II DROIT HINDOU CLASSIQUE

THÉORIE DU DON

N. B. - Il y a, à se servir des documents hindous juridiques, une difficulté assez grave. Les codes et les livres épiques qui les valent en autorité ont été rédigés par les brahmanes et, on peut le dire, sinon pour eux, du moins à leur profit à l'époque même de leur triomphe . Ils ne nous montrent qu'un droit théorique. Ce n'est donc que par un effort de reconstitution, à l'aide des nombreux aveux qu'ils contiennent, que nous pouvons entrevoir ce qu'étaient le droit et l'économie des deux autres castes, ksatriya et vaiçya. En l'espèce, la théorie, « la loi du don » que nous allons décrire, le danadharma, ne s'applique réellement qu'aux brahmanes, à la façon dont ils le sollicitent, le reçoivent... sans le rendre autrement que par leurs services religieux, et aussi à la façon dont le don leur est dû. Naturellement, c'est ce devoir de donner aux brahmanes qui est l'objet de nombreuses prescriptions. Il est probable que de tout autres relations régnaient entre gens nobles, entre familles princières, et, à l'intérieur des nombreu­ses castes et races, parmi les gens du commun. Nous les devinons à peine. Mais il n'importe. Les faits hindous ont une dimension considérable.

        L'Inde ancienne, immédiatement après la colonisation aryenne, était en effet double­ment un pays de potlach . D'abord, le potlatch se retrouve encore dans deux très grands groupes qui étaient autrefois beaucoup plus nombreux et ont formé le substrat d'une grande partie de la population de l'Inde : les tribus de l'Assam (thibéto-birmanes) et les tribus de souche munda (austro-asiatiques). On a môme le droit de supposer que la tradition de ces tribus est celle qui a subsisté dans un décor brahmanique . Par exemple, on pourrait voir les traces  d'une institution comparable à l'indjok batak et aux autres principes d'hospitalité malaise dans les règles qui défendent de manger sans avoir invité l'hôte survenu : « il mange du poison halahalah (celui qui mange) sans participation de son ami ». D'autre part, des institutions de même genre sinon de même espèce ont laissé quelques traces dans le plus ancien Veda. Et comme nous les retrouvons dans presque tout le monde indo-européen , nous avons des raisons de croire que les Aryens les apportaient, eux aussi, dans l'Inde . Les deux courants ont sans doute conflué à une époque que l'on peut presque situer, contem­poraine des parties postérieures du Veda et de la colonisation des deux grandes plaines des deux grands fleuves, l'Indus et le Gange. Sans doute aussi ces deux courants se renforcèrent l'un l'autre.

Aussi, dès que nous quittons les temps védiques de la littérature, trouvons-nous cette théorie extraordinairement développée comme ces usages. Le Mahabharata est l'histoire d'un gigantesque potlatch; jeu des dés des Kauravas contre les Pandavas; tournois et choix de fiancés par Draupadi soeur et épouse polyandre des Pandavas . D'autres répétitions du même cycle légendaire se rencontrent parmi les plus beaux épisodes de l'épopée, par exemple le roman de Nala et de Damayanti raconte, comme le Mahabharata entier, la construction d'assemblée d'une maison, un jeu de dés, etc...  Mais tout est défiguré par la tournure littéraire et théologique du récit.

D'ailleurs, notre démonstration actuelle ne nous oblige pas à doser ces multiples origines et à reconstituer hypothétiquement le système complet . De même, la quantité des classes qui y étaient intéressées, l'époque où il fleurit n'ont pas besoin d'être très précisées dans un travail de comparaison. Plus tard, pour des raisons qui ne nous concernent pas ici, ce droit disparut, sauf en faveur des brahmanes ; mais on peut dire qu'il fut certainement en vigueur, pendant six à dix siècles, du vine siècle avant notre ère aux deux ou troisième après notre ère. Et cela suffit : l'épopée et la loi brahmanique se meuvent encore dans la vieille atmosphère : les présents y sont encore obligatoires, les choses y ont des vertus spéciales et font partie des personnes humaines. Bornons-nous à décrire ces formes de vie sociale et à étudier leurs raisons. La simple description sera assez démonstrative.

La chose donnée produit sa récompense dans cette vie et dans l'autre. Ici, elle engendre automatiquement pour le donateur la même chose qu'elle  : elle n'est pas perdue, elle se reproduit; là-bas, c'est la même chose augmentée que l'on retrouve. La nourriture donnée est de la nourriture qui reviendra en ce monde au donateur ; c'est de la nourriture, la même, pour lui dans l'autre monde ; et c'est encore de la nourriture, la même, dans la série de ses renais­sances  : l'eau, les puits et les fontaines qu'on donne assurent contre la soif  ; les vêtements, l'or, les ombrelles, les sandales qui permettent de marcher sur le sol brûlant, vous reviennent dans cette vie et dans l'autre. La terre dont vous avez fait donation et qui produit ses récoltes pour autrui fait cependant croître vos intérêts dans ce monde et dans l'autre et dans les renaissances futures. « Comme de la lune la croissance s'acquiert de jour en jour, de même le don de terre une fois fait s’accroît d'année en année (de récolte en récolte) . » La terre engendre des moissons, des rentes et des impôts, des mines, du bétail. Le don qui en est fait enrichit de ces mêmes produits le donateur et le donataire . Toute cette théologie juridico-économique se développe en magnifiques sentences à l'infini, en centons versifiés sans nombre, et ni les codes ni les épopées ne tarissent à ce sujet .

La terre, la nourriture, tout ce qu'on donne, sont d'ailleurs personnifiées, ce sont des êtres vivants avec qui on dialogue et qui prennent part au contrat. Elles veulent être données. La terre parla autrefois au héros solaire, à Rama, fils de Jamadagni ; et quand il entendit son chant, il la donna tout entière au rsi Kaçyapa lui-même ; elle disait  en son langage, sans doute antique :

Reçois-moi (donataire)

donne-moi (donateur)

me donnant tu m'obtiendras à nouveau.

et elle ajoutait, parlant cette fois un langage brahmanique un peu plat : « dans ce monde et dans l'autre, ce qui est donné est acquis à nouveau ». Un très vieux code  dit que Anna, la nourriture déifiée elle-même, proclama le vers suivant :

Celui qui, sans me donner aux dieux, aux mânes, à ses serviteurs et à ses hôtes, (me) consomme préparée, et, dans sa folie, (ainsi) avale du poison, je le consomme, je suis sa mort.

Mais à celui qui offre l'agnihotra, accomplit le çaiçvadeva , et mange ensuite - en contentement, en pureté et en foi - ce qui reste après qu'il a nourri ceux qu'il doit nourrir, pour celui-là, je deviens de l'ambroisie et il jouit de moi.

Il est de la nature de la nourriture d'être partagée ; ne pas en faire part à autrui c'est « tuer son essence », c'est la détruire pour soi et pour les autres. Telle est l'interprétation, matérialiste et idéaliste à la fois, que le brahmanisme a donnée de la charité et de l'hospitalité . La richesse est faite pour être donnée. S'il n'y avait pas de brahmanes pour la recevoir, « vaine serait la richesse des riches » .

Celui qui la mange sans savoir tue la nourriture et mangée elle le tue .

L'avarice interrompt le cercle du droit, des mérites, des nourritures renaissant perpétuel­lement les unes des autres .

D'autre part, le brahmanisme a nettement identifié dans ce jeu d'échanges, aussi bien qu'à propos du vol, la propriété à la personne. La propriété du brahmane, c'est le brahmane lui-même.

La vache du brahmane, elle est un poison, un serpent venimeux,

dit déjà le Veda des magiciens . Le vieux code de Baudhayana  proclame : « La propriété du brahmane tue (le coupable) avec les fils et les petits-fils ; le poison n'est pas (du poison) ; la propriété du brahmane est appelée du poison (par excellence). » Elle contient en elle-même sa sanction parce qu'elle est elle-même ce qu'il y a de terrible dans le brahmane. Il n'y a même pas besoin que le vol de la propriété du brahmane soit conscient et voulu. Toute une « lecture » de notre Parvan , de la section du Mahabharata qui nous intéresse le plus, raconte comment Nrga, roi des Yadus, fut transformé en un lézard pour avoir, par la faute de ses gens, donné à un brahmane une vache qui appartenait à un autre brahmane. Ni celui qui l'a reçue de bonne foi ne veut la rendre, pas même en échange de cent mille autres; elle fait partie de sa maison, elle est des siens:

Elle est adaptée aux lieux et aux temps, elle est bonne laitière, paisible et très attachée. Son lait est doux, bien précieux et permanent dans ma maison (vers 3466).

Elle (cette vache) nourrit un petit enfant à moi qui est faible et sevré. Elle ne peut être donnée par moi... (vers 3467).

Ni celui à qui elle fut enlevée n'en accepte d'autre. Elle est la propriété des deux brahmanes, irrévocablement. Entre les deux refus, le malheureux roi reste enchanté pour des milliers d'années par l'imprécation qui y était contenue .

Nulle part la liaison entre la chose donnée et le donateur, entre la propriété et le propriétaire n'est plus étroite que dans les règles concernant le don de la vache . Elles sont illustres. En les observant, en se nourrissant d'orge et de bouse de vache, en se couchant à terre, le roi Dharma  (la loi), Yudhisthira, lui-même, le héros principal de l'épopée, devint un « taureau » entre les rois. Pendant trois jours et trois nuits, le propriétaire de la vache l'imite et observe le « voeu de la vache  ». Il se nourrit exclusivement des « sucs de la vache » : eau, bouse, urine, pendant une nuit sur trois. (Dans l'urine réside Çri elle-même, la Fortune.) Pendant une nuit sur trois, il couche avec les vaches, sur le sol comme elles, et, ajoute le commentateur, « sans se gratter, sans tracasser la vermine », s'identifiant ainsi, « en âme unique, à elles  ». Quand il est entré dans l'étable, les appelant de noms sacrés , il ajoute : « la vache est ma mère, le taureau est mon père, etc. ». Il répétera la première formule pendant l'acte de donation. Et voici le moment solennel du transfert. Après louanges des vaches, le donataire dit :

Celles que vous êtes, celles-là je le suis, devenu en ce jour de votre essence, vous donnant, je me donne  (vers 3676).

Et le donataire en recevant (faisant le pratigrahana)  dit:

Mues (transmises) en esprit, reçues en esprit, glorifiez-nous nous deux, vous aux formes de Soma (lunaires) et d'Ugra (solaires) (vers 3677) .

D'autres principes du droit brahmanique nous rappellent étrangement certaines des coutumes polynésiennes, mélanésiennes et américaines que nous avons décrites. La façon de recevoir le don est curieusement analogue. Le brahmane a un orgueil invincible. D'abord, il refuse d'avoir affaire en quoi que ce soit avec le marché. Même il ne doit accepter rien qui en vienne . Dans une économie nationale où il y avait des villes, des marchés, de l'argent, le brahmane reste fidèle à l'économie et à la morale des anciens pasteurs indo-iraniens et aussi à celle des agriculteurs allogènes ou aborigènes des grandes plaines. Même il garde cette attitude digne du noble  qu'on offense encore en le comblant . Deux « lectures » du Mahabharata racontent comment les sept rsi, les grands Voyants, et leur troupe, en temps de disette, alors qu'ils allaient manger le corps du fils du roi Çibi, refusèrent les cadeaux immenses et même les figues d'or que leur offrait le roi Çaivya Vrsadarbha et lui répondirent:

O roi, recevoir des rois est au début du miel, à la fin du poison (v. 4459 = Lect. 93, v. 34).

Suivent deux séries d'imprécations. Toute cette théorie est même assez comique. Cette caste entière, qui vit de dons, prétend les refuser . Puis elle transige et accepte ceux qui ont été offerts spontanément . Puis elle dresse de longues listes  des gens de qui, des circons­tances où, et des choses  qu'on peut accepter, jusqu'à admettre tout en cas de famine , à condition, il est vrai, de légères expiations .

C'est que le lien que le don établit entre le donateur et le donataire est trop fort pour les deux. Comme dans tous les systèmes que nous avons étudiés précédemment, et même encore plus, l'un est trop lié à l'autre. Le donataire se met dans la dépendance du donateur . C'est pourquoi le brahmane ne doit pas « accepter » et encore moins solliciter du roi. Divinité parmi les divinités, il est supérieur au roi et dérogerait s'il faisait autre chose que prendre. Et d'autre part, du côté du roi, la façon de donner importe autant que ce qu'il donne .

Le don est donc à la fois ce qu'il faut faire, ce qu'il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre. C'est que la chose donnée elle-même forme un lien bilatéral et irrévo­cable, surtout quand c'est un don de nourriture. Le donataire dépend de la colère du donateur , et même chacun dépend de l'autre. Aussi ne doit-on pas manger chez son ennemi .

Toutes sortes de précautions archaïques sont prises. Les codes et l'épopée s'étendent, comme savent s'étendre les littérateurs hindous, sur ce thème que dons, donateurs, choses données, sont termes à considérer relativement , avec précisions et scrupules, de façon qu'il n'y ait aucune faute dans la façon de donner et de recevoir. Tout est d'étiquette ; ce n'est pas comme au marché où, objectivement, pour un prix, on prend une chose. Rien n'est indifférent . Contrats, alliances, transmissions de biens, liens créés par ces biens transmis entre personnages donnant et recevant, cette moralité économique tient compte de tout cet ensem­ble. La nature et l'intention des contractants, la nature de la chose donnée sont indi­visibles . Le poète juriste a su exprimer parfaitement ce que nous voulons décrire :

Ici il n'y a pas qu'une roue (tournant d'un seul côté) .

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