

Antoine s’impatiente, tourne des pages.

Voici de nouveau le frère aîné :

Humberto jette quelques nouvelles inoffensives. Le silence se referme. Un beau front, Humberto. Regard méditatif et fier. Sans doute ailleurs est-il jeune, ardent. Il a fait des études. Devant lui, un avenir de lauréat. Giuseppe aime son frère. Pas comme un frère. Comme un oncle qui pourrait devenir un ami. S’ils étaient seuls assez longtemps, peut-être Giuseppe parlerait-il. Leurs tête-à-tête sont rares et d’avance composés. Pas d’intimité possible avec Humberto.

« Évidemment », se dit Antoine, en se rappelant l’été de 1910. « C’est à cause de Rachel, c’est ma faute. »

Il interrompt sa lecture, et, songeur, appuie avec lassitude sa tête au dossier. Il est déçu : ce bavardage littéraire ne mène à rien, laisse entier le mystère du départ.

L’orchestre joue un refrain d’opérette viennoise, que reprennent en sourdine toutes les lèvres et qu’accompagnent, ici et là, d’invisibles siffleurs. Le couple paisible n’a pas bougé : la femme a bu son lait ; elle fume et s’ennuie ; de temps à autre, posant son bras nu sur l’épaule de son ami, qui a déplié les Droits de l’Homme, elle lui caresse distraitement le lobe de l’oreille, et bâille comme une chatte.

« Peu de femmes », remarque Antoine. « Presque toutes fraîches, d’ailleurs… Mais reléguées au second plan… Simples associées de plaisir. »

Une discussion s’élève entre deux tablées d’étudiants ; les noms de Péguy, de Jaurès, éclatent comme des pétards.

Un jeune Israélite au menton bleu est venu s’asseoir entre les Droits de l’Homme et la chatte, qui ne s’ennuie plus.

 

Antoine fait un effort pour se remettre à lire. Il a perdu sa page. En feuilletant la revue, il tombe sur les dernières lignes de la Sorellina :

… Ici, la vie, l’amour sont impossibles. Adieu.

… Attrait de l’inconnu, attrait d’un lendemain tout neuf, ivresse. Oublier, recommencer tout.

Le premier train pour Rome. Rome, le premier train pour Gênes. Gênes, le premier paquebot.

 

Il n’en faut pas plus pour ranimer d’un coup l’intérêt d’Antoine. Patience, le secret de Jacques est là, caché entre les lignes ! Il faut aller jusqu’au bout, lire calmement, page après page.

Il revient en arrière, met son front dans ses mains, s’applique.

Voici l’arrivée d’Annetta, la sorellina, qui vient d’un couvent suisse où elle terminait ses études :

Un peu changée, Annetta. Autrefois, les servantes en étaient fières. E una vera napoletana. Petite napolitaine. Des épaules grasses. La peau sombre. La bouche charnue. Les yeux aussi éclatent de rire, à propos de tout, à propos de rien.

Pourquoi donc avoir mêlé Gise à cette histoire ? Et pourquoi en avoir fait la véritable sœur de Giuseppe ?… D’ailleurs, dès la première scène entre le frère et la sœur, Antoine éprouve quelque gêne.

Giuseppe est allé au-devant d’Annetta ; ils reviennent en voiture au palais Seregno :

Le soleil a disparu derrière les crêtes. Bercement de la vieille calèche sous le parasol qui branle. Ombre. Soudaine fraîcheur.

Annetta, son babil. Elle a passé le bras sous celui de Giuseppe. Et bavarde. Il rit. Qu’il était seul, jusqu’à ce soir. Sybil ne dissipe pas la solitude. Sybil, Sybil, eau sombre éternellement limpide, vertige de pureté, Sybil.

Le paysage se rétrécit autour de la calèche. Glissement du crépuscule à la nuit.

Annetta s’est pelotonnée, comme autrefois. Un rapide baiser. Lèvres chaudes, élastiques, rêches de poussière. Comme autrefois. Au couvent aussi, rires, babillages, baisers. Comme autrefois, frère et sœur. Giuseppe, épris de Sybil, quelle chaude douceur il trouve aux caresses de la sorellina. Il lui rend ses baisers. N’importe où, sur l’œil, dans les cheveux. Baisers fraternels, qui claquent. Le cocher rit. Elle bavarde, le couvent, n’est-ce pas, les examens. Giuseppe aussi, à bâtons rompus, le père, l’automne prochain, l’avenir. Il se retient, il ne prononcera pas le nom des Powell. Annetta est pieuse. Dans sa chambre, l’autel de la Madone a six bougies bleues. Les Juifs ont crucifié Jésus, ils n’avaient pas deviné le Fils de Dieu. Mais les hérétiques savaient. Ils ont renié la Vérité, par orgueil.

En l’absence du père, le frère et la sœur s’installent au palais Seregno.

Certaines pages sont, d’un bout à l’autre, désagréables à Antoine :

Le lendemain, Giuseppe encore couché, Annetta entre. Un peu changée tout de même, Annetta. Toujours ce regard large et pur, vaguement étonné, mais plus chaud, et qu’un rien troublerait à jamais. Elle vient de son lit. Encore molle et tiède. Ébouriffée, pas coquette, enfant. Comme autrefois. Elle a déjà sorti des malles ses souvenirs de Suisse, des images, tiens. Ses lèvres vont et viennent sur les dents rangées. Et sa chute en ski. Une pointe de roche dans la neige. Encore la marque au genou, regarde. Son mollet, sa jambe, sous le peignoir. Sa cuisse nue. Elle palpe la cicatrice, pâle boutonnière sur la peau brune. Distraitement. Elle se plaît à caresser sa chair. Matin et soir elle aime son miroir et sourit à son corps. Elle bavarde. Elle pense à mille choses. Les leçons de manège. J’aimerais monter à cheval avec toi, ou bien un poney, costume d’amazone, on galoperait sur la plage. Elle palpe toujours. Elle plie et déplie son genou brillant. Giuseppe bat des cils et s’allonge dans son lit. Le peignoir retombe, enfin. Elle court à la fenêtre. L’éclat du matin sur le golfe. Paresseux, neuf heures, courons nous baigner.

Cette intimité se prolonge plusieurs jours. Giuseppe partage son temps entre sa sorellina et l’énigmatique Anglaise.

Antoine parcourt des pages, sans s’arrêter.

Un jour que Giuseppe est venu chercher Sybil, pour une promenade sur le golfe, a lieu une scène qui semble décisive. Antoine la lit en entier, malgré d’insupportables « fioritures » :

Sybil, sous la pergola, au bord du soleil. Pensive. Sa main, dans la lumière, appuyée au pilier blanc. Elle guettait ? – Je vous ai attendu hier. Je suis resté près d’Annetta. Pourquoi ne l’amenez-vous pas ? L’intonation déplaît à Giuseppe.

Antoine saute un peu plus loin :

Giuseppe cesse de ramer. L’air s’arrête autour d’eux. Silence ailé. Le golfe est de mercure. Splendeur. Mol clapotis de l’eau contre la barque. À quoi pensez-vous ? Et vous ? Silence. Nous pensons aux mêmes choses, Sybil. Silence. L’altération de leurs voix. Je pense à vous, Sybil. Silence, long silence. Et moi aussi je pense à vous. Il tremble. Pour toute la vie, Sybil ? Ah, elle renverse le front. Il voit les lèvres s’écarter avec douleur, la main saisir le bord de bois. Silencieux engagement, presque triste. Le golfe brasille sous le feu vertical. Reflets, éblouissement. Chaleur. Immobilité. Le temps, la vie, suspendus. Oppression intolérable. Par bonheur, un vol de mouettes ramène autour d’eux le mouvement. Elles s’élancent et s’abaissent, rasent l’eau, plongent du bec, se relèvent. Étincellement d’ailes au soleil, cliquetis d’épées. Nous pensons aux mêmes choses, Sybil.

 

Jacques, en effet, allait beaucoup chez les Fontanin, cet été-là. L’amour, déçu peut-être, de Jacques pour Jenny, a-t-il pu provoquer le départ de Jacques ?

Quelques pages encore, et soudain l’action semble se précipiter.

À travers des scènes de vie quotidienne qui rappellent à Antoine l’existence de Jacques et de Gise à Maisons, il suit l’inquiétante évolution de cette tendresse entre frère et sœur. Ont-ils conscience du caractère de cette intimité ? Pour Annetta, elle sait bien que sa vie est toute soulevée vers celle de Giuseppe ; mais c’est de bonne foi, tant sa candeur est réelle, qu’elle prête à ses ardeurs le masque d’un sentiment naturel et permis. Pour Giuseppe, l’amour déclaré qu’il porte à Sybil semble bien, au début, l’occuper et l’aveugler assez pour qu’il ne distingue pas l’attrait physique que sa sœur exerce sur lui. Mais combien de temps pourra-t-il se leurrer sur la nature de son attachement ?

Une fin d’après-midi, Giuseppe propose à la sorellina :

Veux-tu, une promenade à la fraîche, dîner dans une auberge, une grande course jusque dans la nuit ? Elle bat des mains. Je t’aime, Beppino, quand tu es gai.

Giuseppe a-t-il prémédité ce qu’il va faire ?

Après un repas improvisé dans un village de pêcheurs, il entraîne la jeune fille sur des routes qu’elle ne connaît pas.

Il marche vite. À travers les citronniers, des sentiers de pierres qu’il a suivis vingt fois avec Sybil. Annetta s’étonne. Tu es sûr du chemin ? Il tourne à gauche. Une pente. Un vieux mur, une porte basse arrondie. Giuseppe s’arrête et rit. Viens voir. Elle approche sans défiance. Il pousse la porte, une clochette tinte. Tu es fou. Il l’entraîne, en riant, sous les sapins. Le jardin est noir. Elle a peur, elle ne comprend pas, Giuseppe.

Elle est entrée à la villa Lunadoro.

La porte basse, arrondie, la clochette, ce massif de sapins, tous les détails, cette fois, sont si fidèles…

Mrs. Powell et Sybil sont sous la pergola. Je vous présente ma petite sœur. On l’installe, on la questionne, on lui fait fête. Annetta croit rêver. Annetta, entre deux hérétiques. L’accueil de la maman, ses blancs cheveux, son sourire. Venez avec moi que je vous donne des roses, mon enfant. La roseraie, voûte obscure, répand tout alentour sa violence, sa douceur.

Sybil et Giuseppe sont restés seuls. Prendre sa main ? Elle se déroberait. Plus forte que sa volonté, plus que son amour, cette réserve rigide. Il songe : Qu’elle se laisse malaisément aimer.

Mrs. Powell a cueilli des roses pour Annetta. Roses pourpres, petites, serrées et sans épines, roses pourpres au cœur noir. Il faudra revenir, my dear, Sybil vit tellement seule, Annetta croit rêver. C’est là ce clan maudit ? Se peut-il qu’elle ait craint ces gens comme un maléfice ?

Antoine saute une page.

Voici Annetta et Giuseppe sur le chemin du retour.

La lune est cachée. La nuit est plus sombre. Annetta se sent légère, enivrée. Ces Powell. Annetta suspend au bras de Giuseppe le poids de son jeune corps, et Giuseppe l’entraîne, tête haute, le cœur au loin, dans son rêve. Se confiera-t-il ? Il n’y tient plus, se penche. Tu comprends que ce n’est pas seulement pour Will que je vais là.

Elle ne distingue pas son visage, mais le sourd lyrisme de sa voix. Pas seulement pour William ? Le sang se précipite dans ses veines. Elle n’avait rien deviné. Sybil ? Sybil et Giuseppe ? Elle suffoque, elle se dégage, elle voudrait fuir, blessée, la flèche au flanc. Pas la force. Ses dents claquent. Quelques pas. Elle mollit, chancelle, et renversant la nuque s’affaisse dans l’herbe sous les hauts tilleuls.

Il s’agenouille, il n’a pas compris. Qu’y a-t-il ? Mais elle jette ses bras comme des tentacules. Ah, cette fois, il a compris. Elle s’agrippe, se soulève, se presse contre lui, sanglote. Giuseppe, Giuseppe.

Cri de l’amour. Il ne l’a jamais entendu. Jamais, jamais, Sybil, murée dans son énigme. Sybil, l’étrangère. Et contre lui cette détresse, Annetta. Contre lui ce corps jeune, voluptueux et plein, abandonné. Mille pensées ensemble dans sa tête, leur amoureuse enfance, tant de confiance, tant de tendresse, il peut l’aimer, elle est de son climat, il veut la consoler, la guérir. Contre lui, cette tiédeur animale qui l’enlace, les jambes soudain. Vague brusque qui emporte tout, et la conscience. Sous ses narines l’odeur connue et neuve des cheveux, sous sa livre un visage ruisselant, une lèvre houleuse. Complicité de la nuit, des parfums, du sang, invincible transport. Il penche une bouche d’amant sur cette bouche humide, entrouverte, qui attend sans savoir quoi. Elle reçoit le baiser, ne le rend pas encore, mais comme elle s’y abandonne, comme elle y revient. Quel double et furieux élan se heurte au joint de ces deux bouches. Gravité tragique. Suavité. Confusion des haleines, des membres, des désirs. Les arbres, au-dessus d’eux, tournoyent, les étoiles s’évanouissent. Vêtements soulevés, épars, irrésistible attraction, découverte, contact de chairs inconnues, écrasement, contact, écrasement viril, humble consentement éperdu, prise, prise, ivresse douloureuse, nuptiale.

Ah ! une seule haleine et le temps suspendu.

Silence grondant d’échos, bourdonnements, angoisse diffuse, immobilité. Le visage de l’homme, haletant, effondré sur la tendre poitrine, le bruit des cœurs qui tapent, les bruits contrariés de leurs deux cœurs distincts qui ne peuvent prendre l’unisson.

Et, subit, ce vif rayon de lune, regard indiscret et brutal, qui les sépare d’un coup de fouet.

Ils se sont relevés très vite. Égarement. Bouches tordues. Ils tremblent. Ce n’est pas de honte. De joie. De joie et de surprise. De joie et de désir encore.

Au creux du lit d’herbe, en paquet, les roses s’effeuillent sous la lune. Alors, ce geste romantique. Annetta saisit la gerbe, la secoue. Un vol de pétales couvre l’herbe foulée qui garde l’empreinte d’un seul corps.

Antoine s’arrête, frémissant, révolté.

Stupeur ! Gise ? Est-ce croyable ?

Et, cependant, tout ce passage sue la véracité : non seulement le vieux mur, la clochette, la roseraie, mais lorsqu’ils roulent ensemble, embrassés, toute fiction cède, ce n’est plus sur un chemin pierreux d’Italie ni même à l’ombre des citronniers, c’est dans cette herbe drue de Maisons, qu’Antoine imagine trop bien, c’est sous les tilleuls séculaires de l’avenue. Oui. Jacques a bien emmené Gise chez les Fontanin, et, par une semblable nuit d’été, au retour… Naïveté ! Avoir vécu si près d’eux, si près de Gise, et ne s’être douté de rien ! Gise ? Que ce petit corps chaste et clos ait pu cacher un pareil secret, non, non…

Au fond de lui, Antoine résiste et se refuse encore à croire.

Tant de détails, pourtant ! Les roses… Les roses rouges ! Ah, maintenant il comprend l’émoi de Gise, lorsqu’elle a reçu ce colis anonyme d’un fleuriste de Londres, et pourquoi, sur cet indice qui semblait presque insignifiant, elle avait si fort exigé qu’on entreprît en Angleterre une enquête immédiate ! Elle était seule, évidemment, à comprendre le message de ces roses pourpres, un an, jour pour jour, peut-être, après la chute sous les tilleuls !

Jacques aurait donc habité Londres ? Et l’Italie ? Et la Suisse ?… Serait-il encore en Angleterre ?… On peut bien, de là-bas, collaborer à cette revue de Genève…

Et, brusquement, d’autres parties s’éclairent, comme si, un à un, s’écroulaient de larges pans d’ombre autour d’un point confusément lumineux. L’absence de Gise, son obstination à être envoyée dans ce couvent anglais ! Pour se mettre, parbleu, à la recherche de Jacques ! (Et Antoine se reproche, maintenant, d’avoir abandonné, dès le premier échec, la piste du fleuriste londonien !)

Il essaie de réfléchir avec un peu de suite, mais trop de suppositions, trop de souvenirs aussi, font irruption dans sa tête. Tout le passé lui apparaît ce soir sous un jour neuf. Comme il s’explique maintenant le désespoir de Gise, après la disparition de Jacques ! Désespoir dont il n’a pas soupçonné toute la signification, mais qu’il s’est efforcé d’adoucir. Il se souvient de ses rapports avec Gise, de sa compassion. D’ailleurs, n’est-ce pas de cette pitié que, peu à peu, son sentiment pour Gise est né ? À cette époque, ce n’était ni avec son père, buté à l’hypothèse du suicide ni avec la vieille Mademoiselle toute à ses prières, à ses neuvaines, qu’Antoine pouvait parler de Jacques. Gise, au contraire, il la sentait si proche, si fervente ! Chaque jour, après le dîner, elle descendait aux nouvelles. Il avait plaisir à la mettre au courant de ses espoirs, de ses démarches. N’est-ce pas au long de ces soirées d’intimité qu’il avait pris goût à cet être vibrant, replié sur son amoureux mystère ? Qui sait s’il n’avait pas subi, à son insu, le charme capiteux de ce jeune corps déjà consacré ? Il se rappelle les gestes affectueux de la petite, ses câlineries d’enfant qui souffre. Annetta… Comme elle l’a bien trompé ! Et lui que l’absence de Rachel avait laissé dans un complet dénuement sentimental, comme il s’était vite imaginé… Misère ! Il hausse les épaules. Il s’est épris de Gise, simplement parce qu’il avait de l’affectivité sans emploi ; il a cru que Gise avait un penchant pour lui, parce que, dans cette passion mutilée, dans ce désarroi, elle s’était attachée au seul être capable de lui retrouver son amant !

Antoine essaie de chasser ces idées. « Jusqu’ici », se dit-il, « rien encore ne m’explique le brusque départ de Jacques. »

Il fait un effort pour reprendre sa lecture.

Laissant les roses éparpillées dans l’herbe, le frère et la sœur regagnent le palais Seregno.

Retour. Giuseppe soutient les pas d’Annetta. Vers quoi vont-ils ? Brève étreinte qui ne peut être qu’un prélude. Cette longue nuit vers laquelle ils marchent, leurs chambres, cette nuit, que s’y passera-t-il ?

Antoine s’achoppe aux premières lignes. Une nouvelle bouffée de sang lui est montée au visage.

À vrai dire, ce qu’il éprouve ne ressemble guère à de la réprobation. Devant une passion qui s’affirme, son jugement est vite désarmé. Mais il ne maîtrise pas une surprise irritée, où se glisse de la rancune : il n’a pas oublié le jour où Gise s’est si farouchement cabrée devant ses timides avances. Cette lecture réveille presque son désir pour elle : un désir tout physique, un désir libéré. Au point que, pour retrouver son attention, il lui faut écarter de force la vision du jeune corps, souple et brun.

Cette longue nuit vers laquelle ils marchent, leurs chambres, cette nuit, que s’y passera-t-il ?

L’amour les plie sous son souffle. Ils avancent, silencieux, possédés, engourdis par le sortilège. La lune, intermittente, les accompagne. Elle frappe en plein le palais Seregno, fait saillir des ténèbres la colonnade de stuc. Ils franchissent la première terrasse. Leurs joues se frôlent en marchant. La joue d’Annetta est brûlante. En ce corps d’enfant, déjà, quelle hardiesse naturelle vers le péché.

Brusquement, ils sont séparés. Une ombre s’est dressée entre les colonnes.

Le père est là.

Le père attendait. Il avait débarqué à l’improviste. Les enfants, où sont-ils donc ? Il avait dîné seul dans la grande salle. Depuis, il piétinait le marbre du péristyle. Les enfants ne rentraient pas.

La voix éclate dans le silence.

– D’où venez-vous ?

Pas le temps d’inventer un mensonge. Un éclair de rébellion. Giuseppe crie :

– De chez Mrs. Powell.

Antoine sursaute : M. Thibault aurait-il… ?

Giuseppe crie :

– De chez Mrs. Powell.

Annetta fuit entre les piliers, elle traverse les vestibules, gagne l’escalier, sa chambre, elle tire le verrou et s’abat dans le noir, sur son lit étroit de vierge.

En bas, pour la première fois, le fils fait front au père. Et, le plus étrange : pour la joie de braver, il proclame cet autre pâle amour auquel il ne croit plus. J’ai mené Annetta chez Mrs. Powell. Il prend un temps, il détache les syllabes : Je suis fiancé à Sybil.

Le père éclate de rire. Un rire effrayant. Debout, redressé, grandi par l’ombre qui le prolonge, immense et théâtral, Titan nimbé de lune. Il rit. Giuseppe se broie les mains. Le rire cesse. Silence. Vous rentrerez à Naples, tous les deux, avec moi. Non. Demain. Non. Giuseppe. Je ne vous appartiens pas. Je suis fiancé à Sybil Powell.

Jamais le pire n’a heurté de résistance qu’il n’ait écrasée. Il feint le calme. Taisez-vous. Ils viennent ici manger notre pain, acheter nos terres. Prendre nos fils, c’est trop. Pensiez-vous qu’une hérétique allait porter notre nom ! Le mien. Sot. Jamais. Machination huguenote. Le salut d’une âme, l’honneur des Seregno. Ils ont compté sans moi. Je veille. Père. Je briserai votre volonté. Je vous couperai les vivres. Je vous ferai engager dans un régiment du Piémont. Père. Je vous briserai. Montez dans votre chambre. Vous quitterez ce pays demain.

Giuseppe raidit les poings. Il souhaite…

Antoine retient son souffle :

Il souhaite… la mort du père.

Pour un suprême affront, il trouve la force de rire. Il laisse tomber : – Vous êtes comique.

Il passe devant le père. Tête haute, lèvre crispée, il ricane et descend les marches.

– Où vas-tu ?

L’enfant s’arrête. Quelle flèche envenimée décochera-t-il avant de disparaître ? L’instinct lui souffle le pire : Je vais me tuer.

D’un bond, il saute les degrés. Le père a levé la main. Va-t’en, mauvais fils. Giuseppe ne tourne pas la tête. La voix du père s’élève une dernière fois : Maudit.

Giuseppe traverse en courant la terrasse et se perd dans la nuit.

Antoine voudrait de nouveau faire halte, réfléchir. Mais il ne reste plus que quatre pages, et son impatience l’emporte.

Giuseppe a couru devant lui, au hasard. Il s’arrête, essoufflé, étonné, absent. Au loin, sous quelque véranda d’hôtel, plusieurs mandolines confondues filent un chant mièvre, nostalgique. Écœurante langueur. S’ouvrir les veines dans la douceur d’un bain.

Sybil n’aimait pas les mandolines napolitaines. Sybil était une étrangère. Sybil irréelle et lointaine, comme une héroïne qu’il aurait aimée, dans un livre.

Annetta. Rien que le souvenir du bras nu sous sa paume. Oreilles qui bourdonnent. Soif.

Giuseppe a son plan. Au petit jour, revenir au palais, enlever Annetta, fuir ensemble. Il se glissera jusqu’à la chambre. Elle se jettera hors du lit, à sa rencontre, jambes nues. Retrouver son contact, ses muscles tièdes et lisses, sa chaude odeur. Annetta. Déjà il la sent s’abattre sur lui. Sa bouche entrouverte, sa bouche humide, sa bouche.

Giuseppe se lance dans un chemin de traverse. Ses artères battent. Un raidillon rocheux qu’il gravit d’un élan. Fraîcheur tonique de la campagne, sous la lune.

Au bord d’un talus, sur le dos, bras en croix. Par la chemise qui bâille, lentement il palpe et caresse sa poitrine vivante. Sur lui tout un ciel laiteux, constellé. Paix, pureté.

Pureté. Sybil. Sybil, âme, froide et profonde eau de source, froide et pure nuit du nord.

Sybil ?

Giuseppe est debout. À grandes enjambées, il descend la colline. Sybil. Une dernière fois, une dernière fois avant le petit jour.

Lunadoro. Voilà le mur, la porte ronde. La place exacte du baiser, sur le mur recrépi. Son premier aveu. C’est là. Un soir pareil, un soir de lune. Sybil était venue le reconduire. Son ombre nette se découpait sur le crépi blanc. Il a osé, il s’est penché brusquement, il a baisé sur le mur le profil, elle a fui. Un soir pareil.

Annetta, pourquoi suis-je revenu à la petite porte ? Pâle visage de Sybil, visage de volonté. Sybil, si peu lointaine, si proche, si réelle et tout inconnue encore. Renoncer à Sybil ? Ah, non, mais délier à force de tendresse, délier ce nœud. Débâillonner cette âme close. Sur quel secret si bien clos ? Rêve pur, délivré des instincts : véritable amour. Aimer Sybil. Aimer.

Annetta, pourquoi ce regard consentant, pourquoi cette bouche trop soumise ? Trop de feu dans cette chair offerte. Désir, trop bref désir. Amour sans mystère, sans épaisseur, sans horizon. Sans lendemains.

Annetta, Annetta, oublier ces caresses faciles, retrouver autrefois, redevenir enfants. Annetta, fillette câline, sœur aimée. Mais sœur, sœur, petite sœur.

Bouche soumise, certes, bouche entrouverte, bouche humide, fondante, complice. Ah, désir incestueux, désir mortel, qui nous délivrera ?

Annetta, Sybil. De l’une à l’autre écartelé. Laquelle ? Et pourquoi choisir ? Je n’ai pas voulu le mal. Double attraction, équilibre essentiel, sacré. Élans jumeaux, également légitimes puisqu’ils jaillissent du fond de moi ? Pourquoi, dans le réel, inconciliables ? Comme tout serait pur, au grand jour consentant. Pourquoi cette interdiction, si tout est harmonieux dans mon cœur ?

Unique issue, l’un des trois est de trop. Lequel ?

Sybil ? Ah, Sybil blessée, intolérable vision, pas Sybil. Mais Annetta.

Annetta, petite sœur, pardon, je baise tes yeux, tes paupières, pardon.

Pas l’une sans l’autre, eh bien, ni l’une ni l’autre. Renoncer, oublier, mourir. Non, pas mourir, être mort. Disparaître. Ici l’envoûtement, l’infranchissable obstacle, l’interdit.

Ici, la vie, l’amour sont impossibles.

Adieu.

Attrait de l’inconnu, attrait d’un lendemain tout neuf, ivresse. Oublier, recommencer tout.

Demi-tour. Filer jusqu’à la gare. Le premier train pour Rome. Rome, le premier train pour Gênes. Gênes, le premier paquebot. Pour l’Amérique. Ou pour l’Australie.

Et tout à coup, il rit.

Amour ? Hé non, c’est la vie que j’aime.

En avant.

Jack BAULTHY.

Antoine ferma la brochure d’un coup sec, l’enfouit dans sa poche, et se dressa, tout étourdi. Un instant, debout, il cligna des yeux dans la lumière ; puis, s’apercevant de sa distraction, il se rassit.

L’entresol s’était entièrement dépeuplé pendant qu’il lisait : les joueurs avaient été dîner ; l’orchestre s’était tu. Seuls, dans leur coin, l’Israélite et les Droits de l’Homme achevaient une partie de jacquet, sous l’œil émoustillé de la chatte. L’ami tirait sur sa pipe éteinte, et, chaque fois qu’il jetait les dés, la chatte se couchait sur l’épaule du Juif avec de petits rires complices.

Antoine allongea les jambes, alluma une cigarette et s’efforça de rassembler ses idées. Mais, pendant plusieurs minutes, sa pensée diffuse erra, comme ses regards, sans qu’il pût la fixer. Il parvint enfin à écarter l’image de Jacques et de Gise, et retrouva un peu de calme.

L’important, c’eût été de pouvoir bien discerner ce qui était vérité d’avec ce qui était imagination romanesque. Vérité, sans nul doute, cette orageuse explication entre le père et le fils. Dans les paroles du conseiller Seregno, certains traits sonnaient indéniablement juste : Machination huguenote ! Je te briserai ! Je te couperai les vivres ! Je te ferai engager !… Et ceci : Une hérétique, porter mon nom ?… Antoine croyait entendre la voix rageuse de son père, debout, dressé, jetant sa malédiction dans la nuit. Vérité, à coup sûr, le cri de Giuseppe : Je vais me tuer ! qui expliquait enfin l’idée fixe de M. Thibault. Dès le premier jour des recherches, il n’avait jamais voulu supposer que Jacques fût vivant : il téléphonait lui-même, quatre fois par jour, à la Morgue. Ce cri expliquait aussi son remords, confusément révélé, d’avoir été cause de la disparition de Jacques. Et peut-être bien ce taciturne repentir n’était-il pas complètement étranger à la crise d’albumine qui avait tant affaibli le vieillard à la veille de son opération. Ainsi, sous cet éclairage, bien des événements de ces trois ans prenaient un autre aspect.

Antoine reprit le fascicule et chercha la dédicace autographe :

Ne m’avez-vous pas dit, ce fameux soir de novembre : « Tout est soumis à l’action de deux pôles. La vérité est toujours à double face ? »

L’amour aussi, quelquefois.

« Évidemment », se dit-il, « la coexistence de ce double amour… Évidemment… Si Gise a été la maîtresse de Jacques, et si, d’autre part, Jacques s’est senti aussi durement épris de Jenny, la vie pour lui devenait vraiment difficile. Pourtant… »

Antoine continuait à buter contre quelque chose d’opaque. Il lui était, malgré tout, impossible d’admettre que le départ pût s’expliquer entièrement par ce qu’il venait d’apprendre de la vie sentimentale de Jacques. D’autres facteurs, impondérables et soudainement accumulés, avaient dû emporter l’extravagante détermination. Mais lesquels ?

Il s’avisa tout à coup que ces réflexions n’avaient rien d’urgent. Ce qui pressait, c’était de tirer le meilleur parti de ces indices et de trouver au plus tôt la piste de son frère.

S’adresser à la direction de la revue eût été fort imprudent. Si Jacques n’avait pas donné signe de vie, c’était bien qu’il persévérait dans son obstination à se terrer. Risquer qu’il sût sa retraite éventée, c’était du même coup risquer de le faire fuir ailleurs, plus loin, de le perdre sans recours. La seule façon de réussir, c’était d’agir par surprise – et personnellement. (Antoine n’avait jamais vraiment confiance qu’en lui-même.) Aussitôt il s’imagina qu’il débarquait à Genève. Mais qu’y ferait-il ? Et si Jacques habitait Londres ? Non : il convenait d’expédier d’abord en Suisse un homme du métier qui saurait se procurer l’adresse de Jacques. « Et alors, là où il est, moi j’irai », fit-il en se levant. « Que je parvienne seulement à le surprendre, et nous verrons bien s’il m’échappe ! »

 

Le soir même, il donnait ses instructions à un agent privé.

Et, trois jours plus tard, il recevait les premiers renseignements :

(Confidentiel.)

« M. Jack Baulthy est bien effectivement résidant en Suisse. Il n’est pas domicilié à Genève, mais à Lausanne, ville dans laquelle il est signalé avoir occupé plusieurs logements. Il habite depuis avril dernier, 10, rue des Escaliers-du-Marché, Pension Cammerzinn.

« Nous n’avons pas encore été favorisé pour retrouver la date de son arrivée sur le territoire suisse. Mais nous nous sommes employé à connaître sa situation militaire.

« D’après des indications secrètes obtenues au consulat français, M. Baulthy se serait présenté en janvier 1912 au bureau militaire de ce consulat, muni de pièces d’identité et autres, au nom de Jacques-Jean-Paul-Oscar Thibault, de nationalité française, né à Paris en 1890, etc. Sa fiche dont nous n’avons pu recopier le signalement (lequel est conforme à celui que nous possédons d’autre part) porte qu’il aurait déjà bénéficié d’un premier ajournement pour motif d’insuffisance mitrale, en 1910, par décision du conseil de révision du VIIe arrondissement de Paris, et d’un second ajournement, à la suite d’un rapport médical présenté en 1911 au consulat français de Vienne (Autriche). Par suite du nouvel examen qu’il a subi à Lausanne en février 1912 et qui a été transmis par voie administrative au bureau compétent du recrutement de la Seine, il lui a été accordé un troisième et dernier ajournement, lequel l’a mis définitivement en règle avec les autorités de son pays d’origine en ce qui concerne l’exemption du service militaire pour raison de santé.

« M. Baulthy semble mener une vie assez recommandable et faire principalement sa fréquentation d’étudiants et de journalistes. Il est inscrit membre adhérent du Cercle de la Presse Helvétique. Le travail de collaboration et autre qu’il fournit, dit-on, à plusieurs journaux et périodiques, peut suffire à assurer des moyens de subsistance honnêtes. Il nous a été affirmé que M. Baulthy écrivait sous plusieurs noms autres que le sien propre, noms qu’il serait possible d’identifier si des instructions ultérieures nous étaient communiquées à ce sujet. »

 

Un employé de l’agence s’était dérangé, un dimanche, à dix heures du soir, pour apporter d’urgence ce document.

Impossible de partir dès le lundi matin. Cependant, l’état de M. Thibault ne permettait guère de différer.

Antoine consulta son agenda, puis l’indicateur, et résolut de prendre, dès le lendemain soir, le rapide de Lausanne. Et, de toute la nuit, il ne put fermer l’œil.

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