IX

Les deux frères reprirent leur chemin, sans que Jacques émît le moindre commentaire sur cette rencontre. D’ailleurs, le vent qui s’engouffrait dans leurs vêtements et semblait spécialement s’acharner contre le parapluie d’Antoine rendait toute conversation très difficile.

Pourtant, au pire moment, comme ils attaquaient la place de la Riponne – vaste esplanade où tous les vents du ciel semblaient venus s’affronter – Jacques, indifférent à la pluie qui le cinglait, ralentit subitement le pas et demanda :

– « Pourquoi donc, à table, tout à l’heure, as-tu dit :… l’Angleterre ? »

Antoine flaira une intention agressive. Gêné, il s’en tira par quelques mots confus, qu’emporta le vent.

– « Qu’est-ce que tu dis ? » fit Jacques, qui n’avait rien entendu. Il s’était rapproché et marchait de biais, offrant son épaule en coupe-vent ; l’œil interrogateur qu’il fixait sur son frère marquait tant d’insistance qu’Antoine, acculé, eut scrupule à mentir.

– « Eh bien, mais… à cause… des roses rouges ! » avoua-t-il.

L’accent qu’il y mit avait plus d’âpreté qu’il n’eût voulu. Une fois de plus s’imposèrent à lui l’incestueuse passion de Giuseppe et d’Annetta, leur chute dans l’herbe, tout un cortège de visions qui lui étaient devenues trop familières sans cesser de lui être pénibles. Mécontent, nerveux, s’en prenant aux rafales qui le harcelaient, il marmonna un juron et ferma rageusement son parapluie.

Jacques était demeuré une seconde sur place, interdit : évidemment, il était à cent lieues de prévoir cette réponse. Il se mordit les lèvres et fit quelques pas sans souffler mot. (Que de fois déjà il avait déploré cette heure d’inconcevable faiblesse, et regretté ce panier de roses, acheté de si loin par l’intermédiaire d’un ami, – message compromettant, qui proclamait : « Je vis et je pense à toi », au moment qu’il se voulait mort pour tous les siens ! Mais il avait du moins pu croire jusqu’ici que ce geste imprudent était demeuré très secret. L’indiscrétion de Gise, inattendue pour lui et incompréhensible, l’exaspéra.) Il ne sut pas retenir son amertume :

– « Tu as manqué ta vocation », fit-il en ricanant. « Tu étais né policier ! »

Antoine, vexé par le ton, se rebiffa :

– « Mon vieux, quand on tient tant à cacher sa vie privée, on ne l’étale pas au grand jour, dans les pages d’une revue ! »

Jacques, piqué au vif, lui cria au visage :

– « Ah ? C’est peut-être ma nouvelle qui t’a mis au courant de cet envoi de fleurs ? »

Antoine n’était plus maître de lui :

– « Non », répliqua-t-il, affectant le calme, et détachant les syllabes d’une voix mordante ; « mais ta nouvelle m’a du moins permis de goûter toute la signification de cet envoi ! » Et, après avoir décoché ce trait, il fonça contre le vent et hâta le pas.

Mais, aussitôt, le sentiment d’avoir commis une irrémédiable faute lui sauta aux yeux avec tant d’évidence qu’il en eut la respiration coupée. Quelques mots de trop, tout était compromis : Jacques allait lui échapper définitivement… Pourquoi avait-il tout à coup perdu sa direction, cédé à cet accès d’humeur ? Parce que Gise était en cause ? Et que faire, maintenant ? S’expliquer, s’excuser ? Était-il encore temps ? Ah, il se sentait prêt à toutes les réparations !…

Il allait se tourner vers son frère, et, le plus tendrement possible, reconnaître ses torts, lorsqu’il sentit soudain que Jacques lui saisissait le bras, et s’accrochait à lui de toutes ses forces : pression passionnée, absolument inattendue, étreinte convulsive, fraternelle, qui abolissait, en une seconde, non seulement cet échange d’aigres propos, mais tout le silence de ces trois années d’éloignement. Contre son oreille, une bouche tremblante balbutiait d’une voix décomposée :

– « Mais, Antoine, quoi ? Qu’est-ce que tu as pu supposer ? Tu as cru que Gise… que moi, je ?… Tu as cru possible ?… Tu es fou ! »

Leurs regards se pénétrèrent. Celui de Jacques était douloureux, mais épuré, rajeuni, et sur son visage la pudeur offensée mêlait l’indignation à la souffrance. Ce fut pour Antoine un flot bienfaisant de lumière. Radieux, il serrait contre lui le bras de son cadet. Avait-il réellement soupçonné ces deux petits ? Il ne savait plus. Il pensait à Gise avec une émotion intense. Il se sentait allégé, délivré, extraordinairement heureux, tout à coup. Il avait enfin retrouvé son frère.

Jacques se taisait. Devant ses yeux ne défilaient que des souvenirs pénibles : cette soirée de Maisons-Laffitte, où il avait découvert, en même temps, et l’amour de Gise, et l’attrait physique, invincible, qu’elle éveillait en lui ; leur trouble et bref baiser sous les tilleuls, dans la nuit ; puis le geste romantique de Gise, effeuillant les roses à cette place où ils s’étaient donné ce timide gage d’amour…

Antoine, aussi, se taisait. Il eût bien voulu rompre ce silence ; mais il restait muet, intimidé. Du moins, par la contraction de son bras, il essaya de dire à Jacques : « Oui, j’étais fou, je te crois, et comme je suis heureux ! » L’autre lui rendit sa pression. Ils se comprenaient mieux qu’à l’aide de paroles.

Ils continuèrent d’avancer, dans la pluie, serrés l’un contre l’autre, et troublés tous deux par ce contact trop tendre, trop prolongé ; mais ni l’un ni l’autre n’osaient plus prendre l’initiative de la séparation. Alors, comme ils longeaient un mur qui les abritait du vent, Antoine ouvrit son parapluie, et ils eurent l’air de s’être ainsi rapprochés pour se mettre à l’abri.

 

Ils arrivèrent à la pension sans avoir échangé un mot. Mais, devant la porte, Antoine s’arrêta, dégagea son bras, et dit, d’une voix naturelle :

– « Voyons, tu as certainement des choses à faire, avant ce soir ? je vais te laisser ? Je vais visiter la ville… »

– « Par ce temps ? » fit Jacques. Il souriait, mais Antoine avait perçu l’éclair d’une hésitation. (En réalité, ils redoutaient tous les deux ce long après-midi tête à tête.) « Non », reprit-il ; « j’ai deux ou trois lettres à écrire, cela me prendra vingt minutes ; et peut-être une course à faire, avant cinq heures. » Cette perspective parut jeter du sombre sur sa physionomie. Néanmoins, il se redressa : « D’ici là, je suis libre. Montons. »

En leur absence, la chambre avait été faite. Le poêle, rechargé, ronflait. Ils étendirent devant le feu leurs paletots trempés, s’entraidant avec une camaraderie toute neuve.

L’une des fenêtres était restée ouverte. Antoine s’en approcha. Parmi ce peuple de toits qui descendaient vers le lac, émergeait une tour souveraine, couronnée de clochetons, et dont la haute flèche vert-de-gris luisait sous la pluie. Il la désigna du doigt.

– « Saint-François », dit Jacques. « Vois-tu l’heure ? »

Sur l’une des faces du clocher s’épanouissait un cadran peint, rougeâtre et or.

– « Deux heures et quart. »

– « Tu as de la chance. Ma vue a beaucoup baissé. Et je ne peux pas m’habituer aux lunettes, à cause de mes migraines. »

– « Tes migraines ? » s’écria Antoine, qui fermait la fenêtre. Il se retourna prestement. Son visage interrogateur fit sourire Jacques.

– « Oui, docteur. J’ai eu d’affreux maux de tête ; et ce n’est pas complètement passé. »

– « Quel genre de maux de tête ? »

– « Une douleur, là. »

– « Toujours à gauche ? »

– « Non… »

– « Des vertiges ? Des troubles oculaires ? »

– « Rassure-toi », reprit Jacques, que cet entretien commençait à gêner. « Je vais beaucoup mieux maintenant. »

– « Ta, ta, ta ! » déclara Antoine, qui ne plaisantait pas. « Il faudra qu’on t’examine sérieusement, qu’on étudie un peu les phénomènes digestifs… »

Bien qu’il n’eût évidemment pas idée de commencer cet examen, il avait fait un pas machinal vers Jacques, et celui-ci ne put s’empêcher d’esquisser un mouvement de retraite. Il avait perdu l’habitude qu’on s’occupât de lui ; la moindre attention lui paraissait une atteinte à son indépendance. Presque aussitôt, d’ailleurs, il se raisonna ; et même, après coup, cette sollicitude lui causa une impression de douceur, comme si, au fond de lui, un souffle tiède était venu baigner des fibres longtemps engourdies.

– « Tu n’avais rien de semblable, autrefois », poursuivit Antoine. « D’où cela t’est-il venu ? »

Jacques, qui regrettait son geste de recul, voulut répondre, donner quelques éclaircissements. Mais pouvait-il dire la vérité ?

– « C’est venu après une espèce de maladie… comme un choc… une grippe, je ne sais pas… peut-être aussi du paludisme… Je suis resté presque un mois à l’hôpital. »

– « À l’hôpital ? Où ? »

– « À… Gabès. »

– « Gabès ? En Tunisie ? »

– « Oui. J’avais eu le délire, paraît-il. Alors, après, j’ai terriblement souffert de la tête, pendant des mois. »

Antoine ne dit rien, mais il était clair qu’il pensait : « Avoir, à Paris, un foyer confortable, être le frère d’un médecin, et courir le risque de crever dans un hôpital d’Afrique… »

– « Ce qui m’a sauvé », reprit Jacques, désirant parler d’autre chose, « c’est la peur. La peur de mourir là, dans cette fournaise. Je pensais à l’Italie comme un naufragé, sur son radeau, doit penser à la terre, aux puits d’eau douce… Je n’avais plus qu’une idée : mort ou vif, prendre le bateau, gagner Naples. »

Naples… Antoine se souvint de Lunadoro, de Sybil, des promenades de Giuseppe sur le golfe. Il hasarda :

– « Pourquoi Naples ? »

La figure de Jacques s’empourpra. Il parut lutter un instant contre lui-même afin d’expliquer quelque chose ; puis son regard bleu se figea.

Antoine s’empressa de rompre le silence :

– « Ce qu’il t’aurait fallu, je crois, c’est du repos, mais dans un climat vif. »

– « D’abord », reprit Jacques – et il était visible qu’il n’avait pas écouté – « à Naples, j’avais une recommandation pour quelqu’un du consulat. L’ajournement, à l’étranger, est plus facile. Je préférais être en règle. » Il eut un redressement des épaules. « D’ailleurs, je me serais plutôt laissé porter déserteur que de rentrer en France pour être coffré dans leurs casernes ! »

Antoine ne broncha pas. Il changea de sujet :

– « Mais, pour ces voyages, tu… tu avais de l’argent ? »

– « Quelle question ! C’est bien de toi ! » Il se mit à aller et venir, les mains dans les poches. « Jamais je ne me suis trouvé longtemps sans argent – le nécessaire. Au début, là-bas, évidemment, il a fallu faire n’importe quoi… » Il rougit de nouveau, et son regard se déroba. « Oh, quelques jours… On se tire vite d’affaire, tu sais. »

– « Mais quoi ? Comment ? »

– « Eh bien… par exemple… des leçons de français dans une école d’apprentissage… Des corrections d’épreuves, la nuit, au Courrier Tunisien, à Paris-Tunis… Ça m’a souvent servi, d’écrire l’italien aussi couramment que le français… Bientôt j’ai pu leur passer des articles, j’ai décroché la revue de la presse dans un hebdomadaire, et puis les échos, la besogne… Et puis, dès que j’ai pu, le reportage ! » Ses yeux brillèrent : « Ah, çà, si j’avais eu la santé suffisante, j’y serais encore !… Quelle vie !… Je me rappelle, à Viterbe… (Assieds-toi donc. Non, moi, j’aime mieux marcher.)… Ils m’avaient envoyé à Viterbe, personne n’osait, pour cet extraordinaire procès de la Camorra, tu te souviens ? Mars 1911… Quelle aventure ! Je logeais chez des Napolitains. Un vrai repaire. La nuit du 13 au 14, ils ont tous décampé : quand la police est arrivée, je dormais, j’étais tout seul, j’ai dû… » Il s’interrompit au milieu de sa phrase, malgré l’attention d’Antoine, – à cause d’elle, peut-être. Comment, avec des paroles, faire seulement entrevoir ce qu’avait été, pendant des mois, cette vie vertigineuse ! Bien que le regard de son frère fût pressant, il se détourna : « Que c’est loin, tout ça ! Laisse… N’y pensons plus. »

Et, pour fuir lui-même le sortilège de ces évocations, il se contraignit à parler de nouveau, mais avec calme :

– « Tu me disais… ces maux de tête ? Eh bien, vois, je n’ai jamais pu supporter le printemps d’Italie. Dès que j’ai pu, dès que j’ai été libre » – il fronça les sourcils ; sans doute, là encore, se heurtait-il à de pénibles souvenirs – « dès que j’ai pu m’échapper de tout ça », fit-il, avec un geste violent du bras, « je suis remonté dans le Nord. »

Il s’était arrêté, debout, les mains dans les poches, les yeux baissés sur le poêle.

Antoine questionna :

– « Le Nord de l’Italie ? »

– « Non ! » s’écria Jacques, en tressaillant. « Vienne, Pest… Et puis la Saxe, Dresde. Et puis Munich. » Son visage se rembrunit subitement ; cette fois, il jeta vers son frère un coup d’œil aigu et parut vraiment hésiter : ses lèvres eurent un frémissement. Mais, quelques secondes s’étaient écoulées, il tordit la bouche et se contenta de murmurer, les dents si serrées que le dernier mot fut à peine intelligible :

– « Ah, Munich… Munich aussi est une ville effroyable. »

Antoine, précipitamment, coupa court :

– « En tout cas, tu devrais… Tant qu’on n’aura pas trouvé la cause… Une migraine, ce n’est pas une maladie, c’est un symptôme… »

Jacques ne l’écoutait pas, et Antoine se tut. À plusieurs reprises, déjà, s’était produit le même phénomène : on eût juré que Jacques, tout à coup, éprouvait le besoin d’expulser de lui quelque harassant secret ; sa bouche remuait, il semblait au bord même de l’aveu ; puis, soudain, comme si les paroles se bloquaient dans sa gorge, il stoppait net. Et, chaque fois, Antoine, paralysé par une absurde appréhension, au lieu d’aider son frère à franchir l’obstacle, s’était cabré lui-même et dérobé, en se jetant à l’étourdie sur n’importe quelle piste.

Il se demandait comment remettre Jacques sur la voie, lorsqu’un bruit de pas légers se fit entendre dans l’escalier. On frappa, la porte s’entrebâilla presque aussitôt, et Antoine aperçut une frimousse échevelée de gamin.

– « Oh, pardon. Je vous dérange ? »

– « Entre », fit Jacques, en traversant la chambre.

 

Ce n’était nullement un gamin, mais un petit homme sans âge précis, au menton rasé, au teint de lait, aux cheveux ébouriffés couleur de chanvre sec. Il hésita sur le seuil et dut couler vers Antoine un regard inquiet ; mais ses yeux étaient frangés de cils incolores si épais qu’on ne distinguait pas le jeu des pupilles.

– « Approche-toi du poêle », dit Jacques, en débarrassant le visiteur de son manteau ruisselant.

Il semblait encore une fois décidé à ne pas présenter son frère. Mais il souriait sans contrainte aucune, et ne paraissait pas autrement contrarié de la présence d’Antoine.

– « Je venais vous dire que Mithoerg est arrivé, et qu’il apporte une lettre », expliqua le nouveau venu. Il parlait d’une voix sifflante, rapide, mais sur un ton bas, presque craintif.

– « Une lettre ? »

– « De Vladimir Kniabrowski ! »

– « De Kniabrowski ? » s’écria Jacques, et ses traits s’éclairèrent. « Assieds-toi, tu as l’air fatigué. Veux-tu de la bière ? Du thé ? »

– « Non, merci, rien. Mithoerg est arrivé cette nuit. Il vient de là-bas… Alors, que vais-je faire, moi ? Que me conseillez-vous ? Faut-il essayer ? »

Jacques réfléchit assez longtemps avant de répondre.

– « Oui. C’est le seul moyen, maintenant, de savoir. »

L’autre s’agita.

– « À la bonne heure ! Je m’en doutais ! Ignace m’avait découragé, et Chenavon aussi. Mais vous, vous ! À la bonne heure ! » Il restait tourné vers Jacques et sa petite figure rayonnait de confiance.

– « Seulement !… » fit Jacques, avec sévérité, en levant le doigt.

L’albinos balança la tête de haut en bas, en signe d’acquiescement.

– « Par la douceur, par la douceur », prononça-t-il gravement. On devinait une ténacité de fer dans ce corps fragile.

Jacques l’examinait.

– « Tu n’as pas été souffrant, Vanheede ? »

– « Non, non… Un peu fatigué. » Il ajouta, souriant avec rancune : « Je me sens si mal à l’aise, savez-vous, dans leur grande baraque ! »

– « Prezel est encore ici ? »

– « Oui. »

– « Et Quilleuf ? Tu diras de ma part à Quilleuf qu’il parle trop. N’est-ce pas ? Il comprendra. »

– « Oh, Quilleuf, je lui ai dit carrément : “Vous faites comme si vous étiez vous-mêmes des êtres vils !” Il a déchiré le manifeste de Rosengaard, sans le lire ! Tout est corrompu, là-dedans. » Il répéta : « Tout est corrompu », d’une voix sourde et indignée ; mais, en même temps, un sourire d’une angélique indulgence illuminait ses lèvres de petite fille.

Il reprit, sur un ton aigu, sifflant :

– « Saffrio ! Tursey ! Paterson ! Tous ! Et même Suzanne ! Ça sent le corrompu ! »

Jacques secoua la tête :

– « Josepha, peut-être. Mais Suzanne, non. Josepha, vois-tu, c’est une misérable créature. Elle vous brouillera tous. »

Vanheede l’observait silencieusement. Il remuait sur ses petits genoux ses mains de poupée, et l’on apercevait ses poignets, incroyablement frêles et pâles.

– « Je sais bien. Mais quoi ? Peut-on la jeter au ruisseau, maintenant ? Le feriez-vous, dites ? Est-ce une raison ? C’est un être, après tout, et qui n’est pas foncièrement vil, non… Et qui s’est mis sous notre garde en somme. Alors ?… Par la douceur, peut-être, par la douceur… » Il soupira. « Combien en ai-je rencontré, déjà, des créatures comme elle !… Tout est corrompu. »

Il soupira de nouveau, effleura Antoine de son invisible regard, puis se leva, et, s’approchant de Jacques, il dit, avec une fièvre soudaine :

– « La lettre de Vladimir Kniabrowski, c’est une belle lettre, savez-vous… »

– « Eh bien », questionna Jacques, « qu’est-ce qu’il compte faire, maintenant ? »

– « Il se soigne. Il a retrouvé sa femme, sa mère, les petits. Il se prépare à vivre, encore une fois. »

Vanheede s’était mis à marcher, devant le poêle ; par instants, il serrait nerveusement ses mains l’une contre l’autre. Et, comme à lui-même, il dit, avec une expression recueillie :

– « Un cœur très pur, Kniabrowski. »

– « Très pur », répéta Jacques aussitôt, avec la même intonation.

Il ajouta, après un silence :

– « Quand pense-t-il faire paraître son livre ? »

– « Il ne dit pas. »

– « Ruskinoff prétend que c’est une chose bouleversante, tu sais. »

– « Et comment serait-ce autrement ? Un livre qu’il a entièrement écrit dans la prison ! » Il fit quelques pas. « Je ne vous ai pas apporté sa lettre aujourd’hui : je l’ai prêtée à Olga, pour qu’elle la porte au cercle. Je l’aurai ce soir. » Sans regarder Jacques, avec une légèreté de feu follet, il allait et venait, la tête levée : il avait l’air de sourire aux anges. « Vladimir dit qu’il n’a jamais été si vraiment lui-même que dans cette prison. Seul avec sa solitude. » La voix devenait de plus en plus harmonieuse, mais de plus en plus voilée : « Il dit que sa cellule était jolie et bien claire, tout en haut des bâtiments, et qu’il grimpait sur les planches de la couchette pour atteindre avec son front le bas de la fenêtre grillée. Il dit qu’il restait là des heures, à penser, en regardant les flocons tourbillonner dans le ciel. Il dit qu’il ne pouvait rien voir d’autre, pas un toit, pas une cime d’arbre, rien, jamais rien. Mais, dès le printemps, et tout l’été, à la fin de l’après-midi, pendant une heure, un peu de soleil lui touchait le visage. Il dit qu’il attendait cette heure-là pendant tout le jour. Vous lirez sa lettre. Il dit qu’une fois il a entendu, au loin, pleurer un tout-petit… Une autre fois, il a entendu une détonation… » Vanheede jeta un coup d’œil vers Antoine qui l’écoutait et ne pouvait s’empêcher de le suivre curieusement du regard. « Mais je vous apporterai toute la lettre demain », fit-il, en revenant s’asseoir.

– « Pas demain », dit Jacques. « Je ne serai pas là demain. »

Vanheede ne manifesta aucune surprise. Mais, de nouveau, il tourna la tête vers Antoine, et, après une courte pause, il se remit debout.

– « Excusez-moi. Sans doute je vous ai dérangé. Je voulais tout de suite vous donner des nouvelles de Vladimir. »

Jacques aussi s’était levé.

– « Tu travailles trop, en ce moment, Vanheede ; tu devrais te ménager. »

– « Mais non. »

– « Toujours chez Schomberg & Rieth ? »

– « Toujours. » Il sourit malicieusement : « Je tape à la machine. Je dis : Oui, Monsieur, du matin jusqu’au soir, et je tape. Qu’est-ce que ça peut faire ? Le soir venu, je me retrouve. Alors je suis libre de penser : Non, Monsieur, toute la nuit, et jusqu’au lendemain matin. »

Le petit Vanheede, en ce moment, portait très haut sa petite tête, et son toupet de chanvre ébouriffé lui donnait davantage encore l’air de se redresser. Il fit un mouvement, comme si, cette fois, il s’adressait à Antoine :

– « J’ai crevé de faim pendant dix ans, Messieurs, pour ces idées-là : j’y tiens. »

Puis il revint à Jacques, lui tendit la main, et, brusquement, la voix flûtée se troubla :

– « Vous partez peut-être ?… Tant pis. Ça me faisait du bien de venir, savez-vous ? »

Jacques, ému, ne répondit pas ; mais, d’un geste affectueux, il posa sa main sur le bras de l’albinos. Antoine se souvint de l’homme à la cicatrice. Jacques avait eu, déjà, ce même geste, amical, stimulant, un peu protecteur. Il paraissait vraiment tenir, dans ces étranges groupements, une place à part ; on le consultait, on quêtait son approbation, on craignait son blâme ; manifestement aussi, on venait se réchauffer le cœur près de lui.

« C’est un Thibault !… » se dit Antoine, satisfait. Mais aussitôt une tristesse l’envahit. « Jacques ne restera pas à Paris », songea-t-il ; « il reviendra vivre en Suisse, ce n’est pas douteux. » Il eut beau se dire : « Nous nous écrirons, je viendrai le voir, ce ne sera plus la même chose que pendant ces trois ans… », il éprouvait une poignante angoisse : « Mais quelle sera son œuvre, quelle sera sa vie, au milieu de ces gens ? Que fera-t-il de sa force ? Est-ce là ce merveilleux avenir que j’ai rêvé pour lui ? »

Jacques avait pris le bras de son ami, et le reconduisait, à petits pas, vers la porte. Là, Vanheede se retourna, salua Antoine d’une timide inclinaison de tête, et disparut sur le palier, suivi de Jacques.

Antoine entendit une dernière fois la petite voix sifflante :

– « … Tout est si corrompu… Ils ne souffrent autour d’eux que des serviles, que des chiens couchants… »

Share on Twitter Share on Facebook