FRAGMENT D’UN CONTE FANTASTIQUE ANTÉRIEUR À LA XVIIIe DYNASTIE

Le papyrus de Berlin n° 3 renferme les débris de deux ouvrages : un dialogue philosophique entre un Égyptien et son âme, et un conte fantastique. Il semble que le conte commençait à la ligne 156 et qu’il remplissait les trente-six dernières lignes du manuscrit actuel (l. 156-191), sans que pourtant cette évaluation de la portion qui manque au début soit bien certaine : tout ce que l’on peut dire actuellement, c’est que les lignes par lesquelles le récit s’ouvrait ont été effacées dans l’antiquité. Une seconde édition du texte a été donnée en phototypie par Alan H. Gardiner, die Erzählung des Sinuhe und die Hirtengeschichte, dans le t. IV des Hieratische Texten des Mittleren Reiches d’Erman, in-f°. Leipzig, 1909, pl. XVI-XVII. Il a été traduit, pour la première fois en français, par Maspero, Études égyptiennes, t. I, p. 73 sqq., puis en allemand par Erman, Aus den Papyrus der Königlichen Museen, 1899, p. 20-30, et par Alan H. Gardiner, die Erzählung des Sinuhe und die Hirlengeschichte, p. 14-15.

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Or voici, comme je descendais au marais qui touche à cet Ouadi, j’y vis une femme qui n’avait point l’apparence d’une mortelle : mes cheveux se hérissèrent quand j’aperçus ses tresses, pour la variété de leur couleur. Je ne pus rien faire de ce qu’elle me disait, tant sa terreur pénétra dans mes membres.

Je vous dis : « Ô taureaux, passons à gué ! Oh ! que les veaux soient transportés et que le menu bétail repose à l’entrée du marais, les bergers derrière eux, tandis que notre canot, où nous passons les taureaux et les vaches, demeure en arrière, et que ceux des bergers qui s’entendent aux choses magiques récitent un charme sur l’eau, en ces termes : « Mon double exulte, ô bergers, ô hommes, je ne m’écarterai de ce marais, pendant cette année de grand Nil où le dieu décrète ses décrets concernant la terre, et où l’on ne peut distinguer l’étang du fleuve. – Retourne dans ta maison, tandis que les vaches restent en leur place ! Viens, car ta peur se perd et ta terreur se va perdant, la fureur de la déesse Ouasrît et la peur de la Dame des deux pays ! »

Le lendemain, à l’aube, tandis qu’on faisait comme il avait dit, cette déesse le rencontra quand il se rendait à l’étang ; elle vint à lui, dénudée de ses vêtements, les cheveux épars…

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Le conte dont ce fragment révèle l’existence a été écrit avant la XVIIIe dynastie, peut-être à la XIIe si, comme c’est le cas pour le dialogue contenu aux premières lignes du manuscrit, le texte que nous en avons aujourd’hui est une copie exécutée d’après un manuscrit plus ancien. Le paysage et les scènes décrites sont empruntés à la nature et aux mœurs de l’Égypte. Nous sommes au bord d’une de ces nappes d’eau, moitié marais, moitié étangs, sur lesquelles les seigneurs de l’ancien empire aimaient à chasser les oiseaux, à poursuivre le crocodile et l’hippopotame. Des bergers s’entretiennent, et l’un d’eux raconte à l’autre qu’il a rencontré une créature mystérieuse qui vit dans une retraite inaccessible au milieu des eaux. On voit, dans le tombeau de Ti, les bergers conduisant leurs taureaux et leurs génisses à travers un canal. Hommes et bêtes ont de l’eau jusqu’à mi-jambe, même un des bouviers porte sur son dos un malheureux veau que le courant aurait emporté. Un peu plus loin, d’autres bergers, montés sur des barques légères en roseaux, convoient un second troupeau de bœufs à travers un autre canal plus profond. Deux crocodiles placés de chaque côté du tableau assistent à ce défilé, mais sans pouvoir profiter de l’occasion ; les incantations les ont rendus immobiles. Comme la légende l’explique, la face du berger est toute-puissante sur les canaux, « et ceux qui sont dans les eaux sont frappés d’aveuglement ». Notre conte nous montre ceux des bouviers qui s’entendaient au métier marchant derrière leurs troupeaux et récitant les formules destinées à conjurer les périls du fleuve. Le papyrus magique de la collection Harris en renfermait plusieurs qui sont dirigées contre le crocodile et, en général, contre tous les animaux dangereux qui vivent dans l’eau. Elles sont trop longues et trop compliquées pour avoir servi à l’usage journalier : les charmes usuels étaient courts et faciles à retenir.

Il n’est pas aisé de deviner avec certitude quel était le thème développé. Les auteurs arabes qui ont écrit sur l’Égypte sont pleins de récits merveilleux où une femme répondant à la description de notre conte joue le rôle principal. « L’on dit que l’esprit de la pyramide méridionale ne paroist iamais dehors qu’en forme d’une femme nue, belle au reste, et dont les manières d’agir sont telles que quand elle veut donner de l’amour à quelqu’un et lui faire perdre l’esprit, elle lui rit, et, incontinent, il s’approche d’elle et elle l’attire à elle et l’affole d’amour, de sorte qu’il perd l’esprit sur l’heure et court vagabond par le pays. Plusieurs personnes l’ont veue tournoyer autour de la pyramide sur le midy et environ soleil couchant ». L’auteur de notre fragment affirme bien que l’être avec lequel il met son héros en rapport, est une déesse, – noutrît, mais c’est là une affirmation qu’il ne faut pas peut-être prendre au pied de la lettre : elle est déesse, si l’on veut, comme le sont ses cousines les nymphes des religions grecques et romaines, mais elle n’a pas droit à un culte officiel du genre de celui qu’on pratique dans les temples. Disons donc qu’elle est une nymphe nue et dont la chevelure est d’une couleur changeante. Son teint était-il rose comme celui de Nitocris, que la tradition d’époque grecque logeait dans la Pyramide de Mykérinos ? Une autre légende, que je trouve chez les historiens arabes de l’Égypte, présente également de l’analogie avec l’épisode raconté dans notre fragment. Les Arabes attribuent souvent la fondation d’Alexandrie à un roi Gébire et à une reine Charobe, dont les historiens occidentaux n’ont jamais entendu parler. Tandis que Gébire s’évertuait à construire la ville, son berger menait paître au bord de la mer des troupeaux qui fournissaient de lait la cuisine royale. « Un soir, comme il remettait ses bêtes entre les mains des bergers qui lui obéissaient, lui, qui était beau, de bonne mine et de belle taille, vit une belle jeune dame sortir de la mer, qui venait vers lui, et qui, s’étant approchée de lui de fort près, le salua. Il lui rendit le salut, et elle commença à parler à lui avec toute la courtoisie et civilité possible, et lui dit. « Ô jeune homme, voudriez-vous lutter contre moi pour quelque chose que je mettrai en jeu contre vous ? – Que voudriez-vous mettre en jeu ? répondit le berger. – Si vous me terrassez, dit la jeune dame, je serai à vous, et vous ferez de moi ce qu’il vous plaira ; et si je vous terrasse, j’aurai une bête de votre troupeau ». La lutte se termina par la défaite du berger. La jeune dame revint le lendemain et les jours suivants. Comment elle terrassa de nouveau le berger, comment le roi Gébire, voyant disparaitre ses brebis, entreprit de lutter avec elle et la terrassa à son tour, cela n’est-il pas écrit en l’Égypte de Murtadi, fils du Gaphiphe, de la traduction de M. Pierre Vattier, docteur en médecine, lecteur et professeur du roi en langue arabique ? Je pense que la belle femme du conteur égyptien adressait à notre berger quelque proposition du genre de celle que la jeune dame du conteur arabe faisait au sien. Le conte du Naufragé nous avait déjà montré un serpent doué de la parole et seigneur d’une île enchantée ; le fragment de Berlin nous présente une nymphe, dame d’un étang. Pour peu que le hasard favorise nos recherches, nous pouvons nous attendre à retrouver dans la littérature égyptienne tous les êtres fantastiques de la littérature arabe du moyen âge.

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