VI

La journée du lendemain se trouvait déjà surchargée ; Antoine, à cause de son départ, dut néanmoins y intercaler plusieurs visites supplémentaires. Parti tôt pour son hôpital, il courut Paris toute la journée, sans même revenir déjeuner chez lui. Il ne rentra qu’après sept heures du soir. Le train était à 8 h. 30.

Tandis que Léon préparait un sac pour le voyage, Antoine monta rapidement chez son père, qu’il n’avait pas vu depuis la veille.

L’état général avait certainement empiré. M. Thibault, qui ne s’alimentait plus, était très faible, et ne cessait pas de souffrir.

Antoine dut faire effort pour lancer, comme de coutume, ce : « Bonjour, Père ! » qui était, pour le malade, une quotidienne gorgée de cordial. Il s’assit à sa place habituelle et procéda, d’un air attentif, à l’interrogatoire quotidien, évitant comme un piège le moindre silence. Il regardait son père en souriant, bien qu’il ne parvînt pas, ce soir, à chasser cette idée fixe : « Il va bientôt mourir. »

À plusieurs reprises, il fut frappé du regard absorbé que son père tournait vers lui ; ce regard semblait poser une question.

« Jusqu’à quel point est-il inquiet de son état ? » se demandait Antoine. M. Thibault prononçait souvent sur sa mort des paroles résignées et solennelles. Mais, en son for intérieur, que pensait-il ?

Pendant quelques minutes, le père et le fils, murés l’un et l’autre dans leur secret – qui, peut-être, était le même – échangèrent des propos insignifiants sur la maladie, sur les plus récents remèdes. Puis Antoine se leva, prétextant une visite urgente à faire avant le dîner. M. Thibault, qui souffrait, ne tenta rien pour le retenir. Antoine n’avait encore prévenu personne de son départ. Son intention était d’avertir seulement la religieuse qu’il s’absentait pour trente-six heures. Mais elle se trouvait malencontreusement occupée auprès du malade, lorsqu’il quitta la chambre.

L’heure pressait. Il attendit quelques minutes dans le couloir ; et, comme la sœur ne venait pas, il alla trouver Mlle de Waize qui écrivait une lettre dans sa chambre.

– « Ah », lui dit-elle, « tu vas m’aider, Antoine ; j’ai un colis de légumes qui s’est égaré… »

Il eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu’il était, cette nuit, mandé en province pour un cas grave, qu’il ne serait probablement pas là le lendemain, mais qu’il ne fallait s’inquiéter de rien : le docteur Thérivier, au courant de cette absence, se tenait prêt à accourir au premier appel.

 

Il était huit heures passées. Antoine avait juste le temps d’arriver au train.

Le taxi roulait à vive allure vers la gare ; les quais déjà déserts, le pont noir et luisant, la place du Carrousel, défilèrent au rythme accéléré d’un film d’aventures ; et, pour Antoine qui voyageait rarement, l’excitation de cette course dans la nuit, l’inquiétude de l’heure, mille pensées qui l’obsédaient, le risque aussi de ce qu’il allait tenter, tout le jetait déjà hors de lui-même, dans une atmosphère d’intrépidité et de prouesses.

Le compartiment où sa place avait été retenue était presque complet. Il essaya de dormir. En vain. Il s’énerva, compta les arrêts. À la fin de la nuit, comme il s’était assoupi, la locomotive siffla désespérément, et le train ralentit pour pénétrer dans la gare de Vallorbe. Après les formalités de la douane, les allées et venues dans le hall glacé, le café au lait suisse, comment retrouver le sommeil ?

Le monde extérieur commençait à reprendre forme dans l’aube tardive de décembre. La ligne ferrée suivait le fond d’un val dont on distinguait les coteaux. Nulle couleur : sous le petit jour hésitant et brutal, ce n’était encore qu’un paysage au fusain, noir sur blanc.

Le regard d’Antoine acceptait passivement ce qui s’offrait à lui. La neige coiffait les collines et traînait en plaques à demi fondues dans les creux d’un sol calciné. Des ombres de sapins se découpèrent soudain sur un fond blême. Puis tout s’effaça : le convoi roulait dans un nuage. La campagne reparut ; de petites lumières jaunes, piquées dans le brouillard, décelaient partout la vie matinale d’une région surpeuplée. Déjà les îlots de maisons devenaient plus distincts, et les lumignons, plus rares dans les constructions moins sombres. Insensiblement, le noir du sol tournait au vert ; et bientôt la plaine ne fut qu’une nappe d’opulents pâturages, sur laquelle des raies neigeuses indiquaient chaque pli, chaque rigole, le moindre sillon. Les fermes basses, accroupies comme des poules couveuses et largement adhérentes à la terre de leurs clos, ouvrirent tous les volets de leurs petites fenêtres. Le jour était levé.

Inattentif, le front à la vitre, gagné par la tristesse de ce paysage étranger, Antoine se sentait complètement dépourvu. Les difficultés de son entreprise se dressaient devant lui, accablantes, et il s’alarmait de l’infériorité à laquelle cette nuit d’insomnie le condamnait.

Cependant, on approchait de Lausanne. La voie traversait déjà la banlieue. Il considérait les façades encore closes de ces maisons cubiques, encadrées de balcons et isolées l’une de l’autre comme de petits gratte-ciel. Qui sait si Jacques ne s’éveillait pas, en ce moment, derrière une de ces jalousies de sapin blond ?

Le train stoppa. Des vents froids balayaient le quai. Antoine frissonna. La foule s’engouffrait dans le passage souterrain. Fébrile, engourdi, ayant pour une fois abdiqué la conduite de son esprit et de sa volonté, il suivait, traînant son sac, hésitant sur ce qu’il allait faire. Lavabos. Bains. Douches. Un bain chaud pour se détendre, une douche froide pour se ressaisir ? Se raser, changer de linge ? C’était la dernière chance de résurrection.

L’idée était bonne : il sortit de ces ablutions comme d’une source miraculeuse : remis à neuf. Il courut à la consigne, s’y délesta de son sac, et, résolument, s’élança au-devant des hasards.

 

La pluie fouettait maintenant. Il sauta dans un tram pour monter en ville. Bien qu’il ne fût guère plus de huit heures, les boutiques étaient ouvertes ; un peuple affairé, silencieux, vêtu d’imperméables et chaussé de caoutchoucs, circulait déjà, encombrant les trottoirs, mais attentif à ne pas empiéter sur la chaussée, pourtant déserte de voitures. « Ville laborieuse, sans fantaisie », se dit Antoine, qui généralisait vite. Guidé par son plan, il trouva son chemin jusqu’à la petite place de l’Hôtel-de-Ville. Il leva le nez vers l’horloge du beffroi comme elle sonnait la demie. La rue habitée par Jacques était à l’extrémité de la place.

Cette rue des Escaliers-du-Marché devait être l’une des plus anciennes de Lausanne. Moins une rue, d’ailleurs, qu’un tronçon de ruelle, en gradins, n’ayant de maisons que sur la gauche. Devant les maisons grimpait la « rue », faite de paliers successifs ; vis-à-vis des maisons s’élevait un mur au long duquel rampait un vieil escalier de bois, couvert d’une charpente moyenâgeuse, peinte en un rouge vineux. Ces degrés abrités offraient un poste d’observation inespéré. Antoine s’y engagea. Les quelques maisons de cette ruelle étaient d’étroites bicoques mal alignées et dont les rez-de-chaussée devaient servir d’échoppes depuis le XVIe siècle. On entrait au 10 par une porte basse, écrasée sous un linteau mouluré. L’enseigne se lisait mal sur le battant de la porte ouverte. Antoine déchiffra : Pension J-H. Cammerzinn. C’était là.

Avoir langui trois années sans nouvelles, avoir senti l’univers entre son frère et lui, et se trouver ainsi à quelques mètres de Jacques, à quelques minutes de l’instant où il allait le revoir… Mais Antoine dominait bien son émotion ; le métier l’avait dressé : plus il rassemblait son énergie, plus il devenait insensible et lucide. « Huit heures et demie », se dit-il. « Il doit être là. Au lit, peut-être. L’heure classique des arrestations. S’il est chez lui, j’allègue un rendez-vous, je vais à sa chambre sans me laisser annoncer, et j’entre. » Se dissimulant sous son parapluie, il traversa la chaussée d’un pas ferme et franchit les deux pierres du perron.

Un couloir dallé, puis un ancien escalier à balustres, spacieux, bien entretenu, mais obscur. Pas de portes. Antoine se mit à gravir les marches. Il distinguait confusément un bruit de voix. Lorsque sa tête eut dépassé le niveau du palier, il aperçut, à travers la baie vitrée d’une salle à manger, une dizaine de convives autour d’une table. Il eut le temps de se dire : « Heureusement l’escalier est sombre, on ne me voit pas », puis : « Le petit déjeuner en commun. Il n’y est pas. Il va descendre. » Et tout à coup… Jacques… le timbre de sa voix !… Jacques avait parlé ! Jacques était là, vivant, indiscutable comme un fait !

Antoine vacilla, et, cédant à une seconde de panique, descendit précipitamment quelques marches. Il respirait avec effort : une tendresse, surgie des profondeurs, se dilatait soudain dans sa poitrine, l’étouffait. Et tous ces inconnus… Que faire ? Partir ? Il se ressaisit : le goût de la lutte le poussait en avant : ne pas remettre, agir. Il souleva prudemment la tête. Jacques lui apparaissait de profil, et seulement par intermittences, à cause des voisins. Un petit vieux, à barbe blanche, présidait ; cinq ou six hommes, d’âge divers, étaient attablés ; vis-à-vis du vieux, une femme blonde, belle, encore jeune, entre deux petites filles. Jacques se penchait ; sa parole était rapide, animée, libre ; et, pour Antoine, dont la présence, comme une imminente menace, planait au-dessus de son frère, c’était saisissant de constater avec quelle sécurité, quelle inconscience de la minute qui va suivre, l’homme peut vivre les instants les plus chargés de destin. La table, d’ailleurs, s’intéressait au débat : le vieux riait ; Jacques semblait tenir tête aux deux jeunes gens placés en face de lui. Il ne se retournait jamais du côté d’Antoine. Deux fois de suite, il ponctua son dire de ce geste tranchant de la main droite, qu’Antoine avait oublié ; et brusquement, après un échange de mots plus vifs, il sourit. Le sourire de Jacques !

Alors, sans réfléchir plus longtemps, Antoine remonta les marches, atteignit la porte vitrée, l’ouvrit doucement, et se découvrit.

Dix visages s’étaient tournés vers lui, mais il ne les vit pas ; il ne s’aperçut pas que le petit vieux quittait sa place et lui posait une question. Ses yeux, hardis, joyeux, s’étaient fixés sur Jacques ; et Jacques, les pupilles dilatées, les lèvres entrouvertes, regardait, lui aussi, son frère. Interrompu net au milieu d’une phrase, il conservait sur son visage pétrifié l’expression d’une gaieté dont ne subsistait que la grimace. Cela ne dura qu’une dizaine de secondes. Déjà Jacques s’était dressé, mû par cet unique souci : avant tout, donner le change, pas de scandale.

D’un pas raide et précipité, avec une amabilité gauche qui pouvait faire croire qu’il attendait le visiteur, il fonça sur Antoine qui, se prêtant à la feinte, recula sur le palier. Jacques l’y rejoignit, fermant derrière lui le battant vitré. Il dut y avoir une machinale poignée de mains, dont aucun d’eux ne prit conscience ; mais pas un mot ne put franchir leurs lèvres.

Jacques parut hésiter, ébaucha un geste hagard qui semblait inviter Antoine à l’accompagner, et s’engagea dans l’escalier.

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