I

L’examen en soulève diverses questions difficiles à résoudre. Et d’abord de quelle manière ont-ils été composés ? Ont-ils été inventés du tout par leur auteur ? ou celui-ci en a-t-il emprunté la substance à des œuvres préexistantes qu’il a juxtaposées ou fondues pour en fabriquer une fable nouvelle ? Plusieurs sont venus certainement d’un seul jet et ils constituent des pièces originales, les Mémoires de Sinouhît, le Naufragé, la Ruse de Thoutîyi contre Joppé, le Conte du prince prédestiné. Une action unique s’y poursuit de la première ligne à la dernière, et si des épisodes s’y rallient en chemin, ils ne sont que le développement nécessaire de la donnée maîtresse, les organes sans lesquels elle ne pourrait atteindre le dénouement saine et sauve. D’autres au contraire se divisent presque naturellement en deux morceaux, trois au plus, qui étaient indépendants à l’origine, et entre lesquels le conteur a établi un lien souvent arbitraire afin de les disposer dans un même cadre. Ainsi ceux qui traitent de Satni-Khâmoîs contiennent chacun le sujet de deux romans, celui de Nénoferképhtah et celui de Tboubouî dans le premier, celui de la descente aux enfers et celui des magiciens éthiopiens dans le second. Toutefois l’exemple le plus évident d’une composition artificielle nous est fourni jusqu’à présent par le conte de Chéops et des magiciens.

Il se résout dès l’abord en deux éléments : l’éloge de plusieurs magiciens morts ou vivants, et une version miraculeuse des faits qui amenèrent la chute de la IVe et l’avènement de la Ve dynastie. Comment l’auteur fut-il amené à les combiner, nous le saurions peut-être si nous possédions encore les premières pages du manuscrit ; en l’état, il est hasardeux de rien conjecturer. Il paraît pourtant qu’ils n’ont pas été fabriqués tout d’une fois mais que l’œuvre s’est constituée comme à deux degrés. Il y avait, dans un temps que nous ne pouvons déterminer encore, une demi-douzaine d’histoires qui couraient à Memphis ou dans les environs et qui avaient pour héros des sorciers d’époque lointaine. Un rapsode inconnu s’avisa d’en compiler un recueil par ordre chronologique, et pour mener à bien son entreprise, il eut recours à l’un des procédés les plus en honneur dans les littératures orientales. Il supposa que l’un des Pharaons populaires, Chéops, eut un jour la fantaisie de demander à ses fils des distractions contre l’ennui qui le rongeait. Ceux-ci s’étaient levés devant lui l’un après l’autre, et ils lui avaient vanté tour à tour la prouesse de l’un des sorciers d’autrefois ; seul Dadoufhorou, le dernier d’entre eux, avait entamé l’éloge d’un vivant. En considérant les choses de plus près on note que les sages étaient des hommes au livre ou au rouleau en chef de Pharaon, c’est-à-dire des gens en place, qui tenaient leur rang dans la hiérarchie, tandis que le contemporain, Didou, ne porte aucun titre. Il était un simple provincial parvenu à l’extrême vieillesse sans avoir brigué jamais la faveur de la cour ; si le prince le connaissait, c’est qu’il était lui-même un adepte, et qu’il avait parcouru l’Égypte entière à la recherche des écrits antiques ou des érudits capables de les interpréter. Il se rend donc chez son protégé et il l’amène à son père pour opérer un miracle plus étonnant que ceux de ses prédécesseurs : Didou refuse de toucher à un homme, mais il ressuscite une oie, il ressuscite un bœuf, puis il rentre au logis comblé d’honneurs. Le premier recueil s’arrêtait ici à coup sûr, et il formait une œuvre complète en soi. Mais il y avait, dans le même temps et dans la même localité, une histoire de trois jumeaux fils du Soleil et d’une prêtresse de Râ, qui seraient devenus les premiers rois de la Ve dynastie. Didou y jouait-il un rôle dès le début ? En tout cas, l’auteur à qui nous devons la rédaction actuelle le choisit pour ménager la transition entre les deux chroniques. Il supposa qu’après avoir assisté à la résurrection de l’oie et du bœuf, Chéops avait requis Didou de lui procurer les livres de Thot. Didou ne se refuse pas à confesser qu’il les connaît, mais il déclare aussi qu’un seul homme est capable d’en assurer la possession au roi, l’aîné des trois garçons qu’une prêtresse de Râ porte actuellement dans son sein, et qui sont prédestinés à régner au bout de quatre générations. Chéops s’émeut de cette révélation, ainsi qu’il est naturel, et il s’informe de la date à laquelle les enfants naîtront : Didou la lui indique, il regagne son village et l’auteur, l’y laissant, s’attache sans plus tarder aux destinées de la prêtresse et de sa famille.

Il ne s’était pas torturé longuement l’esprit à chercher sa transition, et il avait eu raison, car ses auditeurs ou ses lecteurs n’étaient pas exigeants sur le point de la composition littéraire. Ils lui demandaient de les amuser, et pourvu qu’il y réussît, ils ne s’inquiétaient pas des procédés qu’il y employait. Les romanciers égyptiens n’éprouvaient donc aucun scrupule à s’approprier les récits qui circulaient autour d’eux, et à les arranger selon leur guise, les compliquant au besoin d’incidents étrangers à la rédaction première, ou les réduisant à n’être plus qu’un épisode secondaire dans un cycle différent de celui auquel ils appartenaient par l’origine. Beaucoup des éléments qu’ils combinaient présentent un caractère nettement égyptien, mais ils en utilisaient aussi qu’on rencontre dans les littératures des peuples voisins et qu’ils avaient peut-être empruntés au dehors. On se rappelle, dans l’Évangile selon saint Luc, cet homme opulent, vêtu de pourpre et de fin lin, qui banquetait somptueusement chaque jour, tandis qu’à sa porte Lazare, rongé d’ulcères, se consumait en vain du désir de ramasser seulement les miettes qui tombaient de la table du riche. « Or, il arriva que le mendiant, étant mort, fut emporté au ciel par les anges, et que le riche mourut aussi et fut enterré pompeusement ; au milieu des tortures de l’enfer, il leva les yeux, et il aperçut très loin Lazare, en paix dans le sein d’Abraham ». On lit, au second roman de Satni-Khâmoîs, une version égyptienne de la parabole évangélique, mais elle y est dramatisée et amalgamée à une autre conception populaire, celle de la descente d’un vivant aux enfers. Sans insister sur ce sujet pour le moment, je dirai que plusieurs des motifs développés par les écrivains égyptiens leur sont communs avec les conteurs des nations étrangères, anciennes ou modernes. Analysez le Conte des deux Frères et appliquez-vous à en définir la structure intime : vous serez étonnés de voir à quel point il ressemble pour la donnée et pour les détails à certains des récits qui ont cours chez beaucoup d’autres nations.

Il se dédouble à première vue : le conteur, trop paresseux ou trop dénué d’imagination pour inventer une fable, en avait choisi deux ou plus parmi celles que ses prédécesseurs lui avaient transmises, et il les avait soudées bout à bout de façon plus ou moins maladroite, en se contentant d’y introduire quelques menus incidents qui pussent faciliter le contact entre elles. L’Histoire véridique de Satni-Khâmoîs est de même un ajustage de deux romans, la descente aux Enfers, et l’aventure du roi Siamânou ; le rédacteur les a reliés en supposant que le Sénosiris du premier réincarnait l’Horus qui était le héros du second. Le Conte des deux Frères met d’abord en scène deux frères, l’un marié, l’autre célibataire, qui habitent ensemble et qui s’occupent aux mêmes travaux. La femme de l’aîné s’éprend du cadet sur le vu de sa force, et elle profite de l’absence du mari pour s’abandonner à un accès de passion sauvage. Baîti refuse ses avances brutalement ; elle l’accuse de viol, et elle le charge avec tant d’adresse que le mari se décide à le tuer en trahison. Les bœufs qu’il rentrait à l’étable l’ayant averti du danger, il s’enfuit, il échappe à la poursuite grâce à la protection du soleil, il se mutile, il se disculpe, mais il refuse de revenir à la maison commune et il s’exile au Val de l’Acacia : Anoupou, désespéré, rentre chez lui, il égorge la calomniatrice, puis il « demeure en deuil de son petit frère ».

Jusqu’à présent, le merveilleux ne tient pas trop de place dans l’action : sauf quelques discours prononcés par les bœufs et l’apparition, entre les deux frères, d’une eau remplie de crocodiles, le narrateur s’est servi surtout de moyens empruntés à l’ordinaire de la vie. La suite n’est que prodiges d’un bout à l’autre. Baîti s’est retiré au Val pour vivre dans la solitude, et il a déposé son cœur sur une fleur de l’Acacia. C’est une précaution des plus naturelles. On enchante son cœur, on le place en lieu sûr, au sommet d’un arbre par exemple ; tant qu’il y restera, aucune force ne prévaudra contre le corps qu’il anime quand même. Cependant, les dieux, descendus en visite sur la terre, ont pitié de l’isolement de Baîti et ils lui fabriquent une femme. Comme il l’aime éperdument, il lui confie son secret, et il lui enjoint de ne pas quitter la maison ; car le Nil qui arrose la vallée est épris de sa beauté et ne manquerait pas à vouloir l’enlever. Cette confidence faite, il s’en va à la chasse, et elle lui désobéit aussitôt : le Nil l’assaille et s’emparerait d’elle, si l’Acacia, qui joue le rôle de protecteur on ne sait trop comment, ne la sauvait en jetant à l’eau une boucle de ses cheveux. Cette épave, charriée jusqu’en Égypte, est remise à Pharaon, et Pharaon, conseillé par ses magiciens, envoie ses gens à la recherche de la fille des dieux. La force échoue la première fois ; à la seconde la trahison réussit, on coupe l’Acacia, et sitôt qu’il est à bas Baîti meurt. Trois années durant il reste inanimé ; la quatrième, il ressuscite avec l’aide d’Anoupou et il songe à tirer vengeance du crime dont il est la victime. C’est désormais entre l’épouse infidèle et le mari outragé une lutte d’adresse magique et de méchanceté. Baîti se change en taureau : la fille des dieux obtient qu’on égorge le taureau. Le sang, touchant le sol, en fait jaillir deux perséas qui trouvent une voix pour dénoncer la perfidie : la fille des dieux obtient qu’on abatte les deux perséas, qu’on en façonne des meubles, et, pour mieux goûter sa vengeance, elle assiste à l’opération. Un copeau, envolé sous l’herminette des menuisiers, lui entre dans la bouche ; elle l’avale, elle conçoit, elle accouche d’un fils qui succède à Pharaon ; et qui est Baîti réincarné. À peine monté sur le trône, il rassemble les conseillers de la couronne et il leur expose ses griefs, puis il envoie au supplice celle qui, après avoir été sa femme, était devenue sa mère malgré elle. Somme toute, il y a dans ce seul conte l’étoffe de deux romans distincts, dont le premier met en scène la donnée du serviteur accusé par la maîtresse qu’il a dédaignée, tandis que le second dépeint les métamorphoses du mari trahi par sa femme. La fantaisie populaire les a réunis par le moyen d’un troisième motif, celui de l’homme ou du démon qui cache son cœur et meurt lorsqu’un ennemi le découvre. Avant de s’expatrier, Baîti a déclaré qu’un malheur lui arriverait bientôt, et il a décrit les prodiges qui doivent annoncer la mauvaise nouvelle à son frère. Ils s’accomplissent au moment où l’Acacia tomba et Anoupou part d’urgence à la recherche du cœur : l’aide qu’il prête en cette circonstance compense la tentative de meurtre du début, et elle forme la liaison entre les deux contes.

La tradition grecque, elle aussi, avait ses fables où le héros est tué ou menacé de mort pour avoir refusé les faveurs d’une femme adultère, Hippolyte, Pélée, Phinée. Bellérophon, fils de Glaucon, « à qui donnèrent les dieux la beauté et une aimable vigueur », avait résisté aux avances de la divine Antéia, et celle-ci, furieuse, s’adressa au roi Prœtos : « Meurs, Prœtos, ou tue Bellérophon, car il a voulu s’unir d’amour avec moi, qui n’ai point voulu ». Prœtos expédia le héros en Lycie, où il comptait que la Chimère le débarrasserait de lui. La Bible raconte en détail une aventure analogue au récit égyptien. Joseph vivait dans la maison de Putiphar comme Baîti dans celle d’Anoupou : « Or il était beau de taille et de figure. Et il arriva à quelque temps de là que la femme du maître de Joseph jeta ses yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi ! » Mais il s’y refusa et lui répondit : « Vois-tu, mon maître ne se soucie pas, avec moi, de ce qui se passe dans sa maison, et il m’a confié tout son avoir. Lui-même n’est pas plus grand que moi dans cette maison, et il ne m’a rien interdit si ce n’est toi, puisque tu es sa femme. Comment donc commettrais-je ce grand crime, ce péché contre Dieu ? » Et quoiqu’elle parlât ainsi à Joseph tous les jours, il ne l’écouta point et il refusa de coucher avec elle et de rester avec elle. Or, il arriva un certain jour qu’étant entré dans la chambre pour y faire sa besogne, et personne des gens de la maison ne s’y trouvant, elle le saisit par ses habits en disant : « Couche avec moi ! » Mais il laissa son habit entre ses mains et il sortit en toute hâte. Alors, comme elle vit qu’il avait laissé son habit entre ses mains et qu’il s’était hâté de sortir, elle appela les gens de sa maison et elle leur parla en ces termes : « Voyez donc, on nous a amené là un homme hébreu pour nous insulter. Il est entré chez moi pour coucher avec moi, mais j’ai poussé un grand cri, et quand il m’entendit élever la voix pour crier, il laissa son habit auprès de moi et il sortit en toute hâte ». Et elle déposa l’habit près d’elle, jusqu’à ce que son maître fût rentré chez lui ; puis elle lui tint le même discours, en disant : « Il est entré chez moi, cet esclave hébreu que tu nous as amené, pour m’insulter, et quand j’élevai la voix pour crier, il laissa son habit auprès de moi et il se hâta de sortir ». Quand son maître eut entendu les paroles de sa femme qu’elle lui adressait en disant : « Voilà ce que m’a fait ton esclave ! » il se mit en colère, et il le prit, et il le mit en prison, là où étaient enfermés les prisonniers du roi. Et il resta là dans cette prison. La comparaison avec le Conte des deux Frères est si naturelle que M. de Rougé l’avait instituée dès 1852. Mais la séduction tentée, les craintes de la coupable, sa honte, la vengeance qu’elle essaie de tirer sont données assez simples pour s’être présentées à l’esprit des conteurs populaires, indépendamment et sur plusieurs points du globe à la fois. Il n’est pas nécessaire de reconnaître dans l’aventure de Joseph la variante d’une histoire, dont le Papyrus d’Orbiney nous aurait conservé la version courante à Thèbes, vers la fin de la XIXe dynastie.

Peut-être convient-il de traiter avec la même réserve un conte emprunté aux Mille et une Nuits, et qui n’est pas sans analogie avec le nôtre. Le thème primitif y est dédoublé et aggravé d’une manière singulière : au lieu d’une belle-sœur qui s’offre à son beau-frère, ce sont deux belles-mères qui essaient de débaucher les fils de leur mari commun. Le prince Kamaralzaman avait eu Amgiâd de la princesse Bâdour et Assâd de la princesse Haïât-en-néfous. Amgiâd et Assâd étaient si beaux que, dès l’enfance ; ils inspirèrent aux sultanes une tendresse incroyable. Les années écoulées, ce qui semblait affection maternelle éclate en passion violente : au lieu de combattre leur ardeur criminelle, Bâdour et Haïât-en-néfous se concertent et elles déclarent leur amour par lettres de haut style. Évincées avec mépris, elles craignent une dénonciation. À l’exemple de la femme d’Anoupou, elles prétendent qu’on a voulu leur faire violence, elles pleurent, elles crient, elles se couchent ensemble dans un même lit, comme si la résistance avait épuisé leurs forces. Le lendemain matin, Kamaralzaman, revenu de la chasse, les trouve plongées dans les larmes et leur demande la cause de leur douleur. On devine la réponse : « Seigneur, la peine qui nous accable est de telle nature que nous ne pouvons plus supporter la lumière du jour, après l’outrage dont les deux princes vos enfants se sont rendus coupables à notre égard. Ils ont eu, pendant votre absence ; l’audace d’attenter à notre honneur ». Colère du père, sentence de mort contre les fils : le vieil émir chargé de l’exécuter ne l’exécute point, sans quoi il n’y aurait plus de conte. Kamaralzaman ne tarde pas à reconnaître l’innocence d’Amgiâd et d’Assâd : cependant, au lieu de tuer ses deux femmes comme Anoupou la sienne, il se borne à les emprisonner pour le restant de leurs jours. C’est la donnée du Conte des deux Frères, mais adaptée aux besoins de la polygamie musulmane : à se modifier de la sorte, elle n’a gagné ni en intérêt, ni en moralité.

Les versions du deuxième conte sont plus nombreuses et plus curieuses. On les rencontre partout, en France, en Italie, dans les différentes parties de l’Allemagne, en Transylvanie, en Hongrie, en Russie et dans les pays slaves, chez les Roumains, dans le Péloponèse, en Asie-Mineure, en Abyssinie, dans l’Inde. En Allemagne, Baîti est un berger, possesseur d’une épée invincible. Une princesse lui dérobe son talisman ; il est vaincu, tué, coupé en morceaux, puis rendu à la vie par des enchanteurs qui lui concèdent la faculté de « revêtir toutes les formes qui lui plairont ». Il se change en cheval. Vendu au roi ennemi et reconnu par la princesse qui insiste pour qu’on le décapite, il intéresse à son sort la cuisinière du château : « Quand on me tranchera la tête, trois gouttes de mon sang sauteront sur ton tablier ; tu les mettras en terre pour l’amour de moi ». Le lendemain, un superbe cerisier avait poussé à l’endroit même où les trois gouttes avaient été enterrées. La princesse coupe le cerisier ; la cuisinière ramasse trois copeaux et les jette dans l’étang où ils se transforment en autant de canards d’or. La princesse en tue deux à coups de flèche, s’empare du troisième et l’emprisonne dans sa chambre ; pendant la nuit, le canard reprend l’épée et disparaît. En Russie, Baîti s’appelle Ivan, fils de Germain le sacristain. Il trouve une épée magique dans un buisson, il va guerroyer contre les Turcs qui avaient envahi le pays d’Arinar, il en tue quatre-vingt mille, cent mille, puis il reçoit pour prix de ses exploits la main de Cléopâtre, fille du roi. Son beau-père meurt, le voilà roi à son tour, mais sa femme le trahit et livre l’épée aux Turcs ; quand Ivan désarmé a péri dans la bataille, elle s’abandonne au sultan comme la fille des dieux à Pharaon. Cependant, Germain le sacristain, averti par un flot de sang qui jaillit au milieu de l’écurie, part et recueille le cadavre. « Si tu veux le ranimer, dit son cheval, ouvre mon ventre, arrache mes entrailles, frotte le mort de mon sang, puis, quand les corbeaux viendront me dévorer, prends-en un et oblige-le à t’apporter l’eau merveilleuse de vie ». Ivan ressuscite et renvoie son père : « Retourne à la maison ; moi je me charge de régler mon compte avec l’ennemi ». En chemin, il aperçoit un paysan : « Je me changerai pour toi en un cheval merveilleux, avec une crinière d’or : tu le conduiras devant le palais du sultan, ». Le sultan voit le cheval, l’enferme à l’écurie et ne se lasse pas de l’aller admirer. « Pourquoi, seigneur, lui dit Cléopâtre, es-tu toujours aux écuries ? – J’ai acheté un cheval qui a une crinière d’or. – Ce n’est pas un cheval, c’est Ivan, le fils du sacristain : commande qu’on le tue ». Un bœuf au pelage d’or naît du sang du cheval : Cléopâtre le fait égorger. De la tête du taureau naît un pommier aux pommes d’or : Cléopâtre le fait abattre. Le premier copeau qui s’envole du tronc sous la hache se métamorphose en un canard magnifique. Le sultan ordonne qu’on lui donne la chasse et il se jette lui-même à l’eau pour l’attraper, mais le canard s’échappe vers l’autre rive. Il y reprend sa figure d’Ivan, avec des habits de sultan, il jette sur un bûcher Cléopâtre et son amant, puis il règne à leur place.

Voilà bien, à plus de trois mille ans d’intervalle, les grandes lignes de la version égyptienne. Si l’on voulait se donner la peine d’en examiner les détails, les analogies se révéleraient partout presque aussi fortes. La boucle de cheveux enivre Pharaon de son parfum ; dans un récit breton, la mèche de cheveux lumineuse de la princesse de Tréménéazour rend amoureux le roi de Paris. Baîti place son cœur sur la fleur de l’Acacia ; dans le Pantchatantra, un singe raconte qu’il ne quitte jamais sa forêt sans laisser son cœur caché au creux d’un arbre. Anoupou est averti de la mort de Baîti par un intersigne convenu à l’avance, du vin et de la bière qui se troublent ; dans divers contes européens, un frère partant en voyage annonce à son frère que, le jour où l’eau d’une certaine fiole se troublera, on saura qu’il est mort. Et ce n’est pas seulement la littérature populaire qui possède l’équivalent de ces aventures : les religions de la Grèce et de l’Asie occidentale renferment des légendes qu’on peut leur comparer presque point par point. Pour ne citer que le mythe phrygien, Atys dédaigne l’amour de la déesse Cybèle, comme Baîti celui de la femme d’Anoupou, et il se mutile comme Baîti ; de même aussi que Baîti en arrive de changement en changement à n’être plus qu’un perséa, Atys se transforme en pin. Toutefois ni Anoupou, ni Baîti ne sont des dieux ou des héros venus à l’étranger. Le premier est allié de près au dieu chien des Égyptiens, et le second porte le nom d’une des divinités les plus vieilles de l’Égypte archaïque, ce Baîti à double buste et à double tête de taureau dont le culte s’était localisé de très bonne heure dans la Moyenne Égypte, à Saka du nome Cynopolite, à côté de celui d’Anubis : il fut plus tard considéré comme l’un des rois antérieurs à Ménés, et son personnage et son rôle mythique se confondirent dans ceux d’Osiris. D’autres ont fait ou feront mieux que moi les rapprochements nécessaires : j’en ai dit assez pour montrer que les deux éléments principaux existaient ailleurs qu’en Égypte et en d’autres temps qu’aux époques pharaoniques.

Y a-t-il dans tout cela une raison suffisante de déclarer qu’ils n’en sont pas ou qu’ils en sont originaires ? Un seul point me paraît hors de doute pour le moment : la version égyptienne est de beaucoup la plus vieille en date que nous ayons. Elle nous est parvenue en effet dans un manuscrit du XIIIe siècle avant notre ère, c’est-à-dire nombre d’années avant le moment où nous commençons à relever la trace des autres. Si le peuple égyptien en a emprunté les données ou s’il les a transmises au dehors, l’opération s’est accomplie à une époque plus ancienne encore que celle où la rédaction nous reporte ; qui peut dire aujourd’hui comment et par qui elle s’est faite ?

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