III DROIT GERMANIQUE

(LE CAGE ET LE DON)

Si les sociétés germaniques ne nous ont pas conservé des traces aussi anciennes et aussi complètes  de leur théorie du don, elles ont eu un système si net et si développé des échanges sous la forme de dons, volontairement et forcément donnés, reçus et rendus, qu'il en est peu d'aussi typiques.

La civilisation germanique, elle aussi, a été longtemps sans marchés . Elle était restée essentiellement féodale et paysanne ; chez elle, la notion et même les mots de prix d'achat et de vente semblent d'origine récente . Plus anciennement, elle avait développé, extrêmement, tout le système du potlatch, mais surtout tout le système des dons. Dans la mesure - et elle était assez grande - où les clans à l'intérieur des tribus, les grandes familles indivises à l'intérieur des clans , et où les tribus entre elles, les chefs entre eux, et même les rois entre eux, vivaient moralement et économiquement hors des sphères fermées du groupe familial, c'était sous la forme du don et de l'alliance, par des gages et par des otages, par des festins, par des présents, aussi grands que possible, qu'ils communiquaient, s'aidaient, s'alliaient. On a vu plus haut toute la litanie des cadeaux empruntés à l'Havamal. En plus de ce beau paysage de l'Edda nous indiquerons trois faits.

Une étude approfondie du très riche vocabulaire allemand des mots dérivés de geben et gaben, n'est pas encore faite .

Ils sont extraordinairement nombreux : Ausgabe, Algabe, Angabe, Hingabe, Liebes­gabe, Morgengabe, la si curieuse Trostgabe (notre prix de consolation), vorgeben, vergeben (gaspiller et pardonner), widergeben et wiedergeben ; l'étude de Gift, Mitgift, etc. ; et l'étude des institutions qui sont désignées par ces mots est, aussi à faire . Par contre, tout le système des présents, cadeaux, son importance dans la tradition et le folklore, y compris l'obligation à rendre, sont admirablement décrits par M. Richard Meyer dans un des plus délicieux travaux de folklore que nous connaissions . Nous y référons simplement et n'en retenons pour l'instant que les fines remarques qui concernent la force du lien qui oblige, l'Angebinde que constituent l'échange, l'offre, l'acceptation de cette offre et l'obligation de rendre.

Il y a d'ailleurs une institution qui persistait il y a bien peu de temps, qui persiste encore sans doute dans la morale et la coutume économique des villages allemands et qui a une importance extraordinaire au point de vue économique : c'est le Gaben , strict équivalent de l'adanam hindou. Lors du baptême, des communions, des fiançailles, du mariage, les invités - ils comprennent souvent tout le village - après le repas de noces, Par exemple, ou le jour précédent -ou le jour suivant, - (Guldentag) présentent des cadeaux de noces dont la valeur généralement dépasse de beaucoup les frais de la noce. Dans certains pays allemands, c'est ce Gaben qui constitue même la dot de la mariée, qu'on lui présente le matin des épousailles et c'est lui qui porte le nom de Morgengabe. En quelques endroits, la générosité de ces dons est un gage de la fertilité du jeune couple . L'entrée en relations dans les fiançailles, les dons divers que les parrains et marraines font aux divers moments de la vie, pour qualifier et aider (Helfete) leurs filleuls, sont tout aussi importants. On reconnaît ce thème qui est familier encore à toutes nos mœurs, à tous nos contes, toutes nos légendes de l'invitation, de la malédiction des gens non invités, de la bénédiction et de la générosité des invités, surtout quand ils sont des fées.

Une deuxième institution a la même origine. C'est la nécessité du gage en toutes sortes de contrats germaniques . Notre mot même de gage vient de là, de wadium (cf. anglais wage, salaire), Huvelin  a déjà montré que le wadium germanique  fournissait un moyen de comprendre le lien des contrats et le rapprochait du nexum romain. En effet, comme Huvelin l'interprétait, le gage accepté, permet aux contractants du droit germanique d'agir l'un sur l'autre, puisque l'un possède quelque chose de l'autre, puisque l'autre, ayant été propriétaire de la chose, peut l'avoir enchantée, et puisque, souvent, le gage, coupé en deux, était gardé par moitié par chacun des deux contractants. Mais à cette explication, il est possible d'en superposer une plus proche. La sanction magique peut intervenir, elle n'est pas le seul lien. La chose elle-même, donnée et engagée dans le gage, est, par sa vertu propre, un lien. D'abord, le gage est obligatoire. En droit germanique tout contrat, toute vente ou achat, prêt ou dépôt, comprend une constitution de gage ; on donne à l'autre contractant un objet, en général de peu de prix : un gant, une pièce de monnaie (Treugeld), un couteau - chez nous encore, des épingles - qu'on vous rendra lors du paiement de la chose livrée. Huvelin remarque déjà que la chose est de petite valeur et, d'ordinaire, personnelle ; il rapproche avec raison ce fait du thème du « gage de vie », du « life-token » . La chose ainsi transmise est, en effet, toute chargée de l'individualité du donateur. Le fait qu'elle est entre les mains du donataire pousse le contractant à exécuter le contrat, à se racheter en rachetant la chose. Ainsi le nexum est dans cette chose, et non pas seulement dans les actes magiques, ni non plus seulement dans les formes solennelles du contrat, les mots, les serments et les rites échangés, les mains serrées ; il y est comme il est dans les écrits, les « actes » à valeur magique, les « tailles » dont chaque partie garde sa part, les repas pris en commun où chacun participe de la substance de l'autre.

Deux traits de la wadiatio prouvent d'ailleurs cette force de la chose. D'abord le gage non seulement oblige et lie, mais encore il engage l'honneur , l'autorité, le « mana » de celui qui le livre . Celui-ci reste dans une position inférieure tant qu'il ne s'est pas libéré de son engagement-pari. Car le mot wette, wetten , que traduit le wadium des lois a autant le sens de « pari » que celui de « gage ». C'est le prix d'un concours et la sanction d'un défi, encore plus immédiatement qu'un moyen de contraindre le débiteur. Tant que le contrat n'est pas terminé, il est comme le perdant du pari, le second dans la course, et ainsi il perd plus qu'il n'engage, plus que ce qu'il aura à payer ; sans compter qu'il s'expose à perdre ce qu'il a reçu et que le propriétaire revendiquera tant que le gage n'aura pas été retiré. - L'autre trait démontre le danger qu'il y a à recevoir le gage. Car il n'y a pas que celui qui donne qui s'engage, celui qui reçoit se lie aussi. Tout comme le donataire des Trobriand, il se défie de la chose donnée. Aussi la lui lance-t-on  à ses pieds, quand c'est une festuca notata , chargée de caractères runiques et d'entailles - quand c'est une taille dont il garde ou ne garde pas une partie - il la reçoit à terre ou dans son sein (in laisum), et non pas dans la main. Tout le rituel a la forme du défi et de la défiance et exprime l'un et l'autre. D'ailleurs en anglais, même aujourd'hui, throw the gage équi­vaut à throw the gauntlet. C'est que le gage, comme la chose donnée, contient du danger pour les deux « co-respondants ».

Et voici le troisième fait. Le danger que représente la chose donnée ou transmise n'est sans doute nulle part mieux senti que dans le très ancien droit et les très anciennes langues germaniques. Cela explique le sens double du mot gift dans l'ensemble de ces langues, don d'une part, poison de l'autre. Nous avons développé ailleurs l'histoire sémantique de ce mot . Ce thème du don funeste, du cadeau ou du bien qui se change en poison est fondamental dans le folklore germanique. L'or du Rhin est fatal à son conquérant, la coupe de Hagen est funèbre au héros qui y boit ; mille et mille contes et romans de ce genre, germaniques et celtiques hantent encore notre sensibilité. Citons seulement la strophe par laquelle un héros de l'Edda , Hreidmar, répond à la malédiction de Loki.

Tu as donné des cadeaux,

Mais tu n'as pas donné des cadeaux d'amour,

Tu n'as pas donné d'un cœur bienveillant,

De votre vie, vous seriez déjà dépouillés,

Si j'avais su plutôt le danger.

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