HISTOIRE D’UN MATELOT

(ÉPOQUE PTOLÉMAÏQUE)

Ce fragment est extrait du grand papyrus démotique de la Bibliothèque nationale. Ce document, rapporté en France au commencement du XIXe siècle par un des membres de l’expédition d’Égypte, était demeuré, jusqu’en 1873, perdu dans une liasse de papiers de famille. Offert par la librairie Maisonneuve à la Bibliothèque nationale de Paris, il fut acquis par celle-ci, sur mes instances, moyennant la faible somme de mille francs.

Il est écrit sur les deux faces et il renferme plusieurs compositions d’un caractère particulier, prophéties messianiques, dialogues à demi religieux, apologues. Le seul fragment qui ait sa place bien nettement marquée dans ce recueil est celui dont je donne la traduction dans les pages suivantes. Le mérite d’en avoir découvert et publié le texte revient à M. Eugène Révillout, qui était alors conservateur adjoint au Musée égyptien du Louvre :

Premier extrait de la Chronique Démotique de Paris : le roi Amasis et les Mercenaires, selon les données d’Hérodote et les renseignements de la Chronique dans la Revue égyptologique, t. I, p. 49-82, et planche II, in-4°, Paris, 1880, E. Leroux.

Depuis lors M. Révillout en a donné en français une traduction plus complète :

E. Révillout, Hérodote et les oracles Égyptiens, dans la Revue Égyptologique, t. IX, 1900, p. 2-3, puis une transcription en hiéroglyphes avec une traduction nouvelle en français.

E. Révillout, Amasis sur le lac et le Conte du Nautonnier, dans la Revue Égyptologique, 1908, t. XII, p. 113-116.

Le roi Amasis eut, paraît-il, le privilège d’inspirer les conteurs égyptiens. Sa basse origine, la causticité de son esprit, la hardiesse de sa politique à l’égard des Grecs soulevèrent contre lui la haine tenace des uns, si elles lui valurent l’admiration passionnée des autres. Hérodote recueillit sur son compte les renseignements les plus contradictoires, et l’Histoire du matelot nous rend, dans la forme originale, une des anecdotes qu’on racontait de lui. L’auteur prétend que le roi Amasis, s’étant enivré un soir, se réveilla, la tête lourde, le lendemain matin ; ne se sentant pas bien disposé à traiter d’affaires sérieuses, il demanda à ses courtisans si aucun d’eux ne connaissait quelque histoire amusante. Un des assistants saisit cette occasion de raconter les aventures d’un matelot. Le récit est trop tôt interrompu pour qu’on puisse juger de la tournure qu’il prenait. Rien ne nous empêche de supposer que le narrateur en tirait une morale applicable au roi lui même : toutefois il me paraît assez vraisemblable que l’épisode du début n’était qu’un prétexte à l’histoire. Sans parler du passage du livre d’Esther où Assuérus, tourmenté d’insomnie, se fait lire les annales de son règne, le premier roman égyptien de Saint-Pétersbourg commence à peu près de la même manière : le roi Sanofrouî assemble son conseil et lui demande une histoire. On me permettra donc de ne pas attacher à ce récit plus d’importance que je n’en ai accordée aux récits de Sinouhît ou de Thoutîyi.

*

* *

Il arriva un jour, au temps du roi Ahmasi, que le roi dit à ses grands : « Il me plaît boire du brandevin d’Égypte ! » Ils dirent : « Notre grand maître, c’est dur de boire du brandevin d’Égypte ». Il leur dit : « Est-ce que vous trouveriez à reprendre à ce que je vous dis ? » Ils dirent : « Notre grand maître, ce qui plaît au roi, qu’il le fasse ». Le roi dit : « Qu’on porte du brandevin d’Égypte sur le lac ! » Ils agirent selon l’ordre du roi. Le roi se lava avec ses enfants, et il n’y eut vin du monde avec eux, si ce n’est le brandevin d’Égypte ; le roi se délecta avec ses enfants, il but du vin en très grande quantité ; à cause de l’avidité que marquait le roi pour le brandevin d’Égypte, puis le roi s’endormit sur le lac, le soir de ce jour-là, car il avait fait apporter par les matelots un lit de repos sous une treille, au bord du lac.

Le matin arrivé, le roi ne put se lever à cause de la grandeur de l’ivresse dans laquelle il était plongé. Passée une heure sans qu’il pût se lever encore, les courtisans proférèrent une plainte disant : « Est-il possible que, s’il arrive au roi de s’enivrer autant qu’homme au monde, homme au monde ne puisse plus entrer vers le roi pour a une affaire ? » Les courtisans entrèrent donc au lieu où le roi était et ils dirent : « Notre grand maître, quel est le désir qui possède le roi ? » Le roi dit : « Il me plaît m’enivrer beaucoup… N’y a-t-il personne parmi vous qui puisse me conter une histoire, afin que je puisse me tenir éveillé par là ? » Or, il y avait un Frère royal parmi les courtisans dont le nom était Péoun, et qui connaissait beaucoup d’histoires. Il s’avança devant le roi, il dit : « Notre grand maître, est-ce que le roi ignore l’aventure qui arriva à un jeune pilote à qui l’on donnait nom… ? »

Il arriva au temps du roi Psamitikou qu’il y eut un pilote marié : un autre pilote, à qui on donnait nom…, se prit d’amour pour la femme du premier, à qui on donnait nom Taônkh…, et elle l’aimait et il l’aimait.

Il arriva qu’un jour le roi le fit venir dans la barque nommée… ce jour-là. Passée la fête, un grand désir le prit… que lui avait donné le roi ; il dit : « … », et on le fit entrer en présence du roi. Il arriva à sa maison, il se lava avec sa femme, il ne put boire comme à l’ordinaire ; arriva l’heure de se coucher tous les deux, il ne put la connaître, par l’excès de la douleur où il se trouvait. Elle lui dit : « Que t’est-il arrivé sur le fleuve ?… »

*

* *

La publication d’un fac-similé exact nous permettra peut-être un jour de traduire complètement les dernières lignes. J’essaierai, en attendant, de commenter le petit épisode du début, celui qui servait de cadre à l’histoire du Matelot.

Le roi Ahmasi, l’Amasis des Grecs, veut boire une sorte de liqueur que le texte nomme toujours Kolobi d’Égypte, sans doute par opposition aux liqueurs d’origine étrangère que le commerce importait en grandes quantités. M. Révillout conjecture que le Kolobi d’Égypte pourrait bien être le vin âpre du Fayoum ou de Maréa. On pourrait penser que le Kolobi n’était pas fabriqué avec du raisin, auquel cas il y aurait lieu de le comparer à l’espèce de bière que les-Grecs nommaient Koumi . Je suis assez porté à croire que ce breuvage, si dur à boire et dont l’ivresse rend le roi incapable de travail, n’était pas un vin naturel. Peut-être doit-on y reconnaître un vin singulier dont parle Pline et dont le nom grec ekbolas pourrait être une assonance lointaine du terme égyptien kolobi. Peut-être encore désignait-on de la sorte des vins si chargés d’alcool qu’on pouvait les enflammer comme nous faisons l’eau-de-vie : c’est cette seconde hypothèse que j’ai admise et qui m’a décidé à choisir le terme inexact de brandevin pour rendre kolobi .

La scène se passe sur un lac, mais je ne crois point qu’il s’agisse ici du lac Maréotis ni d’aucun des lacs naturels du Delta. Le terme shi, lac, est appliqué perpétuellement, dans les écrits égyptiens, aux pièces d’eau artificielles dont les riches particuliers aimaient à orner leur jardin. On souhaite souvent au mort, comme suprême faveur, qu’il puisse se promener en paix sur les rives de la pièce d’eau qu’il s’est creusée dans son jardin, et l’on n’a point besoin d’être demeuré longtemps en Égypte pour comprendre l’opportunité d’un souhait pareil. Les peintures des tombeaux thébains nous montrent le défunt assis au bord de son étang ; plusieurs tableaux prouvent d’ailleurs que ces étangs étaient parfois placés dans le voisinage immédiat de vignes et d’arbres fruitiers. L’une des histoires magiques que le conte de Chéops renferme nous a enseigné que les palais royaux avaient leur shi, tout comme les maisons de simples particuliers. Ils étaient ordinairement de dimensions très restreintes : celui de Sanafrouî était pourtant bordé de campagnes fleuries et il présentait assez de surface pour suffire aux évolutions d’une barque montée par vingt femmes et par un pilote. L’auteur du récit démotique ne fait donc que rappeler un petit fait de vie courante, lorsqu’il nous dépeint Ahmasi buvant du vin sur le lac de sa villa ou de son palais et passant la nuit sous une treille au bord de l’eau. Un passage de Plutarque, où l’on raconte que Psammétique fut le premier à boire du vin, semble montrer qu’Ahmasi n’était pas le seul à qui l’on prêtât des habitudes de ce genre. Peut-être avait-on raconté de Psammétique les mêmes histoires d’ivresse qu’on attribue ici à l’un de ses successeurs : l’auteur à qui Plutarque empruntait son renseignement aurait connu le Conte du Matelot ou un conte de cette espèce, dans lequel Psammétique Ier tenait le personnage du Pharaon ivrogne. Les récits d’Hérodote nous prouvent du moins qu’Amasis était, à l’époque persane, celui des rois saïtes à qui l’on prêtait le rôle le plus ignoble : j’y vois la conséquence naturelle de la haine que lui portaient la classe sacerdotale et les partisans de la vieille famille saïte. Ces bruits avaient-ils quelque fondement dans la réalité, et les contes recueillis par Hérodote n’étaient-ils que l’exagération maligne d’une faiblesse du prince ? Les scribes égyptiens devenaient éloquents lorsqu’ils discouraient sur l’ivresse, et ils mettaient volontiers leurs élèves et leurs subordonnés en garde contre les maisons d’almées et les hôtels où l’on boit de la bière. L’ivresse n’en était pas moins un vice fréquent chez les gens de condition élevée, même chez les femmes ; les peintres qui décoraient les tombeaux thébains n’hésitaient pas à en noter les effets avec fidélité. Si donc rien ne s’oppose à ce qu’un Pharaon comme Ahmasi ait eu du goût pour le vin, rien non plus, sur les monuments connus, ne nous autorise à affirmer qu’il ait péché par ivrognerie. Je me permettrai, jusqu’à nouvel ordre, de considérer les données que le conte démotique et les contes recueillis par Hérodote nous fournissent sur son caractère comme tout aussi peu authentiques que celles que les histoires de Sésostris ou de Chéops nous fournissent sur le caractère de Khoufouî et de Ramsès II.

Share on Twitter Share on Facebook