VIII

Dehors, une bise aigre s’était levée, qui charriait de la neige fondue.

– « Ça floque », dit Jacques.

Il tâchait de se montrer moins taciturne. En descendant de larges escaliers de pierre qui flanquaient un édifice public, il expliqua de lui-même que c’était l’Université. Le ton trahissait quelque fierté pour sa ville d’élection. Antoine admira. Mais les bouffées de pluie et de neige qui se succédaient en rafales les incitaient à gagner au plus vite un refuge.

Au coin de deux rues étroites, sillonnées de cyclistes et de piétons, Jacques se dirigea vers un rez-de-chaussée vitré, qui, pour toute enseigne, portait, en majuscules blanches, sur la glace de la porte :

GASTRONOMICA

La salle, lambrissée de vieux chêne, était toute en surfaces cirées. Le restaurateur, gros homme actif, sanguin, essoufflé, mais content de lui, de sa santé, de son personnel, de son menu, s’empressait auprès de ses clients, qu’il traitait comme des invités fortuits. Les murs étaient parsemés d’inscriptions en lettres gothiques : À Gastronomica, cuisine n’est pas chimie ! Ou bien : À Gastronomica, point de moutarde sèche au bord du moutardier !

Jacques, qui semblait moins contracté depuis la visite à Cammerzinn et cette marche sous la pluie, souriait de bonne grâce à l’amusement de son frère. C’était assez inattendu, cette curiosité d’Antoine pour le monde extérieur, ce regard gourmand, cet air de happer et de savourer au passage chaque trait significatif. Autrefois, dans les bouillons du quartier Latin où les deux frères avaient eu l’occasion de déjeuner ensemble, Antoine n’observait rien, et son premier geste était d’installer devant lui quelque revue médicale, dressée contre la carafe.

Antoine sentit que Jacques l’examinait.

– « Me trouves-tu changé ? » demanda-t-il.

L’autre fit un geste évasif. Oui, Antoine lui paraissait changé, très changé. Mais, en quoi ? N’était-ce pas, surtout, que Jacques avait oublié, au cours de ces trois ans, bien des particularités de son aîné ? Il les retrouvait, une à une. Par moments, tel geste d’Antoine – cette secousse de l’épaule et ce clignement de paupières, cette façon d’ouvrir la main en donnant une explication – le frappait soudain comme la rencontre d’une image jadis familière et totalement effacée de sa mémoire. Pourtant, d’autres singularités le troublaient sans lui rappeler rien qu’il eût désappris : l’expression générale de la physionomie, de l’attitude, cette sérénité naturelle, cette disposition conciliante, ce regard sans brusquerie ni dureté. Très nouveau, tout cela. Il essaya de le dire, en quelques mots confus. Antoine sourit. Il savait que c’était le legs de Rachel. Pendant plusieurs mois, la passion triomphante avait imprimé sur son visage, jusque-là rebelle à tout aveu de bonheur, une sorte d’assurance optimiste, peut-être même une satisfaction d’amant privilégié – pli qui n’avait jamais complètement disparu.

Le déjeuner était bon ; la bière, fluide, légère, glacée ; la salle, accueillante. Antoine, gaiement, s’étonnait des spécialités locales : il avait constaté que, sur ce terrain-là, le mutisme de son frère cédait plus volontiers. (Bien que, chaque fois que Jacques ouvrait la bouche, il semblât se jeter dans la conversation, avec désespoir. Sa parole, hésitante, hachée, devenait, par moments, sans raison, tumultueuse et vibrante, avec de brusques arrêts ; et, tout en parlant, il plongeait son regard dans celui de son aîné.)

– « Non, Antoine ! » répliqua-t-il à une boutade de celui-ci. « Tu aurais tort de croire… On ne peut pas dire qu’en Suisse… Ainsi, j’ai vu beaucoup d’autres pays ; eh bien, je t’assure… »

L’involontaire curiosité qu’il saisit sur le visage d’Antoine l’arrêta. Bientôt, regrettant peut-être cette humeur ombrageuse, il reprit de lui-même :

– « Tiens, celui-là, plutôt, pourrait être pris pour type : ce monsieur seul, qui parle au patron, à notre droite. Un assez bon type populaire du Suisse. L’aspect, la tenue… L’accent… »

– « Cet accent d’enrhumé ? »

– « Non », rectifia Jacques, avec un scrupuleux froncement de sourcils. « Un ton appuyé, un peu traînant, qui marque la réflexion. Mais surtout, tu vois, cet air replié sur soi, indifférent à ce qui se passe. Ça, c’est très suisse. Et aussi cet air d’être toujours en sécurité partout… »

– « L’œil est intelligent », concéda Antoine. « Mais dépourvu de vivacité à un point incroyable. »

– « Eh bien, à Lausanne, ils sont ainsi, des milliers. Du matin au soir, sans se bousculer ni perdre une minute, ils font ce qu’ils ont à faire. Ils croisent d’autres vies sans s’y mêler. Ils ne débordent guère leurs frontières ; ils sont entièrement pris, à chaque instant de leur existence, par la chose qu’ils font ou celle qu’ils vont faire l’instant d’après. »

Antoine l’écoutait, sans l’interrompre ; et cette attention intimidait un peu Jacques, mais le soutenait aussi, éveillait en lui un secret sentiment d’importance qui le rendait plus loquace.

– « Tu disais : “vivacité…” », reprit-il. « On les croit lourds. C’est vite dit ; et c’est faux. Ils sont d’un autre tempérament que… toi… Plus compact, peut-être. Presque aussi souple, à l’usage… Pas lourds, non : stables. Ce n’est pas du tout la même chose. »

– « Ce qui me surprend », dit Antoine, en tirant une cigarette de sa poche, « c’est de te voir, toi, à l’aise dans cette fourmilière… »

– « Mais justement ! » s’écria Jacques. Il déplaça la tasse vide qu’il avait failli renverser. « J’ai séjourné partout, en Italie, en Allemagne, en Autriche… »

Antoine, les yeux sur son allumette, hasarda, sans lever le nez :

– « En Angleterre… »

– « En Angleterre ? Non. Pourquoi l’Angleterre ? » Il y eut une courte pause, pendant laquelle leurs pensées se cherchèrent. Antoine ne relevait pas les yeux. Jacques, interloqué, continua cependant :

– « … Eh bien, je crois que jamais je n’aurais pu me fixer dans aucun de ces pays-là. On ne peut pas y travailler ! On s’y brûle ! Je n’ai trouvé l’équilibre qu’ici… »

Et, en effet, il avait l’air, en ce moment, d’avoir atteint un certain équilibre. Il était assis de biais, dans une pose qui semblait lui être habituelle, la tête inclinée du côté de la mèche indocile, comme si le poids des cheveux l’eût surchargée. L’épaule droite avançait. Tout le buste se trouvait arc-bouté par le bras droit, dont la main écartée prenait solidement appui sur la cuisse. Le coude gauche, au contraire, posait légèrement sur la table, et les doigts de la main gauche jouaient avec des miettes éparses sur la nappe. Ces mains étaient devenues des mains d’homme, nerveuses, expressives.

Il réfléchissait à ce qu’il venait de dire.

– « Les gens d’ici sont reposants », fit-il, avec une sorte de gratitude. « Évidemment, cette absence de passions n’est qu’apparente… Des passions, il y en a ici, dans l’air comme ailleurs. Mais, tu comprends, des passions qui se laissent si quotidiennement museler, ça n’offre pas grand danger… Ça n’est pas très contagieux… » Il s’interrompit encore, rougit soudain, puis, à mi-voix : « C’est que, depuis trois ans, tu sais !… »

Sans regarder Antoine, il rejeta sa mèche d’un vif revers de main, changea de position, et se tut.

Était-ce un premier pas vers les confidences ? Antoine attendit, sans faire un geste, enveloppant son frère d’un regard engageant.

Mais, délibérément, Jacques rompit les chiens :

– « Et la pluie tombe toujours », fit-il en se levant. « Rentrons, c’est le mieux, n’est-ce pas ? »

Comme ils sortaient du restaurant, un cycliste qui passait devant eux sauta de machine et courut à Jacques :

– « Vous avez vu quelqu’un de là-bas ? » demanda-t-il, essoufflé, sans dire bonjour. La pèlerine de montagne, qu’il disputait au vent en croisant les bras sur sa poitrine, était trempée de pluie.

– « Non », répondit Jacques, sans paraître autrement surpris. Il avisa l’entrée d’une maison dont la grand-porte était ouverte : « Mettons-nous là », proposa-t-il ; et, comme Antoine, discrètement, semblait rester à l’écart, il se retourna pour l’appeler. Mais, lorsqu’ils furent tous trois à l’abri, il ne fit aucune présentation.

Le nouveau venu, d’un mouvement de tête, laissa tomber sur ses épaules le capuchon qui lui cachait les yeux. C’était un homme qui avait passé la trentaine. Malgré cette entrée en matière un peu rude, son regard restait doux, presque caressant. Le visage, que l’air vif avait rougi, était balafré par une ancienne cicatrice, dont la traînée exsangue fermait à demi l’œil droit, coupait en biais le sourcil et venait se perdre sous le chapeau.

– « Ils m’accablent de reproches », reprit-il d’une voix fiévreuse, sans paraître se soucier de la présence d’Antoine. « Mais je ne les ai pas mérités, n’est-ce pas ? » Il semblait attacher une importance particulière au jugement de Jacques, qui fit un geste conciliant. « Que veulent-ils ? Ils disent que c’étaient des gens payés. Est-ce ma faute ? Maintenant, ils sont loin, et ils savent bien qu’on ne les dénoncera pas. »

– « Leur manège ne peut pas réussir », prononça Jacques, après avoir réfléchi. « De deux choses l’une… »

– « Oui, voilà ce qu’on peut dire ! » s’écria l’autre, sans attendre, avec une sorte de reconnaissance et de chaleur imprévues. « Mais il ne faudrait pas que la presse politique nous fasse sauter avant. »

– « Sabakine disparaîtra, dès qu’il flairera quelque chose », souffla Jacques, en baissant la voix. « Et Bisson aussi, vous verrez. »

– « Bisson ? Peut-être. »

– « Mais, ces revolvers ? »

– « Non, ça, c’est facile à prouver. Son ancien amant les avait achetés à Bâle, à la vente d’une armurerie, après décès. »

– « Écoutez, Rayer », dit Jacques : « ne comptez pas sur moi, ces jours-ci, je ne peux rien écrire d’ici quelque temps. Mais allez trouver Richardley. Qu’il vous remette les papiers. Vous lui direz que c’est pour moi. Et, s’il a besoin d’une signature, qu’il téléphone à Mac Laher. N’est-ce pas ? »

Rayer prit la main de Jacques et la serra sans répondre.

– « Et Loute ? » fit Jacques, gardant la main de Rayer dans la sienne.

L’autre baissa la tête.

– « Je n’y peux rien », reprit-il, avec un rire intimidé. Il releva les yeux et répéta, rageusement : « Je n’y peux rien, je l’aime. »

Jacques lâcha la main de Rayer. Puis, après une pause, il grommela :

– « Où ça vous mènera-t-il, tous les deux ? »

Rayer soupira.

– « Elle a eu des couches trop difficiles, elle ne se remettra jamais bien : jamais assez, en tout cas, pour pouvoir travailler… »

Jacques l’interrompit :

– « Elle m’a dit, à moi : “Si j’avais du courage, il y aurait bien un moyen d’en finir.” »

– « Vous voyez ? Alors, que voulez-vous que je fasse ? »

– « Mais Schneebach ? »

L’homme fit un geste de menace. Une lueur de haine flamba dans son regard.

Jacques avança la main et la posa sur le bras de Rayer : une pression amicale, mais ferme, presque impérieuse.

– « Où ça vous mènera-t-il, Rayer ? » répéta-t-il, sévèrement.

L’autre secoua les épaules d’un air courroucé. Jacques retira sa main. Après un silence, Rayer leva le bras avec une sorte de solennité :

– « Pour nous comme pour eux, la mort est au bout, voilà ce qu’on peut dire », conclut-il à mi-voix. Il rit silencieusement, comme si ce qu’il allait dire était de toute évidence : « Sans quoi, ce serait les vivants qui seraient les morts, et les morts qui seraient les vivants… »

Il empoigna sa bicyclette par la selle et la souleva d’un seul bras. Sa cicatrice devint un bourrelet violacé. Puis il baissa comme une cagoule le capuchon de sa pèlerine, et tendit la main.

– « Merci. J’irai chez Richardley. Vous êtes un grand, un vrai, un chic type. » Son accent était redevenu confiant et heureux. « Rien que de vous voir, Baulthy, ça me raccommode presque avec le monde – avec l’homme, avec la littérature… même avec la presse, oui… Au revoir ! »

Antoine n’avait rien compris à leurs propos, mais pas un mot ni un geste ne lui avaient échappé. Il avait remarqué, dès le début, l’attitude de cet homme, sensiblement plus âgé que Jacques, et qui cependant lui témoignait cette sorte de considération affectueuse qu’on accorde seulement à certains aînés reconnus. Mais, surtout, ce qui, pendant tout cet entretien, n’avait cessé de le surprendre, de le bouleverser, c’était le visage accueillant de Jacques, son front détendu, réfléchi, la maturité de son regard, l’autorité inattendue qui émanait de sa personne. Une révélation, pour Antoine. Il avait eu sous les yeux, pendant quelques minutes, un Jacques qu’il ne connaissait absolument pas, dont rien jusque-là n’avait pu lui laisser soupçonner l’existence, et qui, cependant, sans aucun doute, était pour tous le véritable Jacques, le Jacques d’aujourd’hui.

Rayer avait enfourché sa machine ; et, sans avoir pensé à saluer Antoine, il s’éloigna entre deux giclements de boue.

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