II L'Esprit de la chose donnée

(Maori)

Or, cette observation nous mène à une constatation fort importante. Les taonga sont, au moins dans la théorie du droit et de la religion maori, fortement attachés à la personne, au clan, au sol ; ils sont le véhicule de son « mana », de sa force magique, religieuse et spiri­tuelle. Dans un proverbe, heureusement recueilli par sir G. Grey , et C. O. Davis  , ils sont priés de détruire l'individu qui les a acceptés. C'est donc qu'ils contiennent en eux cette force, aux cas où le droit, surtout l'obligation de rendre, ne serait pas observée.

Notre regretté ami Hertz avait entrevu l'importance de ces faits ; avec son touchant désintéressement, il avait noté « pour Davy et Mauss » sur la fiche contenant le fait suivant. Colenso dit  : « Ils avaient une sorte de système d'échange, ou plutôt de donner des cadeaux qui doivent être ultérieurement échangés ou rendus. » Par exemple, on échange du poisson sec contre des oiseaux confits, des nattes . Tout ceci est échangé entre tribus ou « familles amies sans aucune sorte de stipulation ».

Mais Hertz avait encore noté - et je retrouve dans ses fiches - un texte dont l'importance nous avait échappé à tous deux, car je le connaissais également.

A propos du hau, de l'esprit des choses et en particulier de celui de la forêt, et des gibiers qu'elle contient, Tamati Ranaipiri, l'un des meilleurs informateurs maori de R. Elsdon Best, nous donne tout à fait par hasard, et sans aucune prévention la clef du problème . « Je vais vous parler du hau... Le hau n'est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article ; vous me le donnez sans prix fixé . Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu'un certain temps s'est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu)  , il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu'il me donne est l'esprit (hau) du taonga que j'ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j'ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous les rende. Il ne serait pas juste (tika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu'ils soient désirables (rawe), ou désagréables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau  du taonga que vous m'avez donné. Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m'en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau, le hau de la propriété personnelle, le hau des taonga, le hau de la forêt. Kali ena. (Assez sur ce sujet.) »

Ce texte capital mérite quelques commentaires. Purement maori, imprégné de cet esprit théologique et juridique encore imprécis, les doctrines de la « maison des secrets », mais étonnamment clair par moments, il n'offre qu'une obscurité : l'intervention d'une tierce per­sonne. Mais pour bien comprendre le juriste maori, il suffit de dire : « Les taonga et toutes propriétés rigoureusement dites personnelles ont un hau, un pouvoir spirituel. Vous m'en donnez un, je le donne à un tiers ; celui-ci m'en rend un autre, parce qu'il est poussé par le hau de mon cadeau ; et moi je suis obligé de vous donner cette chose, parce qu'il faut que je vous rende ce qui est en réalité le produit du hau de votre taonga. »

Interprétée ainsi, non seulement l'idée devient claire, mais elle apparaît comme une des idées maîtresses du droit maori. Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c'est que la chose reçue n'est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire, comme par elle, propriétaire, il a prise sur le voleur . Car le taonga est animé du hau de sa forêt, de son terroir, de son sol ; il est vraiment « native »  : le hau poursuit tout détenteur.

Il poursuit non seulement le premier donataire, même éventuellement un tiers, mais tout individu auquel le taonga est simplement transmis . Au fond, c'est le hau qui veut revenir au lieu de sa naissance, au sanctuaire de la forêt et du clan et au propriétaire. C'est le taonga ou son hau - qui d'ailleurs est lui-même une sorte d'individu  - qui s'attache à cette série d'usagers jusqu'à ce que ceux-ci rendent de leurs propres, de leurs taonga, de leurs propriétés ou bien de leur travail ou de leur commerce par leurs festins, fêtes et présents, un équivalent ou une valeur supérieure qui, à leur tour, donneront aux donateurs autorité et pouvoir sur le premier donateur devenu dernier donataire. Et voilà l'idée maîtresse qui semble présider à Samoa et en Nouvelle-Zélande, à la circulation obligatoire des richesses, tributs et dons.

Un pareil fait éclaire deux systèmes importants de phénomènes sociaux en Polynésie et même hors de Polynésie. D'abord, on saisit la nature du lien juridique que crée la transmis­sion d'une chose. Nous reviendrons tout à l'heure sur ce point. Nous montrerons comment ces faits peuvent contribuer à une théorie générale de l'obligation. Mais, pour le moment, il est net qu'en droit maori, le lien de droit, lien par les choses, est un lien d'âmes, car la chose elle-même a une âme, est de l'âme. D'où il suit que présenter quelque chose à quelqu'un c'est présenter quelque chose de soi. Ensuite, on se rend mieux compte ainsi de la nature même de l'échange par dons, de tout ce que nous appelons prestations totales, et, parmi celles-ci, « potlatch ». On comprend clairement et logiquement, dans ce système d'idées, qu'il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance ; car, accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ; la conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle et cela non pas simplement parce qu'elle serait illicite, mais aussi parce que cette chose qui vient de la personne, non seulement moralement, mais physiquement et spirituellement, cette essence, cette nourriture , ces biens, meubles ou immeubles, ces femmes ou ces descendants, ces rites ou ces communions, donnent prise magique et religieuse sur vous. Enfin, cette chose donnée n'est pas chose inerte. Animée, souvent individualisée, elle tend à rentrer à ce que Hertz appelait son « foyer d'origine » ou à produire, pour le clan et le sol dont elle est issue, un équivalent qui la remplace.

Share on Twitter Share on Facebook