LA QUERELLE D’APOPI ET DE SAQNOUNRÎYA

(XIXe DYNASTIE)

Ce récit couvre ce qui reste des premières pages du papyrus Sallier n° 1. On lui a longtemps attribué la valeur d’un document historique ; le style, les expressions employées, le fond même du sujet, tout indique un roman où les rôles principaux sont tenus par des personnages empruntés aux livres d’histoire, mais dont la donnée est presque entière de l’imagination populaire.

Champollion vit deux fois le papyrus chez son premier propriétaire, M. Sallier, d’Aix en Provence, en 1828 quelques jours avant son départ pour l’Égypte, et en 1830 au retour ; les notes publiées par Salvolini prouvent qu’il avait reconnu, sinon la nature même du récit, du moins la signification historique des noms royaux qui s’y trouvent. Le manuscrit, acheté en 1839 par le British Muséum, fut publié en fac-similé dès 1841 dans les Select papyri  ; la notice de Hawkins, rédigée évidemment sur les indications de Birch, donne le nom de l’antagoniste d’Apôphis que Champollion n’avait pas lu, mais elle attribue le cartouche d’Apôphis au roi Phiôps de la Ve dynastie. E. de Rougé est le premier qui ait discerné vraiment ce que contenaient les premières pages du papyrus. Dès 1847, il rendit à Saqnounrîya sa place réelle sur la liste des Pharaons ; en 1854, il signala la présence du nom d’Hâouârou dans le fragment, et il inséra dans l’Athénæum Français une analyse assez détaillée du document. La découverte fut popularisée en Allemagne par Brugsch, qui essaya d’établir le mot à mot des trois premières lignes, puis en Angleterre par Goodwin, qui crut pouvoir risquer une traduction complète. Depuis lors, le texte a été souvent étudié, par Chabas, par Lushington, par Brugsch, par Ebers. Goodwin, après mûr examen, émit timidement l’avis qu’on pourrait bien y trouver non pas une relation exacte, mais une version romanesque des faits historiques. C’est l’opinion à laquelle je me suis rallié et qui paraît avoir prévalu dans l’école. La transcription, la traduction et le commentaire du texte sont donnés tout au long dans mes Études égyptiennes .

Il m’a semblé que les débris subsistants permettent de rétablir les deux premières pages presque en entier. Peut-être l’essai de restitution que je propose paraîtra-t-il hardi même aux égyptologues : on verra du moins que je ne l’ai point entrepris à la légère. L’analyse minutieuse de mon texte m’a conduit aux résultats que je soumets à la critique.

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Il arriva que la terre d’Égypte fut aux Impurs, et, comme il n’y avait point de seigneur v. s. f. roi ce jour-là, il arriva donc que le roi Saqnounrîya, v. s. f., fut souverain v. s. f. du pays du Midi, et que le fléau des villes Râ-Apôpi, v. s. f., était chef du Nord dans Hâouârou ; la Terre Entière lui rendait tribut avec ses produits manufacturés et le comblait aussi de toutes les bonnes choses du Tomouri. Voici que le roi Râ-Apôpi, v. s. f., se prit Soutekhou pour maître, et il ne servit plus aucun dieu qui était dans la Terre-Entière si ce n’est Soutekhou, et il construisit un temple en travail excellent et éternel à la porte du roi Râ-Apôpi, v. s. f., et il se leva chaque jour pour sacrifier des victimes quotidiennes à Soutekhou, et les chefs vassaux du souverain, v. s. f., étaient là avec des guirlandes de fleurs, exactement comme on faisait pour le temple de Phrâ Harmakhis. Et le roi Râ-Apôpi, v. s. f., songea à envoyer un message pour l’annoncer au roi Saqnounriya, v. s. f., le prince de la ville du Midi. Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., fit appeler ses grands chefs…

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Le texte s’interrompt ici pour ne plus reprendre qu’au début de la page 2 : au moment où il reparaît, après une lacune presque complète de cinq lignes et demie, nous trouvons des phrases qui appartiennent évidemment au message du roi Apôpi. Or, des exemples nombreux, empruntés aux textes romanesques comme aux textes historiques, nous apprennent qu’un message confié à un personnage est toujours répété par lui presque mot pour mot : nous pouvons donc assurer que les deux lignes mises, à la page 2, dans la bouche de l’envoyé, figuraient déjà parmi les lignes perdue de la page 1, et de fait, le petit fragment isolé qui figure au bas du fac-similé porte des débris de signes qui répondent exactement à l’un des passages du message. Cette première version était donc mise dans la bouche des conseillers du roi ; mais qui étaient ces conseillers ? Étaient-ce lesgrands princes qu’il faisait appeler au point où j’ai arrêté le texte ? Non, car dans les fragments conservés de la ligne 7 on lit le nom des scribes savants, et à la ligne 2 de la page 2, il est affirmé expressément qu’Apôpi envoya à Saqnounrîya le message que lui avaient dit ses scribes savants. Il convient donc d’admettre qu’Apôpi, ayant consulté ses chefs, civils et militaires, ils lui conseillèrent de s’adresser à ses scribes. Le discours de ceux-ci commence à la fin de la ligne 7 avec l’exclamation de rigueur : Ô suzerain, notre Maître ! En résumé, pour toute cette première partie de la lacune, nous avons une délibération très semblable à celle qu’on rencontre plus bas à la cour de Saqnounrîya et dans le Conte des deux Frères, quand Pharaon veut savoir à qui appartient la boucle de cheveux qui parfumait son linge. Je reprends donc :

Et beaucoup de jours après cela, le roi Rà-Apôpi, v. s. f., fit appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés, mais ils ne surent pas lui donner un discours bon à envoyer au roi Saqnounrîya, v. s. f., le chef du pays du Midi. Le roi Apôpi, v. s. f., fit donc appeler ses scribes magiciens. Ils lui dirent : « Suzerain, v. s. f., notre maître… » et ils donnèrent au roi Râ-Apôpi, v. s. f., le discours qu’il souhaitait : « Qu’un messager aille vers le chef de la ville du Midi pour lui dire. Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : « Qu’on chasse sur l’étang les hippopotames qui sont dans les canaux du pays, afin qu’ils laissent venir à moi le sommeil, la nuit et le jour… »

Voilà une portion de la lacune comblée d’une manière certaine, au moins, quant au sens ; mais il reste, au bas de la page, une bonne ligne et demie, peut-être même deux lignes et plus à remplir. Ici encore, la suite du récit nous permet de rétablir le sens exact, sinon la lettre, de ce qui manque dans le texte. On voit, en effet, qu’après avoir reçu le message énoncé plus haut, le roi Saqnounrîya assemble son conseil qui demeure perplexe et ne trouve rien à répondre ; sur quoi le roi Apôpi envoie une seconde ambassade. Il est évident que l’embarras des Thébains et leur silence étaient prévus par les scribes d’Apôpi, et que la partie de leur discours, qui nous est conservée tout au haut de la page 2, renfermait la fin du second message qu’Apôpi devait envoyer, si le premier restait sans réponse. Dans les contes analogues, où il s’agit d’une chose extraordinaire que l’un des deux rois doit accomplir, on énonce toujours la peine à laquelle il devra se soumettre en cas d’insuccès. Il en était bien certainement de même dans notre conte, et je propose de restituer comme il suit :

« Il ne saura que répondre ni en bien ni en mal ! alors tu lui enverras un autre message : « Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : « Si le chef du Midi ne peut pas répondre à mon message, qu’il ne serve d’autre dieu que Soutekhou ! Mais s’il y répond, et qu’il fasse ce que je lui dis de faire, alors je ne lui prendrai rien, et je ne m’inclinerai plus devant aucun autre dieu du pays d’Égypte qu’Amonrâ, roi des dieux ! »

Et beaucoup de jours après cela, le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au prince du pays du Sud le message que ses scribes magiciens lui avaient donné ; et le messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f., arriva chez le prince du pays du Sud. Celui-ci dit au messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f. : « Quel message apportes-tu au pays du Sud ? Pourquoi as-tu accompli ce voyage ? » Le messager lui dit : « Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., t’envoie dire : « Qu’on chasse sur l’étang les hippopotames qui sont dans les canaux du pays afin qu’ils laissent venir à moi le sommeil de jour comme de nuit… » Le chef du pays du Midi fut frappé de stupeur et il ne sut que répondre au messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f. Le chef du pays du Midi dit donc au messager : « Voici ce que ton maître, v. s. f., envoie pour… le chef du pays du Midi… les paroles qu’il m’a envoyées… ses biens… » Le chef du pays du Midi fit donner toute sorte de bonnes choses, de la viande, du gâteau, des…, du vin, au messager, puis il lui dit « Retourne dire à ton maître : … tout ce que tu as dit, je l’approuve… » … Le messager du roi Râ-Apôpi, v. s. f., se mit à marcher vers le lieu où était son maître, v. s. f. Voici que le chef du pays du Midi fit appeler ses grands chefs, aussi ses capitaines et ses généraux avisés et il leur répéta tout le message que lui avait envoyé le roi Râ-Apôpi, v. s. f. Voici qu’ils se turent d’une seule bouche pendant un long moment, et ils ne surent que répondre ni en bien ni en mal.

Le roi Râ-Apôpi, v. s. f., envoya au chef du pays du Sud l’autre message que lui avaient donné ses scribes magiciens…

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Il est fâcheux que le texte s’interrompe juste en cet endroit. Les trois Pharaons qui portent le nom de Saqnounrîya régnaient à une époque troublée et ils avaient du laisser des souvenirs vivaces dans l’esprit de la population thébaine. C’étaient des princes remuants et guerriers, dont le dernier avait péri de mort violente, peut-être en se battant contre les Hyksôs, peut-être par la main d’assassin. Il s’était rasé la barbe le matin même, en « se parant pour le combat comme le dieu Montou », ainsi que disaient les scribes égyptiens. Un coup de hache lui enleva une partie de la joue gauche, lui découvrit les dents, lui fendit la mâchoire, le renversa à terre étourdi ; un second coup pénétra profondément dans le crâne, une dague ou une lance courte lui creva le front vers la droite, un peu au-dessus de l’œil. Le corps fut embaumé à la hâte, dans l’état même où la mort l’avait immobilisé. Les traits respirent encore la rage et la fureur de la lutte ; une grande plaque blanchâtre de cervelle épandue couvre le front, les lèvres rétractées en cercle laissent apercevoir la mâchoire et la langue mordue entre les dents. L’auteur de notre conte avait-il mené son récit jusqu’à la fin tragique de son héros ? Le scribe à qui nous devons le manuscrit Sallier n° 1 avait eu bien certainement l’intention de terminer son histoire : il en avait recopié les dernières lignes au verso d’une des pages, et il se préparait à continuer quand je ne sais quel accident l’interrompit. Peut-être le professeur, sous la dictée duquel il paraît avoir écrit, ne connaissait-il pas les dernières péripéties. J’ai déjà indiqué, dans l’Introduction, quelle était la conclusion probable : le roi Saqnounrîya, après avoir hésité longtemps, réussissait à se tirer du dilemme embarrassant où son puissant rival avait prétendu l’enfermer. Sa réponse, pour s’être fait attendre, ne devait guère être moins bizarre que le message d’Apôpi, mais rien ne nous permet de conjecturer ce qu’elle était.

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