II

Que le fond soit ou ne soit pas étranger, la forme est toujours indigène, si par aventure il y eut emprunt du sujet, au moins l’assimilation fut-elle complète. Et d’abord les noms. Quelques-uns, Baîti et Anoupou, appartiennent à la religion ou à la légende : Anoupou est, je viens de le dire, en rapport avec Anubis, et son frère, Baîti, avec Baîti le double Taureau.

D’autres dérivent de l’histoire et ils rappellent le souvenir des plus célèbres parmi les Pharaons. L’instinct qui porte les conteurs de tous les pays et de tous les temps à choisir comme héros des rois ou des seigneurs de haut rang, s’associait en Égypte à un sentiment patriotique très vif. Un homme de Memphis, né au pied du temple de Phtah et grandi, pour ainsi dire, à l’ombre des Pyramides, était familier avec Khoufouî et ses successeurs : les bas-reliefs étalaient à ses yeux leurs portraits authentiques, les inscriptions énuméraient leurs titres et célébraient leur gloire. Sans remonter aussi loin que Memphis dans le passé de l’Égypte, Thèbes n’était pas moins riche en monuments : sur la rive droite comme sur la rive gauche du Nil, à Karnak et à Louxor comme à Gournah et à Médinét-Habou, les murailles parlaient à ses enfants de victoires remportées sur les nations de l’Asie ou de l’Afrique et d’expéditions lointaines au-delà des mers. Quand le conteur mettait des rois en scène, l’image qu’il évoquait n’était pas seulement celle d’un mannequin affublé d’oripeaux superbes : son auditoire et lui-même songeaient à ces princes toujours triomphants, dont la figure et la mémoire se perpétuaient vivantes au milieu d’eux. Il ne suffisait pas d’avancer que le héros était un souverain et de l’appeler Pharaon : il fallait dire de quel Pharaon glorieux on parlait, si c’était Pharaon Ramsès ou Pharaon Khoufouî, un constructeur de pyramides ou un conquérant des dynasties guerrières. La vérité en souffrait souvent. Si familiers qu’ils fussent avec les monuments, les Égyptiens qui n’avaient pas fait de leurs annales une étude attentive inclinaient assez à défigurer les noms et à brouiller les époques. Dès la XIIe dynastie, Sinouhît raconte ses aventures à un certain Khopirkérîya Amenemhaît, qui joint au nom propre Amenemhaît le prénom du premier Sanouosrît : on le chercherait en vain sur les listes officielles. Sanafrouî, de la IVe dynastie, est introduit dans le roman conservé à Saint-Pétersbourg avec Amoni de la XIe  ; Khoufouî, Khâfrîya et les trois premiers Pharaons de la Ve dynastie jouent les grands rôles dans les récits du papyrus Westcar ; Nabkéourîya, de la IXe, se montre dans l’un des papyrus de Berlin ; Ouasimarîya et Minibphtah de la XIXe , Siamânou de la XXIe avec un prénom Manakhphré qui rappelle celui de Thoutmôsis III, dans les deux Contes de Satni ; Pétoubastis de la XXVIe  ; Râhotpou et Manhapouriya dans un fragment d’histoire de revenant, et un roi d’Égypte anonyme dans le Conte du prince prédestiné. Les noms d’autrefois prêtaient au récit un air de vraisemblance qu’il n’aurait pas eu sans cela : une aventure merveilleuse, inscrite au compte de l’un des Ramsès, devenait plus probable qu’elle n’aurait été, si on l’avait attribuée à quelque bon bourgeois sans notoriété.

Il s’établit ainsi, à côté des annales officielles, une chronique populaire parfois bouffonne, toujours amusante. Le caractère des Pharaons et leur gloire même en souffrit : de même qu’il y eut dans l’Europe au moyen âge le cycle de Charlemagne où le rôle et l’esprit de Charlemagne furent dénaturés complètement, on eut en Égypte des cycles de Sésôstris et d’Osimandouas, des cycles de Thoutmôsis III, des cycles de Chéops, où la personne de Ramsès II, de Thoutmôsis III, de Chéops, se modifia au point de devenir souvent méconnaissable. Des périodes entières se transformèrent en sortes d’épopées romanesques, et l’âge des grandes invasions assyriennes et éthiopiennes fournit une matière inépuisable aux rapsodes : selon la mode ou selon leur propre origine, ils groupèrent les éléments que cette époque belliqueuse leur prodiguait autour des Saïtes Bocchoris et Psammétique, autour du Tanite Pétoubastis, ou autour du bédouin Pakrour, le grand chef de l’Est. Toutefois, Khoufouî est l’exemple le plus frappant peut-être que nous ayons de cette dégénérescence. Les monuments nous suggèrent de lui l’opinion la plus avantageuse. Il fut guerrier et il sût contenir les Nomades qui menaçaient les établissements miniers du Sinaï. Il fut constructeur et il bâtit en peu de temps, sans nuire à la prospérité du pays, la plus haute et la plus massive des Pyramides. Il fut dévot, il enrichit les dieux de statues en or et en matières précieuses, il restaura les temples anciens, il en édifia de nouveaux. Bref, il se montra le type accompli du Pharaon Memphite. Voilà le témoignage des documents contemporains, mais écoutez celui des générations postérieures, tel que les historiens grecs l’ont recueilli. Chez eux, Chéops est un tyran impie qui opprime son peuple et qui prostitue sa fille pour achever sa pyramide. Il proscrit les prêtres, il pille les temples, et il les tient fermés cinquante années durant. Le passage de Khoufouî à Chéops n’a pu s’accomplir en un jour, et, si nous possédions plus de la littérature égyptienne, nous en jalonnerions les étapes à travers les âges, comme nous faisons celui du Charlemagne des annalistes au Charlemagne des trouvères. Nous saisissons, avec le conte du Papyrus Westcar, un des moments de la métamorphose. Khoufouî n’y est déjà plus le Pharaon soumis religieusement aux volontés des dieux. Lorsque Râ se déclare contre lui et suscite les trois princes qui ont détrôné sa famille, il se ligue avec un magicien pour déjouer les projets du dieu ou pour en retarder l’exécution : on voit qu’il n’hésiterait pas à traiter les temples de Sakhîbou aussi mal que le Chéops d’Hérodote avait traité tous ceux de l’Égypte.

Ici, du moins, le roman n’emprunte pas le ton de l’histoire : sur la Stèle de la princesse de Bakhtan, il s’est entouré d’un appareil de noms et de dates combiné si habilement qu’il a réussi à revêtir les apparences de la vérité. Le thème fondamental n’y a rien d’essentiellement égyptien : c’est celui de la princesse possédée par un revenant ou par un démon, délivrée par un magicien, par un dieu ou par un saint. La variante égyptienne, en se l’appropriant, a mis en mouvement l’inévitable Ramsès II, et elle a profité du mariage qu’il contracta en l’an XXXIV de son règne avec la fille aînée de Khattousîl II, le roi des Khâti, pour transporter en Asie le théâtre principal de l’action. Elle le marie à la princesse presque un quart de siècle avant l’époque du mariage réel, et dès l’an XV, elle lui expédie une ambassade pour lui apprendre que sa belle-sœur Bintrashît est obsédée d’un esprit, dont seuls des magiciens habiles sont capables de la délivrer. Il envoie le meilleur des siens, Thotemhabi, mais celui-ci échoue dans ses exorcismes et il revient tout penaud. Dix années s’écoulent, pendant lesquelles l’esprit reste maître du terrain, puis en l’an XXVI, nouvelle ambassade : cette fois, une des formes, un des doubles de Khonsou consent à se déranger, et, partant en pompe pour l’étranger, il chasse le malin en présence du peuple de Bakhtan. Le prince, ravi, médite de garder le libérateur, mais un songe suivi de maladie a promptement raison de ce projet malencontreux, et l’an XXXIII, Khonsou rentre à Thèbes, chargé d’honneurs et de présents. Ce n’est pas sans raison que le roman affecte l’allure de l’histoire. Khonsou était demeuré très longtemps obscur et de petit crédit. Sa popularité, qui ne commença guère qu’à la fin de la XIXe dynastie, crût rapidement sous les derniers Ramessides : au temps des Tanites et des Bubastites, elle balançait presque celle d’Amon lui-même. Il n’en pouvait aller ainsi sans exciter la jalousie du vieux dieu et de ses partisans : les prêtres de Khonsou et ses dévots durent chercher naturellement dans le passé les traditions qui étaient de nature à rehausser son prestige. Je ne crois pas qu’ils aient fabriqué notre conte de toutes pièces. Il existait avant qu’ils songeassent à se servir de lui, et, les conquêtes de Ramsès en Asie, ainsi que son mariage exotique, le désignaient nécessairement pour être le héros d’une aventure dont une Syrienne était l’héroïne. Voilà pour le nom du roi : celui du dieu guérisseur était avant tout affaire de mode ou de piété individuelle, Khonsou étant la mode au temps que le conteur écrivait, c’est à sa statue qu’il confia l’honneur d’opérer la guérison miraculeuse. Les prêtres se bornèrent à recueillir ce roman si favorable à leur dieu ; ils lui donnèrent les allures d’un acte réel, et ils l’affichèrent dans le temple.

On conçoit que les égyptologues aient pris au sérieux les faits consignés dans une pièce qui s’offrait à eux avec toutes les apparences de l’authenticité : ils ont été victimes d’une fraude pieuse, comme nos archivistes lorsqu’ils se trouvent en face des chartes fausses d’une abbaye. On conçoit moins qu’ils se soient laissé tromper aux romans d’Apôpi ou de Thoutîyi. Dans le premier, qui est fort mutilé, le roi Pasteur Apôpi dépêche message sur message au thébain Saqnounrîya et le somme de chasser les hippopotames du lac de Thèbes qui l’empêchent de dormir. On ne se douterait guère que cette exigence bizarre sert de prétexte à une propagande religieuse : c’est pourtant la vérité. Si le prince de Thèbes refuse d’obéir, on l’obligera à renoncer au culte de Râ pour adopter celui de Soutekhou. Aussi bien la querelle d’Apôpi et de Saqnounrîya semble n’être que la variante locale d’un thème populaire dans l’Orient entier. « Les rois d’alors s’envoyaient les uns aux autres des problèmes à résoudre sur toutes sortes de matières, à condition de se payer une espèce de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondraient bien ou mal aux questions proposées ». C’est ainsi qu’Hiram de Tyr débrouillait par l’entremise d’un certain Abdémon les énigmes que Salomon lui intentait. Sans examiner ici les fictions diverses qu’on a établies sur cette donnée, j’en citerai une qui nous rend intelligible ce qui subsiste du récit égyptien. Le Pharaon Nectanébo expédie un ambassadeur à Lycérus, roi de Babylone, et à son ministre Ésope : « J’ay des cavales en Égypte qui conçoivent au hannissement des chevaux qui sont devers Babylone : qu’avez-vous à répondre là-dessus ? » Le Phrygien remit sa réponse au lendemain ; et, retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfants de prendre un chat et de le mener fouettant par les rues. Les Égyptiens, qui adorent cet animal, se trouvèrent extrêmement scandalisez du traitement que lon luy faisoit. Ils l’arracherent des mains des enfans, et allerent se plaindre au Roy. On fit venir en sa présence le Phrygien. « Ne savez-vous pas, lui dit le Roy, que cet animal est un de nos dieux ? Pourquoy donc le faites-vous traiter de la sorte ? – C’est pour l’offense qu’il a commise envers Lycerus, reprit Ésope ; car la nuit dernière il luy a étranglé un coq extrêmement courageux et qui chantoit à toutes les heures. – Vous estes un menteur, reprit le Roy ; comment seroit-il possible que ce chat eust fait, en si peu de temps, un si long voyage ? – Et comment est-il possible, reprit Ésope, que vos jumens entendent de si loin nos chevaux hannir et conçoivent pour les entendre ? » Un défi porté par le roi du pays des Nègres au Pharaon Ousimarès noue la crise du second roman de Satni, mais là du moins il s’agit d’une lettre cachetée dont on doit deviner le contenu, non pas d’animaux prodigieux que les deux rivaux posséderaient. Dans la Querelle, les hippopotames du lac de Thèbes, que le roi du Sud devra chasser pour que le roi du Nord dorme en paix, sont cousins des chevaux dont le hennissement porte jusqu’à Babylone, ou du chat qui accomplit en une seule nuit le voyage d’Assyrie, aller et retour. Je ne doute pas qu’après avoir reçu le second message d’Apôpi, Saqnounrîya ne trouvât, dans son conseil, un sage aussi perspicace qu’Ésope le phrygien, et dont la prudence le tirait sain et sauf de l’épreuve. Le roman allait-il plus loin, et décrivait-il la guerre éclatée entre les princes du Nord et du Sud, puis l’Égypte délivrée du joug des Pasteurs ? Le manuscrit ne nous mène pas assez avant pour que nous devinions le dénouement auquel l’auteur s’était arrêté.

Bien que le roman de Thoutîyi soit incomplet du début, l’intelligence du récit ne souffre pas trop de cette mutilation. Le sire de Joppé, s’étant révolté contre Thoutmôsis III, Thoutîyi l’attire au camp égyptien sous prétexte de lui montrer la grande canne de Pharaon et il le tue. Mais ce n’est pas tout de s’être débarrassé de l’homme, si la ville tient bon. Il empote donc cinq cents soldats dans des cruches énormes, il les transporte jusque sous les murs, et là, il contraint l’écuyer du chef à déclarer que les Égyptiens ont été battus et qu’on ramène leur général prisonnier. On le croit, on ouvre les portes, les soldats sortent de leurs cruches et enlèvent la place. Avons-nous ici le récit d’un épisode réel des guerres égyptiennes ? Joppé a été l’un des premiers points de la Syrie occupés par les Égyptiens : Thoutmôsis Ier l’avait soumise, et elle figure sur la liste des conquêtes de Thoutmôsis III. Sa condition sous ses maîtres nouveaux n’avait rien de particulièrement fâcheux : elle payait tribut, mais elle conservait ses lois propres et son chef héréditaire. Le Vaincu de Jôpou, car Vaincu est le titre des princes syriens dans le langage de la chancellerie égyptienne, dut agir souvent comme le Vaincu de Tounipou, le Vaincu de Kodshou et tant d’autres, qui se révoltaient sans cesse et qui attiraient sur leurs peuples la colère de Pharaon. Le fait d’un sire de Joppé en lutte avec son suzerain n’a rien d’invraisemblable en soi, quand même il s’agirait d’un Pharaon aussi puissant qu’était Thoutmôsis Ill et aussi dur à la répression. L’officier Thoutîyi n’est pas non plus un personnage entièrement fictif. On connaît un Thoutîyi qui vivait, lui aussi, sous Thoutmôsis et qui avait exercé de grands commandements en Syrie et en Phénicie. Il s’intitulait « prince héréditaire, délégué du roi en toute région étrangère des pays situés dans la Méditerranée, scribe royal, général d’armée, gouverneur des contrées du Nord ». Rien n’empêche que dans une de ses campagnes il ait eu à combattre le seigneur de Joppé.

Les principaux acteurs peuvent donc avoir appartenu à l’histoire. Les actions qu’on leur prête ont-elles la couleur historique, ou sont-elles du domaine de la fantaisie ? Thoutîyi s’insinue comme transfuge chez le chef ennemi et il l’assassine. Il se déguise en prisonnier de guerre pour pénétrer dans la place. Il introduit avec lui des soldats habillés en esclaves et qui portent d’autres soldats cachés dans des jarres en terre. On trouve chez la plupart des écrivains classiques des exemples qui justifient suffisamment l’emploi des deux premières ruses. J’accorde volontiers qu’elles doivent avoir été employées par les généraux de l’Égypte, aussi bien que par ceux de la Grèce et de Rome. La troisième renferme un élément non seulement vraisemblable, mais réel : l’introduction dans une forteresse de soldats habillés en esclaves ou en prisonniers de guerre. Polyen raconte comment Néarque le Crétois prit Telmissos, en feignant de confier au gouverneur Antipatridas une troupe de femmes esclaves. Des enfants enchaînés accompagnaient les femmes avec l’appareil des musiciens, et une escorte d’hommes sans armes surveillait le tout. Introduits dans la citadelle, ils ouvrirent chacun l’étui de leur flûte, qui renfermait un poignard au lieu de l’instrument, puis ils fondirent sur la garnison et ils s’emparèrent de la ville. Si Thoutîyi s’était borné à charger ses gens de vases ordinaires ou de boîtes renfermant des lames bien affilées, je n’aurais rien à objecter contre l’authenticité de son aventure. Mais il les écrasa sous le poids de vastes tonneaux en terre qui contenaient chacun un soldat armé ou des chaînes au lieu d’armes. Si l’on veut trouver l’équivalent de ce stratagème, il faut descendre jusqu’aux récits véridiques des Mille et une Nuits. Le chef des quarante voleurs, pour mener incognito sa troupe chez Ali-Baba, n’imagine rien de mieux à faire que de la cacher en jarre, un homme par jarre, et de se représenter comme un marchand d’huile en tournée d’affaires qui désire mettre sa marchandise en sûreté. Encore le conteur arabe a-t-il plus souci de la vraisemblance que l’égyptien, et fait-il voyager les pots de la bande à dos de bêtes, non à dos d’hommes. Le cadre du récit est historique ; le fond du récit est de pure imagination.

Si les égyptologues modernes ont pu s’y méprendre, à plus forte raison les anciens se sont-ils laissé duper à des inventions analogues. Les interprètes et les prêtres de basse classe, qui guidaient les étrangers, connaissaient assez bien ce qu’était l’édifice qu’ils montraient, qui l’avait fondé, qui restauré ou agrandi et quelle partie portait le cartouche de quel souverain ; mais, dès qu’on les poussait sur le détail, ils restaient court et ils ne savaient plus que débiter des fables. Les Grecs eurent affaire avec eux, et il n’y a qu’à lire Hérodote en son second livre pour voir comment ils furent renseignés sur le passé de l’Égypte. Quelques-uns des on-dit qu’il a recueillis renferment encore un ensemble de faits plus ou moins altérés, l’histoire de la XXVIe dynastie par exemple, ou, pour les temps anciens, celle de Sésostris. La plupart des récits antérieurs à l’avènement de Psammétique Ier sont chez lui de véritables romans où la vérité n’a point de part. Le canevas de Rhampsinite et du fin larron existe ailleurs qu’en Égypte. La vie légendaire des rois constructeurs de pyramides n’a rien de commun avec leur vie réelle. Le chapitre consacré à Phéron renferme l’abrégé d’une satire humoristique à l’adresse des femmes. La rencontre de Protée avec Hélène et Ménélas est l’adaptation égyptienne d’une tradition grecque. On pouvait se demander jadis si les guides avaient tout tiré de leur propre fonds : la découverte des romans égyptiens a prouvé que, là comme ailleurs, l’imagination leur manqua. Ils se sont contentés de répéter en bons perroquets les fables qui avaient cours dans le peuple, et la tâche leur était d’autant plus facile que la plupart des héros y étaient affublés de noms ou de titres authentiques. Aussi les dynasties des historiens qui s’étaient informés auprès d’eux sont-elles un mélange de noms véritables, Ménès, Sabacon, Chéops, Chéphrên, Mykérinos, ou déformés par l’addition d’un élément parasite pour les différencier de leurs homonymes, Rhampsinitos à côté de Rhamsès, Psamménitos à côté de Psammis et de Psammétique ; de prénoms altérés par la prononciation, Osimandouas pour Ouasimarîya ; de sobriquets populaires, Sésousrîya, Sésôstris-Sésoôsis ; de titres, Phérô, Prouîti, dont on a fait des noms propres, enfin de noms forgés de toutes pièces comme Asychis, Ouchoreus, Anysis.

La passion du roman historique ne disparut pas avec les dynasties nationales. Déjà, sous les Ptolémées, Nectanébo, le dernier roi de race indigène, était devenu le centre d’un cycle important. On l’avait métamorphosé en un magicien habile, un constructeur émérite de talismans : on l’imposa pour père à Alexandre le Macédonien. Poussons même au delà de l’époque romaine : la littérature byzantine et la littérature copte qui dérive de celle-ci avaient aussi leurs Gestes de Cambyse et d’Alexandre, cette dernière calquée sur l’écrit du Pseudo-Callisthènes, et il n’y a pas besoin de scruter attentivement les chroniques arabes pour extraire d’elles une histoire imaginaire de l’Égypte empruntée aux livres coptes. Que l’écrivain empêtré dans ce fatras soit Latin, Grec ou Arabe, on se figure aisément ce que devient la chronologie parmi ces manifestations de la fantaisie populaire. Hérodote, et à son exemple presque tous les écrivains anciens et modernes, jusqu’à nos jours, ont placé Moiris, Sésostris, Rhampsinite, avant les rois constructeurs de pyramides. Les noms de Sésostris et de Rhampsinite sont un souvenir de la XIXe et de la XXe dynastie ; celui des rois constructeurs de pyramides, Chéops, Chéphrên, Mykérinos, nous reporte à la quatrième. C’est comme si un historien de la France plaçait Charlemagne après les Bonaparte, mais la façon cavalière dont les romanciers égyptiens traitent la succession des règnes nous enseigne comment il se fait qu’Hérodote ait commis pareille erreur. L’un des contes dont les papyrus nous ont conservé l’original, celui de Satni, met en scène deux rois et un prince royal. Les rois s’appellent Ouasimârîya et Mînibphtah, le prince royal Satni Khâmoîs. Ouasimârîya est un des prénoms de Ramsès II, celui qu’il avait dans sa jeunesse alors qu’il était encore associé à son père. Mînibphtah est une altération, peut-être volontaire, du nom de Mînéphtah, fils et successeur de Ramsès II. Khâmoîs, également fils de Ramsès II, administra l’empire pendant plus de vingt ans, pour le compte de son père vieilli. S’il y avait dans l’ancienne Égypte un souverain dont la mémoire fût restée populaire, c’était à coup sûr Ramsès II. La tradition avait inscrit à son compte ce que la lignée entière des Pharaons avait accompli de grand pendant de longs siècles. On devait donc espérer que le romancier respecterait la vérité au moins en ce qui concernait cette idole et qu’il ne toucherait pas à la généalogie :

Il n’en a pas tenu compte. Khâmoîs demeure, comme dans l’histoire, le fils d’Ouasimârîya, mais Minibphtah, l’autre fils, a été déplacé. Il est représenté comme étant tellement antérieur à Ouasimârîya, qu’un vieillard, consulté par Satni-Khâmoîs sur certains événements arrivés du temps de Minibphtah, en est réduit à invoquer le témoignage d’un aïeul très éloigné. « Le père du père de mon père a dit au père de mon père, disant : « Le père du père de mon père a dit au père de mon père : « Les tombeaux d’Ahouri et de Maîhêt sont sous l’angle septentrional de la maison du prêtre … » Voilà six générations au moins entre le Mînibphtah et l’Ouasimârîya du roman :

Le fils, Minibphtah, est passé ancêtre et prédécesseur lointain de son propre père Ouasimârîya, et pour achever la confusion, le frère de lait de Satni porte un nom de l’âge persan, Éiernharérôou, Inaros. Ailleurs, Satni, devenu le contemporain de l’Assyrien Sennachérib, est représenté comme vivant et agissant six cents ans après sa mort. Dans un troisième conte, il est relégué avec son père Ramsès II, quinze cents ans après un Pharaon qui paraît être un doublet de Thoutmôsis III.

Supposez un voyageur aussi disposé à enregistrer les miracles de Satni qu’Hérodote l’était à croire aux richesses de Rhampsinite. Pensez-vous pas qu’il eût commis, à propos de Mînibphtah et de Ramsès II, la même erreur qu’Hérodote au sujet de Rhampsinite et de Chéops ? Il aurait interverti l’ordre des règnes et placé le quatrième roi de la XIXe dynastie longtemps avant la troisième. Le drogman qui montrait le temple de Phtah et les pyramides de Gizèh aux visiteurs avait hérité vraisemblablement d’un boniment où il exposait, sans doute après beaucoup d’autres, comme quoi, à un Ramsès dit Rhampsinite le plus opulent des rois, avait succédé Chéops le plus impie des hommes. Il le débita devant Hérodote et le bon Hérodote l’inséra tel quel dans son livre. Comme Chéops, Chéphrên et Mykérinos forment un groupe bien circonscrit, que d’ailleurs, leurs pyramides s’élevant au même endroit, les guides n’avaient aucune raison de rompre l’ordre de succession à leur égard, Chéops une fois transposé, il devenait nécessaire de déménager avec lui Chéphrên, Mykérinos et le prince qu’on nommait Asychis, le riche. Aujourd’hui que nous contrôlons le témoignage du voyageur grec par celui des monuments, peu nous importe qu’on l’ait trompé. Il n’écrivait pas une histoire d’Égypte. Même bien instruit, il n’aurait pas attribué à celui de ses discours qui traitait de ce pays plus de développement qu’il ne lui en a donné. Toutes les dynasties auraient tenu en quelques pages, et il ne nous eut rien appris que les documents originaux ne nous enseignent aujourd’hui. En revanche, nous y aurions perdu la plupart de ces récits étranges et souvent bouffons qu’il nous a contés si joliment sur la foi de ses guides. Phéron ne nous serait pas familier, ni Protée, ni Séthôn, ni Rhampsinite : je crois que ce serait grand dommage. Les hiéroglyphes nous disent, ou ils nous diront un jour, ce que firent les Chéops, les Ramsès, les Thoutmôsis du monde réel. Hérodote nous apprend ce qu’on disait d’eux dans les rues de Memphis. La partie de son second livre que leurs aventures remplissent est pour nous mieux qu’un cours d’histoire : c’est un chapitre d’histoire littéraire, et les romans qu’on y lit sont égyptiens au même titre que les romans conservés par les papyrus. Sans doute, il vaudrait mieux les posséder dans la langue d’origine, mais l’habit grec qu’ils ont endossé n’est pas assez lourd pour les déguiser : même modifiés dans le détail, ils gardent encore des traits de leur physionomie primitive ce qu’il en faut pour figurer, sans trop de disparate, à côté du Conte des Deux Frères ou des Mémoires de Sinouhît.

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