VII

Un étage, un second, un troisième.

Jacques montait pesamment, s’accrochant à la rampe et ne se retournant pas. Antoine suivait, redevenu très maître de lui : au point qu’il fut surpris de se sentir si peu ému en un pareil moment. Plusieurs fois, déjà, il s’était demandé avec inquiétude : « Que penser d’un sang-froid si facile ? Présence d’esprit – ou absence de sentiment, froideur ? »

Au troisième palier, une seule porte, que Jacques ouvrit. Dès qu’ils furent tous deux dans la chambre, il donna un tour de clé, puis enfin leva les yeux vers son frère.

– « Qu’est-ce que tu me veux ? » souffla-t-il, d’une voix rauque.

Mais son regard agressif se heurta au sourire affectueux d’Antoine, qui, sous ce masque débonnaire, veillait, circonspect, résolu à temporiser, mais prêt à tout.

Jacques baissa la tête :

– « Quoi ? Qu’est-ce qu’on me veut ? » répéta-t-il. L’accent était pitoyable, lourd de rancune, tremblant d’angoisse ; mais Antoine, le cœur étrangement sec, dut simuler de l’émotion :

– « Jacques », murmura-t-il en s’approchant davantage. Et, tout en jouant son rôle, il observait son frère d’un œil actif, lucide, et il s’étonnait de lui trouver une carrure, des traits, un regard, différents de ceux d’autrefois, différents de ceux qu’il avait imaginés.

Les sourcils de Jacques se crispèrent ; il essaya en vain de se raidir ; sa bouche, contractée, parvint à réprimer un sanglot ; puis, avec un soupir où s’exhalait sa colère, s’abandonnant soudain comme découragé de sa faiblesse, il laissa tomber son front sur l’épaule d’Antoine, et répéta de nouveau, les dents serrées :

– « Mais qu’est-ce qu’on me veut ? Qu’est-ce qu’on me veut ? »

Antoine eut l’intuition qu’il fallait répondre tout de suite ; et frapper droit :

– « Père est au plus mal. Père va mourir. » Il prit un temps, et ajouta : « Je viens te chercher, mon petit. »

Jacques n’avait pas bronché. Son père ? Pensait-on que la mort de son père pouvait l’atteindre dans cette vie toute neuve qu’il s’était faite, le débucher de son refuge, changer quoi que ce fût aux motifs qui avaient exigé sa disparition ? Dans les paroles d’Antoine, la seule chose qui le bouleversait profondément, c’était ces derniers mots : « Mon petit », qu’il n’avait pas entendus depuis des années.

Le silence était si pénible qu’Antoine poursuivit :

– « Je n’ai personne auprès de moi… » Il eut tout à coup une inspiration : « Mademoiselle ne compte pas », expliqua-t-il : « et Gise est en Angleterre. »

Jacques souleva le front.

– « En Angleterre ? »

– « Oui, elle prépare un diplôme, dans un couvent, près de Londres, et ne peut pas revenir. Je suis tout seul. J’ai besoin de toi. »

Dans l’obstination de Jacques, quelque chose, à son insu, venait d’être ébranlé ; sans qu’elle se précisât dans son esprit, l’idée d’un retour avait néanmoins cessé d’être radicalement inacceptable. Il se dégagea, fit deux pas incertains, puis, comme s’il préférait se laisser couler au fond de sa souffrance, il s’affaissa sur une chaise, devant sa table de travail. Il ne sentit pas la main qu’Antoine venait poser sur son épaule ; la tête enfouie dans ses bras, il sanglotait. Il lui semblait voir crouler cet abri que, depuis trois ans, il s’était construit de ses mains, pierre à pierre, dans la peine, dans l’orgueil, dans sa solitude ; il conservait assez de sagacité, dans ce désarroi, pour regarder la fatalité en face, pour comprendre que toute résistance finirait par échouer, qu’on obtiendrait tôt ou tard son retour, que son bel isolement, sinon sa liberté, avait pris fin, et qu’il valait mieux composer avec l’irrémédiable ; mais cette impuissance le faisait suffoquer de douleur et de dépit.

Antoine, debout, ne cessait pas d’observer, de réfléchir, comme si sa tendresse fût momentanément demeurée en réserve. Il contemplait cette nuque secouée par les sanglots ; il se rappelait les désespoirs de Jacques enfant ; mais, calmement, il supputait ses chances. Plus la crise se prolongeait, et plus il se persuadait que Jacques se trouverait acculé à la résignation.

Il avait retiré sa main. Il promenait ses regards autour de lui et pensait rapidement à cent choses. Cette chambre était mieux que propre : confortable. Le plafond était bas ; la pièce avait dû être ménagée dans les combles ; mais elle était vaste, claire, et d’une agréable nuance blonde. Le parquet, couleur de cire et luisant, craquait tout seul, sans doute à la chaleur du petit poêle de faïence blanche, où ronflait un feu de bûches. Deux fauteuils de cretonne à bouquets ; plusieurs tables chargées de papiers, de journaux. Peu de livres : une cinquantaine peut-être, sur une étagère, au-dessus du lit, qui n’était pas encore fait. Et pas une photo : aucun rappel du passé. Libre, seul, inaccessible même au souvenir ! – Une pointe d’envie vint se mêler à la réprobation d’Antoine.

Il s’aperçut que Jacques s’apaisait. La cause était-elle gagnée ? Ramènerait-il son frère à Paris ? Au fond de lui, il n’y avait jamais eu véritable doute sur sa réussite. Alors ce fut comme une digue rompue : un flot de tendresse s’empara de lui, un grand élan d’amour, de pitié ; il eût voulu serrer ce malheureux dans ses bras. Il se pencha vers cette nuque ployée ; il appela, très bas :

– « Jacques… »

Mais, d’un coup de reins, l’autre fut debout. Rageusement, il essuyait ses yeux et toisait son frère.

– « Tu m’en veux », dit Antoine.

Pas de réponse.

– « Père va mourir », reprit Antoine en matière d’excuse.

Jacques détourna la tête un instant.

– « Quand ? » demanda-t-il. Sa voix était brusque, distraite ; son visage tourmenté. Il eut conscience de ce qu’il venait de dire en rencontrant le regard d’Antoine. Il baissa le front, et rectifia :

– « Quand… penses-tu partir ? »

– « Au plus tôt. Tout est à craindre… »

– « Demain ? »

Antoine hésita.

– « Ce soir même, si c’était possible. »

Ils s’entre-regardèrent un instant. Jacques eut un faible haussement d’épaules. Ce soir, demain, qu’importait maintenant ?

– « Le rapide de nuit », prononça-t-il d’une voix mate.

Antoine comprit que leur départ venait d’être fixé. Mais il s’attendait toujours à ce qu’il avait énergiquement désiré, et n’eut, en réalité, ni surprise ni joie.

Ils étaient restés debout, au milieu de la chambre. Aucun bruit ne montait de la rue ; on se serait cru dans la campagne. L’eau ruisselait doucement sur le brisis du toit, et, par intervalles, des bouffées de vent se faufilaient en mugissant sous les tuiles du grenier. La gêne, entre eux, s’accentuait de minute en minute.

Antoine pensa que Jacques souhaitait de rester seul.

– « Tu dois avoir à faire », dit-il, « je vais te laisser. »

L’autre rougit brusquement :

– « Moi ? Mais non ! Pourquoi ? » Et, précipitamment, il s’assit.

– « Bien vrai ? »

Jacques secoua la tête.

– « Alors », fit Antoine, s’efforçant à une cordialité qui sonnait faux, « je m’assieds… Nous avons tant à nous dire ! »

En réalité, il songeait surtout à questionner. Mais il n’osait pas. Afin de gagner du temps, il se lança dans un récit détaillé, et malgré lui technique, des diverses phases de la maladie paternelle. Ces détails, pour lui, n’évoquaient pas seulement un cas désespéré ; ils évoquaient la chambre même, le lit du malade, un corps enflé, blême, douloureux, des traits contractés, des cris, une souffrance que l’on parvenait mal à calmer. Et c’était lui, maintenant, dont l’accent frémissait, tandis que Jacques, ramassé dans son fauteuil, tendait vers le poêle une figure farouche qui semblait dire : « Père va mourir, tu viens m’arracher d’ici, c’est bien, je partirai, mais qu’on ne m’en demande pas plus. » Un seul moment Antoine crut voir fléchir cette insensibilité : c’est lorsqu’il évoqua le jour où il avait entendu, à travers la porte, le malade et Mademoiselle, ânonner ensemble la vieille chanson. Jacques se souvenait du refrain, car, sans hâte, les yeux toujours fixés sur le poêle, il sourit. Ce sourire endolori, embrumé… C’était si bien le sourire du petit Jacques !

Mais presque aussitôt, comme Antoine concluait : « Après ce qu’il a souffert, la mort sera une délivrance », Jacques, qui jusque-là n’avait rien dit, éleva durement la voix :

– « Pour nous, sans aucun doute. »

Antoine, offusqué, se tut. Dans ce cynisme, il faisait bien la part du défi, mais il y percevait aussi un ressentiment qui ne désarmait pas, et cette rancune envers son malade, envers un mourant, lui était intolérable. Il la trouvait injuste. Le moins qu’on pût en dire, c’est qu’elle retardait sur les faits. Il se souvint du soir où M. Thibault s’était accusé, en pleurant, d’avoir été la cause du suicide de son fils. Il ne pouvait pas oublier non plus l’effet que la disparition de Jacques avait eu sur la santé de M. Thibault : quelle était l’action du chagrin, du remords, à l’origine de cette dépression nerveuse qui avait tant favorisé le début de ses troubles, et sans laquelle, peut-être, le mal actuel ne se serait pas si vite développé ?

Alors, comme si Jacques eût impatiemment attendu que son frère eût fini de parler, il se leva violemment et demanda :

– « Comment as-tu découvert où j’étais ? »

Impossible de se dérober.

– « Par… Jalicourt. »

– « Jalicourt ? » Aucun nom ne semblait pouvoir le surprendre davantage. Il répéta, en articulant : « Ja-li-court ? »

Antoine avait tiré son portefeuille. Il prit la lettre de Jalicourt, qu’il avait naguère décachetée, et la tendit à son frère. C’était le plus simple : ce geste supprimait toute explication.

Jacques saisit la lettre, la parcourut, puis s’approchant de la fenêtre, il se mit à la lire, posément, les paupières baissées, la bouche close, impénétrable.

Antoine l’examinait. Ce visage qui, trois ans plus tôt, offrait encore les traits hésitants de l’adolescence, et qui, tout rasé aujourd’hui, n’aurait pas dû paraître si différent, retenait son attention sans qu’il pût préciser ce qu’il y découvrait de neuf : plus de vigueur, moins d’orgueil, moins d’inquiétude aussi ; moins d’obstination, peut-être, et plus de fermeté. Jacques avait certainement perdu de son charme, mais il avait acquis de la force. C’était maintenant un garçon presque trapu. La tête avait pris du volume ; elle se dégageait assez mal des épaules élargies, et Jacques avait l’habitude de la tenir rejetée en arrière, dans une attitude un peu arrogante ou pour le moins combative. La mâchoire était redoutable ; la bouche énergique et musclée, mais d’un dessin triste. L’expression de cette bouche avait beaucoup changé. Le teint conservait sa blancheur, avec quelques taches de son aux pommettes. Mais les cheveux, assez fournis, étaient maintenant plus châtains que roux ; ils formaient autour du masque vigoureux une masse indisciplinée qui en augmentait encore les proportions ; une mèche sombre, à reflets dorés, et que la main relevait sans cesse avec impatience, retombait toujours sur la tempe et ombrageait une partie du front.

Antoine vit ce front tressaillir et deux plis se creuser entre les sourcils. Il devinait le choc des pensées que cette lecture pouvait suggérer à Jacques et il ne fut pas pris au dépourvu, lorsque celui-ci, laissant retomber la main qui tenait la lettre, se tourna vers lui :

– « Alors, toi aussi, tu as… tu as lu ma nouvelle ? »

Antoine se contenta de baisser puis de relever les paupières. Souriant des yeux plus que des lèvres, il fit céder sous son regard affectueux l’irritation de son frère, qui se contenta d’ajouter, moins agressif :

– « Et… qui d’autre encore ? »

– « Personne. »

Le regard de Jacques restait incrédule.

– « Ma parole », déclara Antoine.

Jacques enfonça les mains dans ses poches, et se tut. En réalité, il s’habituait vite à l’idée que son frère avait lu sa Sorellina. Il eût même été curieux de connaître son opinion. Quant à lui, il était sévère pour cette œuvre, écrite avec passion mais un an et demi plus tôt. Il estimait avoir grandement progressé depuis cette époque, et trouvait insupportables, aujourd’hui, ces recherches, cette poésie, ces exagérations de jeunesse. Le plus étrange est qu’il ne songeait plus du tout au sujet, au rapport de ce sujet avec sa propre histoire ; depuis qu’il avait donné une existence d’art à ce passé, il croyait l’avoir détaché de soi ; et, lorsqu’il pensait par hasard à ces douloureuses expériences, c’était pour s’affirmer aussitôt : « Je suis guéri de tout ça. » Ainsi, quand Antoine lui avait dit : « Je viens te chercher », sa première pensée réflexe avait été : « En tout cas, je suis guéri. » À quoi, un peu plus tard, il avait ajouté : « Et puis, Gise est en Angleterre. » (Il supportait, à la rigueur, l’évocation de Gise, le rappel de son nom ; mais à Jenny il refusait farouchement la plus fugitive allusion.)

Après une minute de silence, qu’il passa devant la fenêtre, debout, immobile, l’œil au loin, il se tourna de nouveau :

– « Qui est-ce qui sait que tu es ici ? »

– « Personne. »

Cette fois, il insista :

– « Père ? »

– « Mais non ! »

– « Gise ? »

– « Non, personne. » Antoine hésita, puis pour rassurer tout à fait son frère : « Après ce qui s’est passé, et puisque Gise est à Londres, mieux vaut qu’elle ne sache encore rien. »

Jacques observait son aîné ; une lueur interrogative effleura son regard, et s’éteignit.

Le silence retomba.

Antoine redoutait ce silence ; mais, plus il désirait le rompre, moins il en trouvait l’occasion. Évidemment, vingt questions l’obsédaient ; mais il ne se risquait pas à interroger. Il cherchait quelque sujet simple et sans danger, qui les eût tous deux acheminés vers plus d’intimité ; mais rien de tel ne se présentait.

La situation allait devenir critique, lorsque Jacques, brusquement, ouvrit la croisée et recula dans la pièce. Un beau matou siamois, amplement fourré de gris et le museau charbonné, sauta moelleusement sur le parquet.

– « Un visiteur ? » fit Antoine, ravi de la diversion.

Jacques sourit :

– « Un ami. » Il ajouta : « Et d’une espèce précieuse : un ami intermittent. »

– « D’où vient-il ? »

– « Personne n’a pu me renseigner. De loin, sans doute : dans le quartier, on ne le connaît pas. »

Le beau matou faisait dignement le tour de la chambre en ronronnant comme une toupie d’Allemagne.

– « Il est trempé, ton ami », remarqua Antoine, qui sentait le silence rôder, lui aussi, autour d’eux.

– « C’est généralement quand il pleut que je reçois sa visite », reprit Jacques. « Quelquefois très tard, à minuit. Il gratte au carreau, il entre, il se lèche devant le poêle, et, quand il est sec, il demande à partir. Je n’ai jamais pu le caresser ; encore moins lui faire prendre quelque chose. »

L’animal, après avoir fait son inspection, était revenu près de la fenêtre restée entrouverte.

– « Tiens », fit Jacques presque gaiement, « il ne s’attendait pas à te trouver là : il va s’en aller. » En effet, le chat bondit sur le bord de zinc et gagna le toit sans se retourner.

– « Il me fait cruellement sentir que je suis un intrus », dit Antoine, à demi sérieux.

Jacques profita de ce qu’il fermait la fenêtre pour ne rien répondre. Mais, lorsqu’il se retourna, une vive rougeur le colorait. Il se mit à marcher, doucement, de long en large.

Le silence menaçait.

Alors Antoine, faute de mieux, – avec l’espoir sans doute de modifier les sentiments de Jacques, et parce que la pensée du malade le hantait – se reprit à parler de son père ; il insista sur les transformations du caractère de M. Thibault depuis son opération, et se hasarda même jusqu’à dire :

– « Tu le jugerais peut-être autrement, si tu l’avais vu vieillir comme moi, au cours de ces trois ans. »

– « Peut-être », fit Jacques évasif.

Antoine ne se décourageait pas aisément.

– « D’ailleurs », reprit-il, « je me suis quelquefois demandé si nous l’avions bien connu tel qu’il était, au fond… » Et, s’accrochant à son sujet, il eut l’idée de conter à Jacques un petit fait tout récent. « Tu sais », dit-il, « en face de la maison, Faubois, le coiffeur, près de l’ébéniste, avant la rue du Pré-aux-Clercs… »

Jacques, qui allait et venait, tête baissée, s’arrêta net. Faubois… La rue du Pré-aux-Clercs… C’était, dans l’obscurité voulue de sa retraite, la brusque projection de tout un monde qu’il avait cru oublier. Il en revoyait précisément le moindre détail, chaque dalle du trottoir, chaque devanture, le vieil ébéniste aux doigts couleur de brou, l’antiquaire blafard et sa fille, puis « la maison », le cadre même de son passé, « la maison » et sa porte cochère à demi ouverte, et la loge, et leur petit rez-de-chaussée, et Lisbeth, et, plus loin encore, toute son enfance répudiée… Lisbeth, sa première expérience… À Vienne, il avait connu une autre Lisbeth, dont le mari, jaloux, s’était tué… Il réfléchit soudain qu’il lui faudrait annoncer son départ à Sophia, la fille du père Cammerzinn…

Antoine poursuivait son récit.

Donc, un jour qu’il était pressé, il était entré chez Faubois, ce coiffeur auquel Jacques et lui avaient toujours refusé leur clientèle, parce que, depuis vingt ans, ledit Faubois taillait chaque samedi la barbe de leur père. Le vieux, qui connaissait Antoine de vue, s’était mis aussitôt à lui parler de M. Thibault. Et, petit à petit, Antoine, désœuvré, la serviette au cou, avait eu la surprise de voir se dessiner dans les propos du coiffeur une figure paternelle qu’il n’avait guère prévue. « Ainsi », expliqua-t-il, « Père parlait sans cesse de nous à Faubois. De toi, spécialement… Faubois se rappelle très bien le jour d’été où “le gamin de M. Thibault” – c’était toi – a passé son baccalauréat, et où Père a entrebâillé la porte de la boutique, simplement pour annoncer : “Monsieur Faubois, le petit est reçu.” Et Faubois dit : “Il relevait la crête, le bon papa, que ça faisait plaisir à voir !” Inattendu, n’est-ce pas ?… Mais le plus déroutant pour moi, c’est… ce qui s’est passé depuis trois ans… »

Le visage de Jacques se contracta légèrement, et Antoine se demanda s’il ne se fourvoyait pas en continuant.

Mais il était lancé :

– « Oui. Depuis ton départ. J’ai fini par comprendre que Père n’avait jamais soufflé mot de la vérité, et qu’il avait même inventé tout un roman pour donner le change au quartier. Par exemple, Faubois m’a dit des choses comme ceci : “Les voyages, c’est le meilleur de tout ! Du moment que votre papa pouvait payer à son garçon des apprentissages à l’étranger, il a bien fait de l’expédier là-bas. D’abord, avec la poste, on s’écrit maintenant de partout ; ainsi, il me disait que vous ne restiez jamais plus d’une semaine sans nouvelles du petit…” »

Antoine évita de regarder Jacques, et, pour s’écarter un peu de ce sujet trop précis :

– « Père lui parlait aussi de moi : Mon aîné, il sera un jour professeur à l’École de Médecine. Et de Mademoiselle, et des bonnes. Faubois connaît toute la maison. Et de Gise. Tiens, c’est curieux, ça aussi : il paraît que Père parlait très souvent de Gise ! (Faubois devait avoir une fille du même âge ; je crois avoir compris qu’elle est morte.) Il disait à Père : “La mienne, elle fait ceci.” Et Père lui disait : “La mienne fait cela.” Crois-tu ? Faubois m’a rappelé un tas de gamineries, de mots d’enfant, que Père lui racontait, et que moi j’avais oubliés. Qui aurait pu croire, à ce moment-là, que Père remarquait ces enfantillages ? Eh bien, Faubois m’a dit textuellement ceci : “C’était son regret, à votre papa, de n’avoir pas eu de fille. Mais il m’a dit souvent : Cette petite-là, Monsieur Faubois, c’est maintenant comme si j’en avais une. Textuellement. Ça m’a bien étonné, je t’assure. Toute une sensibilité, en somme bourrue, timide peut-être et douloureuse – que personne ne soupçonnait ! »

Jacques, sans un mot, sans relever la tête, continuait ses allées et venues ; et, bien qu’il ne regardât presque jamais son frère, aucun des mouvements d’Antoine ne lui échappait. Il n’était pas ému, il était secoué par des impulsions violentes et contradictoires. Ce qui – de beaucoup – lui était le plus pénible, c’était de sentir le passé faire, de gré ou de force, irruption dans sa vie.

Devant le mutisme de Jacques, Antoine se découragea : impossible d’amorcer aucune conversation. Il ne perdait pas son frère de vue, cherchant à démêler quelque indice de pensée sur ces traits qui n’exprimaient qu’une morne résolution d’indifférence. Toutefois, il ne parvenait pas à lui en vouloir. Il aimait ce visage retrouvé, même raidi et se détournant de lui. Aucun visage au monde ne lui avait jamais été si cher. Et, de nouveau, sans qu’il osât se trahir par un mot ni par un geste, une fraîche tendresse lui vint au cœur.

Cependant le silence s’installait – victorieux, consenti, oppressant. On n’entendait rien que la course de l’eau dans les gouttières, le bourdonnement du feu, et, parfois, une lame du plancher que Jacques faisait craquer sous son pas.

Un moment, il s’approcha du poêle, l’ouvrit et y jeta deux bûches ; alors, à demi agenouillé, il se tourna vers son frère qui le suivait des yeux, et murmura soudain, d’un ton rogue :

– « Tu me juges sévèrement. Ça m’est égal. Je ne le mérite pas. »

– « Mais non », s’empressa de rectifier Antoine.

– « J’ai bien le droit d’être heureux à ma façon », reprit Jacques. Il se releva d’un mouvement impétueux, se tut un instant, puis, les dents serrées : « Ici, j’étais pleinement heureux. »

Antoine se pencha :

– « C’est vrai ? »

– « Pleinement ! »

Après chaque échange de propos, ils se dévisageaient de part et d’autre, une seconde, avec une grave curiosité, une réserve loyale et songeuse.

– « Je te crois », dit Antoine. « D’ailleurs, ton départ… Pourtant, il y a tant de choses encore que… que je m’explique si mal… Oh », s’écria-t-il prudemment, « je ne suis pas venu pour te faire le moindre reproche, mon petit… »

Ce fut seulement alors que Jacques remarqua le sourire de son frère. Il se souvenait d’un Antoine contracté, brutalement énergique ; ce sourire-là était pour lui d’une émouvante nouveauté. Craignit-il soudain de s’attendrir ? Il crispa les poings et secoua les bras :

– « Tais-toi, Antoine, laisse tout ça… » Il ajouta comme un correctif : « Pas maintenant. » Une véritable expression de souffrance passa sur son visage ; il tourna la tête vers l’ombre, baissa les paupières, et balbutia : « Tu ne peux pas comprendre. »

Ensuite, tout redevint silencieux. Mais l’air était devenu respirable.

 

Antoine se leva, et, sans forcer le naturel :

– « Tu ne fumes pas ? » demanda-t-il. « J’ai très envie d’allumer une cigarette, tu permets ? » Il jugeait essentiel de ne rien dramatiser, d’acclimater peu à peu cette sauvagerie, à force de cordialité et d’aisance.

Il tira quelques bouffées, puis s’avança vers la fenêtre. Tous les vieux toits de Lausanne dévalaient vers le lac en un inextricable enchevêtrement de bâts noirâtres dont la buée fondait les contours ; ces tuiles, rongées de lichens, semblaient s’être imbibées d’eau comme du feutre. L’extrême horizon était fermé par une chaîne de montagnes, à contre-jour. Aux crêtes, la neige s’enlevait en blanc sur un ciel uniformément gris ; et, le long des pentes, elle se plaquait en coulées claires sur les surfaces plombées. On eût dit de sombres volcans de lait, bavant leur crème.

Jacques s’était approché.

– « Les Dents d’Oche », fit-il, en étendant le bras.

Du lac, la ville étagée masquait la rive la plus proche ; et l’autre bord, à contre-jour, n’était qu’une falaise d’ombre derrière un voile de pluie.

– « Ton beau lac, il écume aujourd’hui comme une mauvaise mer », constata Antoine.

Jacques eut un sourire de complaisance. Il s’attardait, immobile, sans pouvoir détacher les yeux de ce rivage où il apercevait, dans un rêve, des bouquets d’arbres, des villages, et les flottilles amarrées près des pontons, et les sentiers en lacets vers les auberges de la montagne… Tout un décor de vagabondage et d’aventure, qu’il fallait quitter, – pour combien de temps ?

Antoine voulut détourner son attention.

– « Je suis sûr que tu avais des choses à faire, ce matin », dit-il. « Surtout si… » Il voulait ajouter : « Surtout si nous partons ce soir » ; mais il n’acheva pas.

Jacques secoua la tête, agacé :

– « Mais non, je t’assure. Je ne dépends que de moi. Rien n’est compliqué, quand on vit seul, – quand on s’est gardé… libre. » Le mot vibra dans le silence. Puis, de nouveau, mais d’un autre accent, triste, avec un regard appuyé, il soupira : « Tu ne peux pas comprendre. »

« Quelle existence mène-t-il donc ici ? » se demandait Antoine. « Ses travaux, oui… Mais de quoi vit-il ? » Il fit diverses hypothèses, s’abandonnant un instant au cours de ses pensées, et finit par dire, à mi-voix :

– « Depuis que tu es majeur, tu aurais si bien pu prendre ta part de la fortune de maman… »

Une lueur d’amusement passa dans le regard de Jacques. Il faillit poser une interrogation. Une pointe de regret l’atteignit : il songea qu’il aurait pu, certains jours, éviter certaines besognes… Docks de Tunis… Sous-sol de l’Adriatica, à Trieste… Deutsche Buchdruckerei d’Innsbruck… Cela ne dura qu’une seconde ; et l’idée que la mort de M. Thibault allait le mettre définitivement à l’aise ne lui vint même pas à l’esprit. Non ! Sans leur argent, sans eux ! Tout seul !

– « Comment t’en tires-tu ? » hasarda Antoine. « Gagnes-tu facilement de quoi vivre ? »

Jacques promena ses regards autour de lui :

– « Tu vois bien. »

Antoine ne put se retenir d’insister :

– « Mais quoi ? Que fais-tu ? »

Le visage de Jacques avait repris son expression voilée, têtue. Un pli se formait et s’effaçait sur son front.

– « Je ne te questionne pas pour m’immiscer dans tes affaires », se hâta de protester Antoine. « Je n’ai qu’un désir, mon petit, c’est que tu organises au mieux ta vie, c’est que tu sois heureux ! »

– « Ça !… » laissa échapper Jacques, sourdement. À n’en pas douter, le ton signifiait : « Ça, – que je sois heureux – c’est impossible ! » Il reprit aussitôt, d’une voix excédée, en haussant les épaules : « Laisse, Antoine, laisse… Tu ne me comprendrais pas bien. » Il fit l’effort de sourire. Après plusieurs pas indécis, il revint à la croisée, et, les yeux perdus, sans paraître remarquer la contradiction de ses paroles, il affirma de nouveau : « J’étais pleinement heureux, ici… Pleinement. »

Puis, consultant sa montre, il se retourna vers Antoine sans lui laisser le temps de renouer l’entretien :

– « Il faut que je te présente au père Cammerzinn. Et à sa fille, si elle est là. Ensuite, nous irons déjeuner. Pas ici, non : au dehors. » Il avait rouvert le poêle et le garnissait de bois, tout en parlant : « … Un ancien tailleur… Maintenant, conseiller municipal… Un fervent syndicaliste, aussi… Il a fondé une feuille hebdomadaire qu’il rédige presque tout seul… Un très brave homme, tu verras. »

 

Le vieux Cammerzinn, en manches de chemise, dans son bureau surchauffé, corrigeait des épreuves, équipé d’étranges lunettes rectangulaires dont les tiges d’or, souples comme des cheveux, s’enroulaient autour de ses petites oreilles charnues. Finaud sous ses airs puérils, sentencieux dans ses propos mais espiègle dans ses attitudes, il riait à tout instant, et, par-dessus ses lunettes, regardait avec insistance les gens dans les yeux. Il fit apporter de la bière. Il appelait Antoine : « Mon cher Monsieur » ; puis bientôt : « Mon cher garçon ».

Jacques annonça froidement que la santé de leur père l’obligeait à s’absenter « pour quelque temps », qu’il partirait ce soir, mais qu’il conserverait sa chambre, dont il paierait d’avance le mois en cours, et où il laisserait « toutes ses affaires ». Antoine ne sourcilla pas.

Le petit vieux, brandissant les feuillets qu’il avait devant lui, se lança dans une volubile improvisation sur un projet d’imprimerie coopérative pour les journaux du « parti ». À quoi Jacques, intéressé, sembla-t-il, donna la réplique. Antoine écoutait. Jacques ne paraissait pas pressé de retrouver le tête-à-tête. Attendait-il quelqu’un qui ne se montra pas ?

Enfin, il donna le signal du départ.

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