INTRODUCTION

Lorsque M. de Rougé découvrit en 1852 un conte d’époque pharaonique analogue aux récits des Mille et une Nuits, la surprise en fut grande, même chez les savants qui croyaient le mieux connaître l’Égypte ancienne. Les hauts personnages dont les momies reposent dans nos musées avaient un renom de gravité si bien établi, que personne au monde ne les soupçonnait de s’être divertis à de pareilles futilités, au temps où ils n’étaient encore momies qu’en espérance. Le conte existait pourtant ; le manuscrit avait appartenu à un prince, à un enfant de roi qui fut roi lui-même, à Sétoui II, fils de Ménéphtah, petit-fils de Sésostris. Une Anglaise, madame Élisabeth d’Orbiney, l’avait acheté en Italie, et comme elle traversait Paris au retour de son voyage, M. de Rougé lui en avait enseigné le contenu. Il y était question de deux frères dont le plus jeune, accusé faussement par la femme de l’autre et contraint à la fuite, se transformait en taureau, puis en arbre, avant de renaître dans le corps d’un roi. M. de Rougé avait paraphrasé son texte plus qu’il ne l’avait traduit. Plusieurs parties étaient analysées simplement, d’autres étaient coupées à chaque instant par des lacunes provenant, soit de l’usure du papyrus, soit de la difficulté qu’on éprouvait alors à déchiffrer certains groupes de signes ou à débrouiller les subtilités de la syntaxe : même le nom du héros était mal transcrit. Depuis, nul morceau de littérature égyptienne n’a été plus minutieusement étudié, ni à plus de profit. L’industrie incessante des savants en a corrigé les fautes et comblé les vides : aujourd’hui le Conte des deux Frères se lit couramment, à quelques mots près.

Il demeura unique de son espèce pendant douze ans. Mille reliques du passé reparurent au jour, listes de provinces conquises, catalogues de noms royaux, inscriptions funéraires, chants de victoire, des épîtres familières, des livres de comptes, des formules d’incantation magique, des pièces judiciaires, jusqu’à des traités de médecine et de géométrie, rien qui ressemblât à un roman. En 1864, le hasard des fouilles illicites ramena au jour, près de Déîr-el-Médinéh et dans la tombe d’un religieux copte, un coffre en bois qui contenait, avec le cartulaire d’un couvent voisin, des manuscrits qui n’avaient rien de monastique, les recommandations morales d’un scribe à son fils, des prières pour les douze heures de la nuit, et un conte plus étrange encore que celui des deux Frères. Le héros s’appelle Satni-Khâmoîs et il se débat contre une bande de momies parlantes, de sorcières, de magiciens, d’êtres ambigus dont on se demande s’ils sont morts ou vivants. Ce qui justifierait la présence d’un roman païen à côté du cadavre d’un moine, on ne le voit pas bien. On conjecture que le possesseur des papyrus a dû être un des derniers Égyptiens qui aient entendu quelque chose aux écritures anciennes ; lui mort, ses dévots confrères enfouirent dans sa fosse des grimoires auxquels ils ne comprenaient rien, et sous lesquels ils flairaient je ne sais quels pièges du démon. Quoi qu’il en soit, le roman était là, incomplet du début, mais assez intact par la suite pour qu’un savant accoutumé au démotique s’y orientât sans difficulté. L’étude de l’écriture démotique n’était pas alors très populaire parmi les égyptologues : la ténuité et l’indécision des caractères qui la composent, la nouveauté des formes grammaticales, l’aridité ou la niaiserie des matières, les effrayaient ou les rebutaient. Ce qu’Emmanuel de Rougé avait fait pour le papyrus d’Orbiney, Brugsch était seul capable de l’essayer pour le papyrus de Boulaq : la traduction qu’il en a imprimée, en 1867, dans la Revue archéologique, est si fidèle qu’aujourd’hui encore on y a peu changé .

Depuis lors, les découvertes se sont succédées sans interruption. En 1874, Goodwin, furetant au hasard dans la collection Harris que le Musée Britannique venait d’acquérir, mit la main sur les Aventures du prince prédestiné , et sur le dénouement d’un récit auquel il attribua une valeur historique, en dépit d’une ressemblance évidente avec certains des faits et gestes d’Ali Baba . Quelques semaines après, Chabas signalait à Turin ce qu’il pensait être les membres disjoints d’une sorte de rapsodie licencieuse et à Boulaq les restes d’une légende d’amour. Golénicheff déchiffra ensuite, à Saint-Pétersbourg, trois nouvelles dont le texte est inédit en partie jusqu’à présent. Puis Erman publia un long récit sur Chéops et les magiciens, dont le manuscrit, après avoir appartenu à Lepsius, est aujourd’hui au musée de Berlin. Krall recueillit dans l’admirable collection de l’archiduc Régnier, et il rajusta patiemment les morceaux d’une Emprise de la Cuirasse  ; Griffith tira des réserves du Musée Britannique un deuxième épisode du cycle de Satni-Khâmoîs , et Spiegelberg acquit pour l’Université de Strasbourg une version thébaine de la chronique du roi Pétoubastis . Enfin, on a signalé, dans un papyrus de Berlin, le début d’un roman fantastique trop mutilé pour qu’on en devine sûrement le sujet, et sur plusieurs ostraca dispersés dans les musées de l’Europe les débris d’une histoire de revenants. Ajoutez que certaines œuvres considérées au début comme des documents sérieux, les Mémoires de Sinouhît , les Plaintes du fellah , les négociations entre le roi Apôpi et le roi Saqnounrîya, la Stèle de la princesse de Bakhtan , le Voyage d’Ounamounou , sont en réalité des œuvres d’imagination pure. Même après vingt siècles de ruines et d’oubli, l’Égypte possède encore presque autant de contes que de poèmes lyriques ou d’hymnes adressés à la divinité.

Share on Twitter Share on Facebook