C’était un cahier de classe en toile grise, choisi pour aller et venir entre Jacques et Daniel, sans attirer l’attention du professeur. Les premières pages étaient barbouillées d’inscriptions comme :
« Quelles sont les dates de Robert le Pieux ? »
« Écrit-on rapsodie ou rhapsodie ? »
« Comment traduis-tu eripuit ? »
D’autres étaient chargées de notes et de corrections qui devaient se rapporter à des poèmes de Jacques, écrits sur feuilles volantes.
Bientôt une correspondance suivie s’établissait entre les deux écoliers.
La première lettre un peu longue était de Jacques :
« Paris, Lycée Amyot, en classe de troisième A, sous l’œil soupçonneux de QQ’, dit Poil-de-Cochon, le lundi dix-septième jour de mars, à 3 h. 31 min. 15 sec.
« Ton état d’âme est-il l’indifférence, la sensualité, ou l’amour ? Je penche plutôt pour le troisième état, qui t’est plus naturel que les autres.
« Quant à moi, plus j’étudie mes sentiments, plus je vois que l’homme
EST UNE BRUTE,
et que l’amour seul peut l’élever. C’est le cri de mon cœur blessé, il ne me trompe pas ! Sans toi, ô mon très cher, je ne serais qu’un cancre, qu’un crétin. Si je vibre à l’Idéal, c’est à toi que je le dois !
« Je n’oublierai jamais ces moments, trop rares, hélas, et trop courts, où nous sommes entièrement l’un à l’autre. Tu es mon seul amour ! Je n’en aurai jamais d’autre, car mille souvenirs passionnés de toi m’assailliraient aussitôt. Adieu, j’ai la fièvre, mes tempes battent, mes yeux se troublent. Rien ne nous séparera jamais, n’est-ce pas ? Oh, quand, quand serons-nous libres ? Quand pourrons-nous vivre ensemble, voyager ensemble ? J’adorerai les pays étrangers ! Recueillir ensemble des impressions immortelles et, ensemble les transformer en poèmes, lorsqu’elles sont encore chaudes !
« Je n’aime pas attendre. Écris-moi le plus tôt possible. Je veux que tu m’aies répondu avant 4 heures si tu m’aimes comme je t’aime !!
« Mon cœur étreint ton cœur, ainsi que Pétrone étreignait sa divine Eunice !
« Vale et me ama !
« J. »
À quoi Daniel avait répondu sur le feuillet suivant :
« Je sens que j’aurais beau vivre seul sous un autre ciel, le lien vraiment unique, qui unit nos deux âmes, me ferait quand même deviner tout ce que tu deviens. Il me semble que les jours ne passent pas sur notre intime union.
« Te dire le plaisir que m’a fait ta lettre, c’est impossible. N’étais-tu pas mon ami, et n’es-tu pas devenu plus encore ? la vraie moitié de moi-même ? N’ai-je pas contribué à former ton âme comme tu as contribué à former la mienne ? Dieu, que je sens tout cela vrai et fort, en t’écrivant ! Je vis ! Et tout vit en moi, corps, esprit, cœur, imagination, grâce à ton attachement, dont je ne douterai jamais, ô mon vrai et seul ami !
« D.
« P.-S. – J’ai décidé ma mère à bazarder mon vélo qui est vraiment trop clou.
« Tibi,
« D. »
Une autre lettre de Jacques :
« Ô dilectissime !
« Comment peux-tu être tantôt gai et tantôt triste ? Moi, dans mes plus folles gaietés, je suis parfois la proie d’un amer souvenir. Non, jamais plus, je le sens, je ne saurai être gai et frivole ! Devant moi se dressera toujours le spectre d’un inaccessible Idéal !
« Ah, parfois je comprends l’extase de ces nonnes pâles au visage exsangue, qui passent leur vie hors de ce monde trop réel ! Avoir des ailes, pour les briser, hélas, contre les barreaux d’une prison ! Je suis seul dans un univers hostile, mon père bien-aimé ne me comprend pas. Je ne suis pas bien vieux, cependant, et déjà derrière moi, que de plantes brisées, que de rosées devenues pluies, que de voluptés inassouvies, que d’amers désespoirs !…
« Pardonne-moi, mon amour, d’être aussi lugubre en ce moment. Je suis en voie de formation sans doute : mon cerveau bouillonne, et mon cœur aussi (plus fort même encore, si c’est possible). Restons unis. Nous éviterons ensemble les écueils, et ce tourbillon qu’on nomme plaisirs.
« Tout s’est évanoui dans mes mains, mais il me reste la volupté d’être voué à toi, ô élu de mon cœur !!!
« J.
« P.-S. – Je termine en hâte cette missive, pressé par ma récitation dont je ne sais pas le premier mot. Zut !
« Ô mon amour, si je ne t’avais pas, je crois que je me tuerais !
« J »
Daniel avait répondu aussitôt :
« Tu souffres, ami ?
« Pourquoi, toi, si jeune, ô mon ami très cher, toi, si jeune, pourquoi maudire la vie ? Sacrilège ! Ton âme, dis-tu, est enchaînée à la terre ? Travaille ! Espère ! Aime ! Lis !
« Comment te consolerai-je du tourment qui accable ton âme ? Quel remède à ces cris de découragement ? Non, mon ami, l’Idéal n’est pas incompatible avec la nature humaine. Non, ce n’est pas seulement une chimère enfantée à travers quelque rêve de poète ! L’Idéal, pour moi, (c’est difficile à expliquer) mais, pour moi, c’est mêler du grand aux plus humbles choses terrestres ; c’est faire grand tout ce qu’on fait ; c’est le développement complet de tout ce que le Souffle Créateur a mis en nous comme facultés divines. Me comprends-tu ? Voilà l’Idéal, tel qu’il réside au fond de mon cœur.
« Enfin, si tu en crois un ami fidèle jusqu’au trépas, qui a beaucoup vécu parce qu’il a beaucoup rêvé et beaucoup souffert ; si tu en crois ton ami qui n’a jamais voulu que ton bonheur, il faut te répéter que tu ne vis pas pour ceux qui ne peuvent te comprendre, pour le monde extérieur qui te méprise, pauvre enfant, mais pour quelqu’un (moi) qui ne cesse de penser à toi, et de sentir comme toi et avec toi sur toutes choses !
« Ah ! que la douceur de notre liaison privilégiée soit un baume sacré sur ta blessure, ô mon ami !
« D. »
Sans attendre, Jacques avait griffonné en marge :
« Pardonne, très cher amour ! C’est la faute de mon caractère violent, exagéré, fantasque ! Je passe du plus sombre découragement aux plus futiles espérances : à fond de cale, et, l’instant d’après, emballé jusqu’aux nues !! N’aimerai-je donc jamais rien de suite ? (si ce n’est : toi !!) (et mon ART !!!) Tel est mon destin ! Acceptes-en l’aveu !
« Je t’adore pour ta générosité, pour ta sensibilité de fleur, pour le sérieux que tu mets dans toutes tes pensées, dans toutes tes actions, et jusque dans les élans de l’amour. Toutes tes tendresses, tous tes émois, je les endure en même temps que toi ! Rendons grâce à la Providence de nous être aimés, et que nos cœurs, ravagés de solitude, aient pu s’unir dans une étreinte si indissoluble !
« Ne m’abandonne jamais !
« Et souvenons-nous éternellement que nous avons l’un dans l’autre
« l’objet passionné de
« NOTRE AMOUR !
« J. »
Deux longues pages de Daniel : une écriture haute et ferme :
« Ce lundi 7 avril.
« Mon ami,
« J’aurai quatorze ans demain. L’an dernier je murmurais : quatorze ans… – comme dans un beau rêve insaisissable. Le temps passe et nous flétrit. Et, au fond, rien ne change. Toujours nous-mêmes. Rien n’est changé, si ce n’est que je me sens découragé et vieilli.
« Hier soir, en me couchant, j’ai pris un volume de Musset. La dernière fois, dès les premiers vers, je frissonnais, et parfois même des larmes s’échappaient de mes yeux. Hier, pendant de longues heures d’insomnie, je m’exaltais et ne sentais rien venir. Je trouvais les phrases bien coupées, harmonieuses… Ô sacrilège ! Enfin le sentiment poétique s’est réveillé en moi, avec un torrent de pleurs délicieux, et j’ai vibré enfin.
« Ah ! pourvu que mon cœur ne se dessèche pas ! J’ai peur que la vie m’endurcisse le cœur et les sens. Je vieillis. Déjà les grandes idées de Dieu, l’Esprit, l’Amour, ne battent plus dans ma poitrine comme jadis, et le Doute rongeur me dévore quelquefois. Hélas ! pourquoi ne pas vivre de toute la force de notre âme, au lieu de raisonner ? Nous pensons trop ! J’envie la vigueur de la jeunesse, qui s’élance au péril sans rien voir, sans tant réfléchir ! Je voudrais pouvoir, les yeux fermés, me sacrifier à une Idée sublime, à une Femme idéale et sans souillure, au lieu d’être toujours replié sur moi ! Ah, c’est affreux, ces aspirations sans issue !…
« Tu me félicites de mon sérieux. C’est ma misère, au contraire, c’est mon destin maudit ! Je ne suis pas comme l’abeille butineuse qui s’en va sucer le miel d’une fleur, puis d’une autre fleur. Je suis comme le noir scarabée qui s’enferme au sein d’une seule rose, et vit en elle jusqu’à ce qu’elle ferme ses pétales sur lui, et, étouffé dans cette suprême étreinte, il meurt entre les bras de la fleur qu’il a élue.
« Aussi fidèle est mon attachement pour toi, ô mon ami ! Tu es la tendre rose qui s’est ouverte pour moi sur cette terre désolée. Ensevelis mon noir chagrin au plus creux de ton cœur ami !
« D.
« P.-S. – Pendant les vacances de Pâques, tu pourras sans crainte écrire chez moi. Ma mère respecte toutes mes épistoles. (Pas cependant des choses extraordinaires !)
« J’ai fini la Débâcle de Zola, je peux te la prêter. J’en suis encore ému et frissonnant. C’est beau de puissance et de profondeur. J’ai commencé Werther. Ah, mon ami, voilà enfin le livre des livres ! J’ai pris aussi Elles et lui de Gyp, mais je lirai Werther avant.
« D. »
Jacques lui avait envoyé ces lignes sévères :
« Pour la quatorzième année de mon ami :
« Il y a dans l’univers un homme qui, le jour, souffre des tourments indicibles, et qui, la nuit, ne peut dormir ; qui sent dans son cœur un vide affreux que n’a pu remplir la volupté ; dans sa tête, un bouillonnement de toutes ses facultés ; qui, au milieu des plaisirs, parmi tous les gais convives, sent tout à coup la solitude aux ailes sombres planer sur son cœur ; il y a dans l’univers un homme qui n’espère rien, qui ne craint rien, qui déteste la vie et n’a pas la force de la quitter : cet homme, c’est CELUI QUI NE CROIT PAS EN DIEU !!!
« P.-S. – Garde ceci. Tu le reliras quand tu seras ravagé et que tu clameras en vain dans les ténèbres.
« J. »
« As-tu travaillé pendant les vacances ? » questionnait Daniel sur le haut d’une page.
Et Jacques avait répondu :
« J’ai achevé, dans le genre de mon Harmodius et Aristogiton, un poème, qui commence d’une façon assez chic :
Ave Cæsar ! Voici la Gauloise aux yeux bleus…
Pour toi, la danse aimée de sa patrie perdue !
Comme un lotus des fleuves sous le vol neigeux des cygnes.
Sa taille ploie dans un frisson…
Empereur !… Ses lourdes épées étincellent…
Vois ! C’est une danse de son pays !…
« Etc., etc. Et qui se termine ainsi :
– Mais tu pâlis, Cæsar ! Hélas ! Trois fois hélas !
À sa gorge a mordu la pointe des épées !
La coupe échappe… Ses yeux sont clos…
La voici toute ensanglantée
La danse nue des soirs baignés de lune !
Devant le grand feu clair qui palpite au bord du lac,
Voici la danse terminée
De la Guerrière blonde au festin de Cæsar !
« J’appelle ça l’Offrande Pourpre, et j’ai une danse mimée qui va avec. Je voudrais la dédier à la divine Loïe Fuller, pour qu’elle la danse à l’Olympia. Crois-tu qu’elle le ferait ?
« Depuis quelques jours j’avais cependant pris l’irrévocable décision de revenir au vers régulier et à la rime des grands classiques. (En somme, je crois que je les avais méprisés parce que c’est plus difficile.) J’ai commencé une ode en strophes rimées, sur le martyr dont je t’avais parlé ! voici le début :
AU R. P. PERBOYRE, LAZARISTE
Martyrisé en Chine le 20 nov. 1839
Béatifié en janvier 1889.
Salut, ô prêtre saint, dont le touchant martyre
Fait frissonner d’horreur, le monde épouvanté !
Permets que mes accords te chantent sur ma lyre,
Héros de notre chrétienté.
« Mais, depuis hier soir, je crois que ma vraie vocation sera d’écrire, non des poèmes, mais des nouvelles, et si j’en ai la patience, des romans. Je suis travaillé par un grand sujet. Écoute :
« Une jeune fille, enfant de grand artiste, née dans le coin d’un atelier, artiste elle-même (c’est-à-dire un peu légère de genre, mais faisant résider son idéal non dans la vie de famille mais dans l’expression du Beau) ; elle est aimée par un jeune homme sentimental mais bourgeois, que sa beauté sauvage a fasciné. Mais bientôt ils se haïssent passionnément et se quittent, lui pour la vie de famille chaste avec une petite provinciale, et elle, éplorée d’amour, s’enfonce dans la débauche (ou consacre son génie à Dieu, je ne sais pas encore). Voilà mon idée : qu’en pense l’ami ?
« Ah, vois-tu, ne rien faire d’artificiel, suivre sa nature, et quand on se sent né pour créer, se considérer comme ayant en ce monde la plus grave et la plus belle des missions, un grand devoir à accomplir. Oui ! Être sincère ! Être sincère en tout, et toujours ! Ah, comme cette pensée me poursuit cruellement ! Mille fois j’ai cru apercevoir en moi cette fausseté des faux artistes, des faux génies, dont parle Maupassant dans Sur l’eau. Mon cœur se soulevait de dégoût. Ô mon très cher, comme je remercie Dieu de t’avoir donné à moi, comme nous aurons besoin éternellement l’un de l’autre pour bien nous connaître nous-mêmes et ne jamais nous faire illusion sur notre véritable génie !
« Je t’adore et te serre la main passionnément, comme ce matin, tu sais ? Et de tout mon être qui est tien, entièrement et avec volupté !
« Méfie-toi. QQ’ nous a fait un sale œil. Il ne peut pas comprendre qu’on ait de nobles pensées et qu’on les communique à son ami, pendant qu’il ânonne son Salluste !
« J. »
De Jacques encore, cette lettre écrite d’un jet, et presque illisible :
« Amicus amico !
« Mon cœur est trop plein, il déborde ! Je verse ce que je peux de ses flots écumants sur le papier :
« Né pour souffrir, aimer, espérer, j’espère, j’aime et je souffre ! Le récit de ma vie tient en deux lignes : ce qui me fait vivre c’est l’amour ; et je n’ai qu’un amour : TOI !
« Depuis mes jeunes années, j’avais besoin de vider ces bouillonnements de mon cœur dans le cœur de quelqu’un qui me comprenne en tout. Que de lettres ai-je écrites, jadis, à un personnage imaginaire qui me ressemblait comme un frère ! Hélas ! mon cœur parlait, ou plutôt écrivait à mon propre cœur, avec ivresse ! Puis, tout à coup, Dieu a voulu que cet idéal se fasse chair, et il s’est incarné en toi, ô mon amour ! Comment est-ce que ça a commencé ? On ne sait plus : de chaînon en chaînon, on se perd en dédale d’idées sans retrouver l’origine. Mais peut-on rien rêver d’aussi passionné et sublime que cet amour ? Je cherche en vain des comparaisons. À côté de notre grand secret, tout pâlit ! C’est un soleil qui échauffe et illumine nos deux existences ! Mais tout cela ne se peut écrire ! Écrit, cela ressemble à la photographie d’une fleur !
« Mais assez !
« Tu aurais peut-être besoin de secours, de consolation, d’espoir, et je t’envoie, non des mots de tendresse, mais ces lamentations d’un cœur égoïste, qui ne vit que pour lui-même. Pardonne, ô mon amour ! Je ne peux t’écrire autrement. Je traverse une crise et mon cœur est plus desséché que le lit rocailleux d’un ravin ! Incertitude de tout et de moi-même, n’es-tu pas le mal le plus cruel ?
« Dédaigne-moi ! Ne m’écris plus ! Aimes-en un autre ! Je ne suis plus digne du don de toi-même !
« Ô ironie d’un sort fatal qui me pousse où ? Où ?? Néant !!!
« Écris-moi ! Si je ne t’avais plus, je me tuerais !
« Tibi eximo, carissime !
« J. »
L’abbé Binot avait inséré à la fin du cahier un billet intercepté par le professeur, la veille de la fuite.
L’écriture était de Jacques : un affreux griffonnage au crayon :
« Aux gens qui accusent lâchement et sans preuves, à ceux-là, Honte !
« HONTE ET MALHEUR !
« Toute cette intrigue est menée par une curiosité ignoble ! Ils voulaient farfouiller dans notre amitié et leur procédé est infâme !
« Pas de lâche compromission ! Tenir tête à l’orage ! Plutôt mourir !
« Notre amour est au-dessus des calomnies et des menaces !
« Prouvons-le !
« À toi, POUR LA VIE,
« J. »