L’AVENTURE DU SCULPTEUR PÉTÊSIS ET DU ROI NECTONABO

(ÉPOQUE PTOLÉMAÏQUE)

Le papyrus grec qui nous a conservé ce conte faisait primitivement partie de la collection Anastasi. Acquis par le musée de Leyde en 1829, il y fut découvert et analysé par :

Reuvens, Lettres à M. Letronne sur les Papyrus bilingues et grecs et sur quelques autres monuments gréco-égyptiens du Musée d’antiquités de Leyde, Leyde, 1830, in-4°, 76-79.

Il fut ensuite publié entièrement, traduit et commenté par :

Leemans, Papyri Graeci Musæi antiquari publici Lugduni Batavi, Lugduni Batavorum, 1833, p. 122-129.

Il a été étudié depuis lors par : (U. Wilcken, der Traum des Königs Nektonabos (extrait du volume des Mélanges Nicole, p. 579-596), in-8°, Genève, 1906, 18 p. et par St. Witkowski, In Somnium Nectanebi (Pap. Leid. U), observationes aliquot scripsit (extrait de l’Eos, t. XIV, pp. 11-18), in-8°, Léopold, 1908, 8 p.

La forme des caractères et la contexture du papyrus avaient déterminé Leemans à placer l’écriture du morceau dans la seconde moitié du deuxième siècle avant notre ère : Wilcken l’a reportée à la première moitié du même siècle, et il l’attribuerait volontiers à un personnage qui vivait alors dans le cercle des reclus du Sérapéum. La partie conservée se compose de cinq colonnes de longueur inégale. La première, fort étroite, comptait douze lignes ; quelques mots seulement y sont lisibles, qui permettent de rétablir par conjecture le titre du conte, « du sculpteur Pétêsis au roi Nectonabo. » La seconde et la quatrième comptaient vingt et une lignes chacune, la troisième vingt-quatre. La cinquième ne contient que quatre lignes, après lesquelles le récit s’interrompt brusquement au milieu d’une phrase, comme la Querelle d’Apôpi et de Saqnounrîya au Papyrus Sallier n°  1. Le scribe s’est amusé à dessiner un bonhomme contrefait au-dessous de l’écriture et il a laissé son histoire inachevée.

L’écrivain à qui nous devons ce morceau ne l’avait pas rédigé lui-même, d’après un récit qui lui en aurait été fait par un conteur de profession : les erreurs dont son texte est rempli prouvent qu’il l’avait copié, et d’après un assez mauvais manuscrit. Le prototype était-il conçu en langue égyptienne ? Les mots égyptiens qu’on trouve dans la rédaction actuelle l’indiquent suffisamment. Le sculpteur Pétêsis nous est inconnu. Le roi Nectanébo, dont le nom est vocalisé ici Nectonabo, était célèbre chez les Grecs de l’époque alexandrine, comme magicien et comme astrologue : il était donc tout indiqué pour avoir un rêve tel que celui que le conte lui prête. L’ouvrage démotique d’où j’ai extrait l’Histoire du matelot renferme de longues imprécations dirigées contre lui. Le roman d’Alexandre, écrit longtemps après par le pseudo-Callisthène, prétend qu’il fut père du conquérant Alexandre, aux lieu et place de Philippe le Macédonien. Le conte de Leyde, transcrit deux cents ans environ après sa mort, est, jusqu’à présent, le premier connu des récits plus ou moins romanesques qui coururent sur lui dans l’antiquité et pendant la durée du Moyen-Âge.

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L’an XVI, le 21 de Pharmouti, dans la nuit de pleine lune qui va au 22, le roi Nectonabo, qui présidait à Memphis, ayant fait un sacrifice et prié les dieux de lui montrer l’avenir, imagina qu’il voyait en songe le bateau de papyrus appelé Rhôps en égyptien aborder à Memphis : il y avait sur ce bateau un grand trône, et sur le trône était assise la glorieuse, la distributrice bienfaisante des fruits de la terre, la reine des dieux, Isis, et tous les dieux de l’Égypte se tenaient debout autour d’elle, à sa droite et à sa gauche. L’un d’eux s’avança au milieu de l’assemblée, dont le roi estima la hauteur à vingt coudées, celui qu’on nomme Onouris en égyptien, Arès en grec, et, se prosternant, il parla ainsi : « Viens à moi, déesse des dieux, toi qui as le plus de puissance sur la terre, qui commandes à tout ce qui est dans l’univers et qui préserves tous les dieux, ô Isis, sois miséricordieuse et m’écoute. Ainsi que tu l’as ordonné, j’ai gardé le pays sans faillir, et, bien que jusqu’à présent je me sois donné toute peine pour le roi Nectonabo, Samaous, entre les mains de qui tu as constitué l’autorité, a négligé mon temple et il s’est montré contraire à mes lois. Je suis hors de mon propre temple, et les travaux du sanctuaire appelé Phersô sont à moitié inachevés par la méchanceté du souverain ». La reine des dieux, ayant ouï ce qui vient d’être dit, ne répondit rien.

Ayant vu le songe, le roi s’éveilla et il ordonna en hâte qu’on envoyât à Sébennytos de l’intérieur, mander le grand-prêtre et le prophète d’Onouris. Quand ils furent arrivés à la salle d’audience, le roi leur demanda : « Quels sont les travaux en suspens dans le sanctuaire appelé Phersô ? » Comme ils lui dirent : « Tout est terminé, sauf la gravure des textes hiéroglyphiques sur les murs de pierre », il ordonna en hâte qu’on écrivît aux principaux temples de l’Égypte pour mander les sculpteurs sacrés. Quand ils furent arrivés selon l’ordre, le roi leur demanda qui était parmi eux le plus habile, celui qui pourrait terminer promptement les travaux en suspens dans le sanctuaire appelé Phersô ? Cela dit, celui de la ville d’Aphrodite, du nome Aphroditopolite, le nommé Pétêsis, fils d’Ergeus, se leva et dit qu’il pourrait terminer tous les travaux en peu de jours. Le roi interrogea de même tous les autres, et ils affirmèrent que Pétêsis disait vrai, et qu’il n’y avait pas dans le pays entier un homme qui l’approchât en ingéniosité. C’est pourquoi le roi lui adjugea les travaux en question, et il lui confia ensemble de grandes sommes, et il lui recommanda de s’arranger pour avoir terminé l’ouvrage en peu de jours, ainsi qu’il l’avait dit lui-même selon la volonté du dieu. Pétêsis, après avoir reçu beaucoup d’argent, se rendit à Sébennytos, et comme il était par nature biberon insigne, il résolut de se donner du bon temps avant de se mettre à l’œuvre.

Or il lui arriva, comme il se promenait dans la partie méridionale du temple, de rencontrer la fille d’un parfumeur, qui était la plus belle de celles qui se distinguaient par leur beauté en cet endroit…

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Le récit s’arrête au moment même où l’action s’engage. La rencontre faite par Pétêsis dans la partie méridionale du temple rappelle immédiatement à l’esprit celle que Satni avait faite sur le parvis du temple de Phtah. On peut en conclure, si l’on veut, que l’auteur avait introduit dans son roman une héroïne du genre de Tboubouî. Peut-être l’intrigue reposait-elle entière sur l’engagement un peu fanfaron que l’architecte avait pris de terminer les travaux de Phersô en cent jours. Le dieu Onouris, mécontent de voir Pétêsis débuter par le plaisir dans une œuvre sainte, ou simplement désireux de lui infliger une leçon, lui dépêchait une tentatrice qui lui faisait perdre son temps et son argent. Il y a place pour bien des conjectures. Le plus sûr est de ne s’arrêter à aucune d’elles et d’avouer que rien, dans les parties conservées, ne nous permet de déterminer avec une certitude suffisante quelles étaient les péripéties du drame ou son dénoûment.

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