SCOLIE

La notion de la force inhérente à la chose n'a d'ailleurs jamais quitté le droit romain sur deux points : le vol, furtum et les contrats re.

En ce qui concerne le vol , les actions et obligations qu'il entraîne sont nettement dues à la puissance de la chose. Elle a une aeterna auctoritas en elle-même , qui se fait sentir quand elle est volée et pour toujours. Sous ce rapport, la res romaine ne diffère pas de la pro­priété hindoue ou haïda .

Les contrats re forment quatre des contrats les plus importants du droit : prêt, dépôt, gage et commodat. Un certain nombre de contrats innommés aussi - en particulier ceux que nous croyons avoir été, avec la vente, à l'origine du contrat lui-même - le don et l'échange , sont dits également re. Mais ceci était fatal. En effet, même dans nos droits actuels, comme dans le droit romain, il est impossible de sortir ici  des plus anciennes règles du droit : il faut qu'il y ait chose ou service pour qu'il y ait don et il faut que la chose ou le service obligent. Il est évident par exemple que la révocabilité de la donation pour cause d'ingratitude, qui est de droit romain récent , mais qui est constante dans nos droits à nous, est une institution de droit normal, naturel peut-on dire.

Mais ces faits sont partiels et ne prouvent que pour certains contrats. Notre thèse est plus générale. Nous croyons qu'il n'a pu y avoir, dans les époques très anciennes du droit romain, un seul moment où l'acte de la traditio d'une res, n'ait pas été - même en plus des paroles et des écrits -l'un des moments essentiels. Le droit romain a d'ailleurs toujours hésité sur cette question . Si, d'une part, il proclame que la solennité des échanges, et au moins le contrat, est nécessaire comme prescrivent les droits archaïques que nous avons décrits, s'il disait nunquam nuda traditio transfert dominium  ; il proclamait également, encore à une aussi tardive époque que Dioclétien  (298 J.-C.) : Traditionibus et usucapionibus dominia, non pactis transferuntur. La res, prestation ou chose, est un élément essentiel du contrat.

Au surplus, toutes ces questions fort débattues sont des problèmes de vocabulaire et de concepts et, vu la pauvreté des sources anciennes, on est très mal placé pour les résoudre.

Nous sommes assez sûr jusqu'à ce point de notre fait. Cependant, il est peut-être permis de pousser encore plus loin et d'indiquer aux juristes et aux linguistes une avenue peut-être large où l'on peut faire passer une recherche et au bout de laquelle on peut peutêtre imaginer tout un droit effondré déjà lors de la loi des Douze Tables et probablement bien avant. D'autres termes de droit que familia, res se prêtent à une étude approfondie. Nous allons ébaucher une série d'hypothèses, dont chacune n'est peut-être pas très importante, mais dont l'ensemble ne laisse pas de former un corps assez pesant.

Presque tous les termes du contrat et de l'obligation, et un certain nombre des formes de ces contrats semblent se rattacher à ce système de liens spirituels créés par le brut de la traditio.

Le contractant d'abord est reus  ; c'est avant tout l'homme qui a reçu la res d'autrui, et devient à ce titre son reus, c'est-à-dire l'individu qui lui est lié par la chose elle-même, c'est-à-dire par son esprit . L'étymologie a déjà été proposée. Elle a été souvent éliminée comme ne donnant aucun sens ; elle en a au contraire un très net. En effet, comme le fait remarquer Hirn , reus est originairement un génitif en os de res et remplace rei-jos. C'est l'homme qui est possédé par la chose. Il est vrai que Hirn et Walde qui le reproduit  traduisent ici res par « procès » et rei-jos par « impliqué dans le procès » . Mais cette traduction est arbitraire, supposant que le terme res est avant tout un terme de procédure. Au contraire, si l'on accepte notre dérivation sémantique, toute res et toute traditio de res étant l'objet d'une « affaire », d'un « procès » public, on comprend que le sens d' « impliqué dans le procès » soit au con­traire un sens secondaire. A plus forte raison le sens de coupable pour reus est-il encore plus dérivé et nous retracerions la généalogie des sens de la façon directement inverse de celle que l'on suit d'ordinaire. Nous dirions : 1º l'individu possédé par la chose 2º l'individu impli­qué dans l'affaire causée par la traditio de la chose 3º enfin, le coupable et le responsable . De ce point de vue, toutes les théories du « quasi-délit », origine du contrat, du nexum et de l'actio, sont un peu plus éclaircies. Le seul fait d'avoir la chose met l'accipiens dans un état incertain de quasi-culpabilité (damnatus, nexus, aere obaeratus), d'infériorité spirituelle, d'inégalité morale (magister, minister)  vis-à-vis du livreur (tradens).

Nous rattachons également à ce système d'idées un certain nombre de traits très anciens de la forme encore pratiquée sinon comprise de la mancipatio , de l'achat-vente qui devien­dra l'emptio venditio  , dans le très ancien droit romain. En premier lieu faisons attention qu'elle comporte toujours une traditio . Le premier détenteur, tradens, manifeste sa pro­priété, se détache solennellement de sa chose, la livre et ainsi achète l'accipiens. En second lieu, à cette opération, correspond la mancipatio proprement dite. Celui qui reçoit la chose la prend dans sa manus et non seulement la reconnaît acceptée, mais se reconnaît lui-même vendu jusqu'à paiement. On a l'habitude, à la suite des prudents Romains, de ne considérer qu'une mancipatio et de ne la comprendre que comme une prise de possession, mais il y a plusieurs prises de possession symétriques, de choses et de personnes, dans la même opération .

On discute d'autre part, et fort longuement, la question de savoir si l'emptio venditio  correspond à deux actes séparés ou à un seul. On le voit, nous fournissons une autre raison de dire que c'est deux qu'il faut compter, bien qu'ils puissent se suivre presque immédiatement dans la vente au comptant. De même que dans les droits plus primitifs, il y a le don, puis le don rendu, de même il y a en droit romain ancien la mise en vente, puis le paiement. Dans ces conditions il n'y a aucune difficulté à comprendre tout le système et même en plus la stipulation .

En effet, il suffit presque de remarquer les formules solennelles dont on s'est servi: celle de la mancipatio, concernant le lingot d'airain, celle de l'acceptation de l'or de l'esclave qui se rachète  (cet or « doit être pur, probe, profane à lui », puri, probi, profani, sui) ; elles sont identiques. De plus, elles sont toutes les deux des échos de formules de la plus vieille emptio, celle du bétail et de l'esclave, qui nous a été conservée sous sa forme du jus civile . Le deuxième détenteur n'accepte la chose qu'exempte de vices et surtout de vices magiques ; et il ne l'accepte que parce qu'il peut rendre ou compenser, livrer le prix. A noter, les expres­sions : reddit pretium, reddere, etc., où apparaissent encore la radical dare .

D'ailleurs Festus nous a conservé clairement le sens du terme emere (acheter) et même de la forme de droit qu'il exprime. Il dit encore : « abemito significat demito vel auferto; emere enimanti qui dicebant pro accipere » (s. v. abemito) et il revient ailleurs sur ce sens : « Emere quod nunc est mercari antiqui accipiebant pro sumere » (S. v. emere), ce qui est d'ailleurs le sens du mot indo-européen auquel se rattache le mot latin lui-même. Emere, c'est prendre, accepter quelque chose de quelqu'un .

L'autre terme de l'emptio venditio semble également faire résonner une autre musique juridique que celle des prudents Romains , pour lesquels il n'y avait que troc et donation quand il n'y avait pas prix et monnaie, signes de la vente. Vendere, originairement venumdare, est un mot composé d'un type archaïque , préhistorique. Sans aucun doute il comprend nettement un élément dare, qui rappelle le don et la transmission. Pour l'autre élément, il semble bien emprunter un terme indo-européen qui signifiait déjà non pas la vente, mais le prix de vente [...], sanskrit vasnah, que Hirn  a rapproché d'ailleurs d'un mot bulgare qui signifie dot, prix d'achat de la femme.

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