X

Jacques revint. Il ne donna pas plus d’explication sur cette visite que sur la rencontre du cycliste à pèlerine. Il s’était versé un verre d’eau et buvait à petites gorgées.

Antoine, par contenance, alluma une cigarette, se leva pour jeter l’allumette dans le poêle, vint glisser un coup d’œil par la fenêtre, puis retourna s’asseoir.

Le silence durait depuis quelques minutes. Jacques avait repris sa marche à travers la chambre.

– « Qu’est-ce que tu veux », fit-il, de but en blanc, sans même interrompre ses allées et venues, « il faut tâcher de me comprendre, Antoine ! Comment aurais-je pu donner trois ans, trois ans de ma vie, à leur École, voyons ? »

Antoine, interloqué, avait pris un air attentif et d’avance conciliant.

– « Ce prolongement déguisé du collège !… » reprit Jacques. « Ces cours, ces leçons, ces gloses à l’infini ! Ce respect de tout !… Et cette promiscuité ! Toutes les idées mises en commun, piétinées par le troupeau, dans ces réduits sans air, leurs turnes ! Rien que leur vocabulaire de cagneux, tiens ! Leur pot, leurs caïmans ! Non, jamais, je n’aurais pu !

« Comprends-moi, Antoine… Je ne dis pas… Bien sûr, j’ai de l’estime pour eux… Ce métier de professeur, il ne peut être exercé qu’honnêtement, à force de foi. Ils sont touchants, bien sûr, à cause de leur dignité, de leur effort spirituel, de cette fidélité si mal rétribuée. Oui, mais…

« Non tu ne peux pas me comprendre », murmura-t-il, après une pause. « Ce n’est pas seulement pour échapper à l’embrigadement ni par dégoût pour cet appareil scolaire, non… Mais cette vie dérisoire, Antoine ! » Il s’était arrêté ; il répéta : « Dérisoire ! » en fixant sur le plancher un regard têtu.

– « Quand tu as été voir Jalicourt », demanda Antoine, « tu étais déjà bien décidé à… »

– « Pas du tout ! » Il restait debout, immobile, le sourcil dressé, l’œil à terre, cherchant de bonne foi à reconstituer le passé. « Ah, ce mois d’octobre ! J’étais revenu de Maisons-Laffitte dans un état… dans un état lamentable ! » Ses épaules s’arrondirent, comme sous une charge ; il grommela : « Trop de choses inconciliables… »

– « Oui, octobre », dit Antoine, qui songeait à Rachel.

– « Alors, à la veille de la rentrée, devant ce surcroît : la menace de l’École – j’ai été pris d’une telle appréhension… Vois comme c’est bizarre ! Aujourd’hui, je comprends clairement que, jusqu’à ma visite à Jalicourt, j’avais seulement une grande appréhension ; pas plus. Sans doute, excédé de tout ça, avais-je, à plusieurs reprises, pensé à lâcher l’École, et même à partir… Oui… Mais ce n’était qu’une vague rêverie, irréalisable. C’est seulement après ma soirée chez Jalicourt que tout s’est décidé. – Ça t’étonne ? » fit-il, levant enfin les yeux, et apercevant le visage stupéfait de son frère. « Eh bien, je te donnerai à lire les notes que j’ai prises, ce soir-là, en rentrant ; je les ai justement retrouvées l’autre jour. »

Il se remit à marcher d’un air sombre ; le souvenir de cette visite semblait encore le bouleverser à distance.

– « Quand j’y pense… », dit-il, en balançant la tête. « Mais toi, quels rapports as-tu eus avec lui ? Vous vous êtes écrit ? Tu as été le voir, probablement ? Ton impression ? »

Antoine se contenta d’un geste évasif.

– « Oui », dit Jacques, pensant que l’opinion de son frère était défavorable. « Tu dois avoir du mal à comprendre ce qu’il représentait, aux yeux de ma génération ! » Et, changeant d’attitude, il vint s’asseoir en face d’Antoine, dans le fauteuil qui était près du poêle. « Ce Jalicourt ! » fit-il, souriant tout à coup. Sa voix s’était adoucie. Il allongea voluptueusement les jambes vers la chaleur. « Depuis des années, Antoine, nous disions : “Quand on sera l’élève de Jalicourt…” Nous pensions même : “son disciple”. Moi, chaque fois que j’avais une hésitation sur l’École, je me disais : “Oui, mais il y a Jalicourt.” Il était le seul qui nous paraissait valoir la peine, comprends-tu ? Nous savions par cœur ses vers. On colportait des traits de lui, on citait ses mots. Ses collègues le jalousaient, disait-on. Il avait su faire admettre par l’Université, non seulement ses cours, qui étaient de longues improvisations lyriques, pleines de vues hardies, de digressions, de brusques confidences, de mots crus, – mais encore ses boutades, son élégance de vieux gentilhomme, son monocle, et jusqu’à son feutre conquérant ! Un type enthousiaste, lunatique, extravagant, mais riche et généreux, une grande conscience moderne, celui qui, pour nous, avait su mettre le doigt sur tous les points sensibles ! Je lui avais écrit. J’avais de lui cinq lettres ; ma fierté, un trésor ; cinq lettres, dont trois, même quatre, sont, je le crois encore aujourd’hui, admirables.

« Tiens : un matin de printemps, vers onze heures, nous l’avions croisé… – un ami et moi. Comment oublier ça ? Il montait la rue Soufflot, à longs pas élastiques. Je me rappelle sa jaquette au vent, ses guêtres claires, ses cheveux blancs sous les grands bords du chapeau. Très droit, le monocle levé, le nez busqué formant proue, la moustache blanche à la gauloise… Un profil de vieil aigle prêt à jouer du bec. Un oiseau de proie, mais mâtiné d’échassier. Du vieux lord, aussi. Inoubliable ! »

– « Je le vois », s’écria Antoine.

– « Nous l’avons filé jusqu’à sa porte. Nous étions ensorcelés. Nous avons fait dix boutiques, à la recherche de sa photo ! » Jacques ramena brutalement ses jambes sous lui. « Ah, tiens, quand j’y pense, je le hais ! » Puis, penché en avant, les mains tendues vers le poêle, il ajouta pensivement : « Et pourtant, si j’ai eu le courage de partir, c’est à lui que je le dois ! »

– « Je crois bien qu’il ne s’en est même pas douté », remarqua Antoine.

Jacques n’écoutait pas. Tourné vers le feu, un sourire distrait aux lèvres, la voix absente, il dit :

– « Tu veux que je te raconte ?… Eh bien, c’est un soir, après le dîner, que j’ai décidé, à l’improviste, d’aller le trouver. De lui expliquer… tout ! Et je suis parti, sans attendre, sans réfléchir… À neuf heures, je sonnais chez lui, place du Panthéon. Tu connais ? Un vestibule noir, une Bretonne godiche, la salle à manger, la fuite d’une jupe. La table était desservie, mais il y traînait une corbeille à ouvrage, du linge à repriser. Une odeur de mangeaille, de pipe, une chaleur lourde. La porte s’ouvre : Jalicourt. Aucun rapport avec le vieil aigle de la rue Soufflot. Ni avec l’auteur des lettres. Ni avec le poète, ni avec la grande conscience, ni avec aucun Jalicourt connu. Plus rien. Un Jalicourt voûté, sans monocle, une vieille vareuse à pellicules, une pipe éteinte, la lèvre maussade. Il devait ronfloter, en digérant du chou, son grand nez sur la salamandre ! À coup sûr, il ne m’aurait pas reçu, si la bonniche… Mais, pincé, pris de court, il me fait entrer dans son cabinet.

« Moi, d’emblée, très échauffé : “Je viens à vous, etc.” Lui, se redresse, ressuscite un peu : je vois poindre le vieil aigle. Il met son monocle, m’offre un siège : je vois poindre le vieux lord. Il me dit, d’un air surpris : “Un conseil ?” Sous-entendu : “Vous n’avez donc personne à consulter ?” C’était vrai. Je n’y avais jamais réfléchi. Que veux-tu, Antoine ? Nous n’y pouvons rien : je n’ai presque jamais pu suivre tes conseils… Ni ceux de personne… Je me suis dirigé seul, je suis ainsi fait. C’est ce que j’ai répondu à Jalicourt. Son attention m’encourageait. Je me suis lancé à fond : “Je veux être romancier ; un grand romancier…” Il fallait bien commencer par là. Il n’a pas sourcillé. J’ai continué mon déballage, je lui ai expliqué… tout, enfin ! Que je sentais en moi une force, quelque chose d’intime, de central, qui est à moi, qui existe ! Que, depuis des années, tout effort de culture s’était presque toujours exercé au détriment de cette valeur profonde ! Que j’avais pris en aversion les études, les écoles, l’érudition, le commentaire, le bavardage, et que cette horreur avait la violence d’un instinct de défense, de conservation ! J’étais débridé ! Je lui ai dit : “Tout ça pèse sur moi, Monsieur, tout ça m’étouffe, tout ça dévie mon véritable élan !” »

Jacques fixait sur Antoine ses yeux sans cesse changeants et qui, dans le même instant, durs et passionnés, devenaient douloureux, tendres, presque câlins. Il s’écria :

– « C’est vrai, Antoine, tu sais ! »

– « Mais je le sens bien, mon petit. »

– « Ah, ce n’est pas vraiment de l’orgueil », reprit Jacques. « Aucune envie de dominer, rien de ce qu’on appelle en général ambition. La preuve : mon existence ici ! Et pourtant, je te jure, Antoine : ici, j’ai été pleinement heureux ! »

Après quelques secondes de silence, Antoine intervint :

– « Raconte-moi la suite. Qu’est-ce qu’il t’a répondu ? »

– « Attends. Il n’a rien répondu, si je me rappelle bien. Oui, voilà : je lui avais sorti, pour finir, le couplet de « la source »… La paraphrase d’une sorte de poème en prose que j’avais commencé, là-dessus. Une stupidité », fit-il en rougissant : « Pouvoir enfin se pencher sur soi-même comme au bord d’une source, etc. Écarter les herbes, dégager cette coupe de pureté, où l’eau jaillit des profondeurs… Alors, c’est là qu’il m’a interrompu : “Jolie, votre image…” C’est tout ce qu’il avait trouvé ! Vieux crabe ! Je cherchais son regard. Il évitait le mien. Il jouait avec sa bague… »

– « Je le vois », dit Antoine.

– « … Il a commencé tout un laïus : “Ne pas trop mépriser les chemins battus… Le profit, l’assouplissement qu’on gagne à se soumettre aux disciplines, etc.” Ah, il était bien comme les autres : il n’avait rien, rien compris ! Il ne trouvait à m’offrir que des idées remâchées ! J’enrageais d’être venu, d’avoir parlé ! Il a continué quelque temps sur le même ton. Il avait l’air de n’avoir qu’un unique souci : me définir. Il me disait : “Vous êtes de ceux qui… Les jeunes gens de votre âge sont… On pourrait vous classer parmi les natures que…” Alors je me suis hérissé : “Je hais les classifications, je hais les classificateurs ! Sous prétexte de vous classer, ils vous limitent, ils vous rognent, on sort de leurs pattes amoindri, mutilé, avec des moignons !” Il souriait, il devait être décidé à tout encaisser ! C’est là que je lui ai crié : “Je hais les professeurs, Monsieur ! C’est pour ça que j’étais venu vous voir, vous !” Il souriait toujours, il avait pris un air flatté. Pour être aimable, il m’a posé des questions. Exaspérantes ! Ce que j’avais fait ? – “Rien !” Ce que je voulais faire ? – “Tout !” Il n’osait même pas ricaner, le cuistre, il avait bien trop peur d’être jugé par un jeune ! Car c’était ça, son idée fixe : l’opinion des jeunes ! Depuis que j’étais entré, il ne pensait qu’à une chose, au fond : à ce livre qu’il était en train d’écrire : Mes expériences. (Ça a dû paraître depuis, mais je ne le lirai jamais !) Il suait de peur à l’idée qu’il pouvait le rater, son bouquin, et, dès qu’il apercevait un jeune, hanté par l’obsession de la faillite, il se demandait : “Qu’est-ce qu’il pensera de mon livre, celui-là ?” »

– « Pauvre type ! » fit Antoine.

– « Mais oui, je sais bien, c’était peut-être pathétique ! Seulement, ça n’était pas pour le regarder trembler que j’étais venu ! J’espérais encore, j’attendais mon Jalicourt. Un de mes Jalicourt, n’importe, le poète, le philosophe, l’homme, n’importe lequel, pas celui-là ! Enfin, je me suis levé. Ç’a été un moment comique. Il m’accompagnait de ses boniments : “Si difficile de conseiller les jeunes… Pas de vérité omnibus, chacun doit se chercher la sienne, etc.” Moi, je filais devant, muet, crispé, tu devines ! Le salon, la salle à manger, l’antichambre, j’ouvrais moi-même les portes dans le noir, je butais dans ses antiquailles, il avait à peine le temps de trouver les boutons électriques ! »

Antoine sourit ; il se rappelait la disposition des lieux, les meubles marquetés, les sièges de tapisserie, les bibelots. Mais Jacques continuait, et son visage prit une expression effarée :

– « Alors… Attends… Je ne sais plus bien comment c’est arrivé. A-t-il brusquement compris pourquoi je le fuyais ? J’ai entendu, derrière moi, sa voix éraillée : “Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Vous voyez bien que je suis vidé, fini !” Nous étions dans le vestibule. Je m’étais retourné, ahuri. Quelle figure pitoyable ! Il répétait : “Vidé ! Fini ! Et sans avoir rien fait !” Alors, moi, j’ai protesté. Oui. J’étais sincère. Je ne lui en voulais plus. Mais il tenait bon : “Rien ! Rien ! Je suis seul à savoir ça !” Et, comme j’insistais gauchement, il a été pris d’une espèce de rage : “Qu’est-ce qui vous fait donc illusion, à tous ? Mes livres ? Zéro ! Je n’y ai rien mis, rien de ce que j’aurais pu ! Alors, quoi ? Dites ? Mes titres ? Mes cours ? L’Académie ? Quoi donc ? Ça ?” Il avait saisi le revers où était sa rosette, et il le secouait, en s’acharnant : “Ça ? Dites ? Ça ?” »

(Empoigné par son récit, Jacques s’était levé ; il mimait la scène avec une fougue croissante. Et Antoine se souvint du Jalicourt qu’il avait entrevu, à ce même endroit, redressé, rayonnant sous la lumière du plafonnier.)

– « Il s’est calmé d’un coup », poursuivit Jacques. « Je crois qu’il a eu peur d’être entendu. Il a ouvert une porte, et il m’a poussé dans une sorte d’office qui sentait l’orange et l’encaustique. Il avait le rictus d’un homme qui ricane, mais un regard cruel et l’œil congestionné derrière le monocle. Il s’était accoudé à une planche où il y avait des verres, un compotier ; je ne sais pas comment il n’a rien fichu par terre. Après trois ans, j’ai encore son accent, ses mots dans l’oreille. Il s’était mis à parler, à parler, d’une voix sourde : “Tenez. La vérité, la voilà. Moi aussi, à votre âge. Un peu plus âgé, peut-être : à ma sortie de l’École. Moi aussi, cette vocation de romancier. Moi aussi, cette force qui a besoin d’être libre pour s’épanouir ! Et moi aussi, j’ai eu cette intuition que je faisais fausse route. Un instant. Et moi aussi, j’ai eu l’idée de demander conseil. Seulement, j’ai cherché un romancier, moi. Devinez qui ? Non, vous ne comprendriez pas, vous ne pouvez plus vous imaginer ce qu’il représentait pour les jeunes, en 1880 ! J’ai été chez lui, il m’a laissé parler, il m’observait de ses yeux vifs, en fourrageant dans sa barbe ; toujours pressé, il s’est levé sans attendre la fin. Ah, il n’a pas hésité, lui ! Il m’a dit, de sa voix chuintante où les s devenaient des f : N’y a qu’un feul apprentiffave pour nous : le vournalifme ! Oui, il m’a dit ça. J’avais vingt-trois ans. Eh bien, je suis parti comme j’étais venu, Monsieur : comme un imbécile ! J’ai retrouvé mes bouquins, mes maîtres, mes camarades, la concurrence, les revues d’avant-garde, les parlotes, – un bel avenir ! Un bel avenir !” Pan ! la main de Jalicourt s’abat sur mon épaule. Je verrai toujours cet œil, cet œil de cyclope qui flambait derrière son carreau. Il s’était redressé de toute sa taille, et il me postillonnait dans la figure : “Qu’est-ce que vous voulez de moi, Monsieur ? Un conseil ? Prenez garde, le voilà ! Lâchez les livres, suivez votre instinct ! Apprenez quelque chose, Monsieur : si vous avez une bribe de génie, vous ne pourrez jamais croître que du dedans, sous la poussée de vos propres forces !… Peut-être, pour vous, est-il encore temps ? Faites vite ! Allez vivre ! N’importe comment, n’importe où ! Vous avez vingt ans, des yeux, des jambes ? Écoutez Jalicourt. Entrez dans un journal, courez après les faits divers. Vous m’entendez ? Je ne suis pas fou. Les faits divers ! Le plongeon dans la fosse commune ! Rien d’autre ne vous décrassera. Démenez-vous du matin au soir, ne manquez pas un accident, pas un suicide, pas un procès, pas un drame mondain, pas un crime de lupanar ! Ouvrez les yeux, regardez tout ce qu’une civilisation charrie derrière elle, le bon, le mauvais, l’insoupçonné, l’ininventable ! Et peut-être qu’après ça vous pourrez vous permettre de dire quelque chose sur les hommes, sur la société, – sur vous !”

« Mon vieux, je ne le regardais plus, je le buvais, j’étais totalement électrisé. Mais tout est retombé d’un coup. Sans un mot, il a ouvert la porte, et il m’a presque chassé, devant lui, à travers le vestibule, jusque sur le palier. Je ne me suis jamais expliqué ça. S’était-il repris ?… Regrettait-il cette flambée ?… A-t-il eu peur que je raconte ?… Je vois encore trembler sa longue mâchoire. Il bredouillait, en étouffant sa voix : “Allez… allez… allez !… Retournez à vos bibliothèques, Monsieur !”

« La porte a claqué. Je m’en foutais. J’ai dégringolé les quatre étages, j’ai gagné la rue, je galopais dans la nuit comme un poulain qu’on vient de mettre au pré ! »

L’émotion l’étrangla. Il se versa un second verre d’eau et but d’un trait. Sa main tremblait ; en posant le verre, il le fit tinter contre la carafe. Dans le silence, ce son cristallin n’en finissait pas de mourir.

 

Antoine, encore frémissant, cherchait à enchaîner les événements qui avaient précédé la fuite. Bien des éléments lui manquaient. Il aurait voulu provoquer quelques confidences sur le double amour de Giuseppe. Mais ce sujet-là… « Trop de choses inconciliables », avait soupiré Jacques tout à l’heure ; c’était tout ; mutisme farouche qui prouvait assez quelle part ces complications sentimentales avaient eue dans la détermination du fugitif. « Et maintenant », se demandait Antoine, « quelle place tiennent-elles dans son cœur ? »

Il s’efforçait de rassembler sommairement les faits. En octobre, Jacques était donc revenu de Maisons. Quels avaient été, à ce moment-là, ses rapports avec Gise, ses rencontres avec Jenny ? Avait-il essayé de rompre ? Ou pris des engagements impossibles à tenir ? Antoine se représentait son frère à Paris : sans cadre précis d’études, seul et trop libre, tournant et retournant dans son cœur l’insoluble problème, il avait dû vivre dans une exaltation, dans une angoisse insoutenables. Pour unique perspective, cette rentrée scolaire, cet internat de Normale, qui lui donnaient la nausée. Là-dessus, visite à Jalicourt : et, brusquement, une issue, une vaste trouée à l’horizon : s’arracher, renoncer à tout l’impossible, partir à l’aventure, vivre ! « Oui », se disait Antoine, « c’est ça qui explique, non seulement que Jacques soit parti, mais qu’il ait pu se confiner trois ans dans ce silence de mort. Recommencer tout ! Et, pour pouvoir recommencer, oublier tout, – être oublié de tous !

« Tout de même », songeait-il, « avoir justement profité de mon voyage au Havre, n’avoir même pas attendu vingt-quatre heures pour me revoir, pour me parler ! » Sa rancune était prête à se réveiller ; il fit un effort, chassa tout grief, et, cherchant à renouer l’entretien, à connaître la suite, il reprit :

– « Et… c’est le lendemain de cette soirée-là ?… »

 

Jacques était revenu s’asseoir près du poêle ; les coudes sur les genoux, les épaules rondes, la tête baissée, il sifflotait.

Il leva les yeux :

– « Le lendemain, oui. » Puis, sur un ton réticent, il ajouta : « Aussitôt après la scène avec… »

La scène avec le père, la scène du palais Seregno ! Antoine l’avait oubliée.

– « Père ne m’en a jamais soufflé mot », dit-il vivement.

Jacques eut l’air surpris. Néanmoins il détourna les yeux, et le geste qu’il fit semblait dire : « Eh bien, tant pis… Je n’ai pas le cœur à revenir là-dessus. »

« Mais voilà pourquoi il n’a pas attendu mon retour du Havre ! » songea Antoine, presque joyeusement.

Jacques avait repris son attitude pensive et sifflotait de nouveau. Un pli nerveux tourmentait la ligne des sourcils. En quelques secondes, et malgré lui, il revivait ces minutes tragiques : le père et le fils, tête à tête dans la salle à manger ; le déjeuner venait de finir ; M. Thibault avait posé une question sur la rentrée de l’École, et Jacques, brutal, avait annoncé sa démission ; les répliques s’étaient enchaînées, de plus en plus blessantes ; le poing du père martelait la table… Poussé à bout, cédant à un coup de folie incompréhensible, Jacques avait, comme un défi, lancé le nom de Jenny ; puis, bravant toutes les menaces, menaçant lui-même, perdant la tête, il avait accumulé les paroles irréparables, jusqu’au moment où, ayant coupé derrière lui tous les ponts et rendu tout retour impossible, ivre de révolte et de désespoir, il avait disparu en criant : « Je vais me tuer ! »

L’évocation fut si précise, si poignante, qu’il se leva, comme s’il venait d’être piqué. Antoine eut le temps de surprendre dans les yeux de son frère une lueur d’égarement. Mais Jacques se ressaisit en un clin d’œil.

– « Quatre heures passées », fit-il ; « si je veux faire cette course… » Il endossait déjà son pardessus ; il semblait impatient de s’évader. « Tu restes là, n’est-ce pas ? Je serai revenu avant cinq heures. Ma valise sera vite faite. Nous dînerons au buffet, ce sera le mieux. » Il avait posé sur la table plusieurs dossiers de paperasses. « Tiens », ajouta-t-il, « si ça t’amuse… Des articles, de petites nouvelles… Les moins mauvaises des choses que j’ai écrites, ces dernières années… »

Il avait passé le seuil, lorsque, se retournant avec gaucherie, il jeta, d’un ton léger :

– « Au fait, tu ne me parles pas de… de Daniel ? »

Antoine eut l’impression qu’il avait failli dire : « … des Fontanin ? »

– « Daniel ? Mais figure-toi que nous sommes devenus de grands amis ! Après ton départ, il s’est montré si fidèle, si affectueux… »

Jacques, pour cacher son trouble, simulait une surprise extrême, à laquelle Antoine feignit de se laisser prendre.

– « Ça t’étonne ? » fit-il, en riant. « C’est vrai que nous sommes assez différents, lui et moi. Mais j’ai fini par accepter sa conception de la vie : elle peut être légitime, quand on est l’artiste qu’il est. Tu sais qu’il réussit au-delà de toute prévision ! Son exposition de 1911 chez Ludwigson l’a tout à fait lancé. Il vendrait beaucoup s’il voulait ; mais il produit si peu… Nous sommes différents – nous l’étions, surtout », spécifia-t-il, heureux d’avoir trouvé cette occasion de parler un peu de soi et de montrer à Jacques que le portrait de Humberto avait cessé d’être ressemblant. « Je ne suis plus aussi entier dans mes directions, tu sais ! Je ne crois plus autant nécessaire… »

– « Il est à Paris ? » interrompit brutalement Jacques. « Sait-il que… ? »

Antoine eut à réprimer un mouvement d’humeur :

– « Mais non, il fait son service. Il est sergent à Lunéville. Pour une dizaine de mois encore : octobre 14. Je l’ai à peine vu depuis un an. »

Il se tut, glacé par le regard morne, absent, que son frère fixait sur lui.

Dès que Jacques sentit que sa voix ne trahirait plus son trouble, il dit :

– « Ne laisse pas éteindre le poêle, Antoine. »

Puis il sortit.

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