IV L’Initiation par les autres magiciens

Cette initiation se réduit en réalité à une révélation traditionnelle, c’est-à-dire opérée par les magiciens comme par des esprits. Même, lorsque nous sommes bien informés, la part du mythe apparaît extrêmement grande dans les rites qui entourent la transmission des formules et des substances magiques, ainsi que la mise en contact du futur magicien avec les esprits, tellement grande que l’on dirait n’avoir affaire, au fond, qu’à des espèces d’illuminations et d’extases. L’imagination grossirait-elle un seul trait du cérémonial un peu accusé, que cela suffirait à faire confondre les réalités rituelles avec les fantasmagories du monde des esprits. Aussi, de même que nous avons pu penser que des rites pratiqués par d’autres magiciens se mêlaient à certaines révélations soi-disant pures, de même nous verrons ici de nombreux rêves, des images touffues recouvrir, dans l’esprit du récipiendaire, les traitements auxquels il se soumet.

Le cas le plus typique, dans cet ordre de faits, est celui de l’initiation chez les Warramunga, le plus typique, sinon malheureusement le mieux décrit. L’initiation n’est pas faite par les magiciens de la tribu elle-même, mais par de vieux magiciens de la tribu voisine des Worgaia. Ceux-ci sont dits posséder non seulement les formules et les substances nécessaires, mais encore les esprits, du genre du serpent, et aussi, et surtout, les petits bâtons mystérieux, résidus d’ancêtres de l’Alcheringa (les temps mythiques), appelés Kupitja, et que le magicien porte d’ordinaire à travers ses narines. Actuellement, c’est un Worgaia fort célèbre, maître de nombreux élèves, qui initie les praticiens Warramunga. Les candidats doivent ne prendre aucun repos ; ils sont obligés de rester debout ou de marcher jusqu’à ce qu’ils soient complètement épuisés et sachent à peine ce qui leur arrive. Ils ne doivent ni boire une goutte d’eau, ni goûter d’aucun aliment. En fait, « ils arrivent à être tout abasourdis et stupéfiés et, dans cet état, reçoivent le nom d’Ungalinni. Leurs flancs sont ouverts et, comme il est de règle [dans ces tribus], leurs organes internes sont enlevés et remplacés par de nouveaux. Un serpent, appelé Irman, dont la grande puissance provient surtout du fait qu’il est du pays Worgaia, leur est introduit dans la tête. Enfin, un des Kupitja, qui sont réputés avoir été faits par les serpents de l’Alcheringa, est placé dans le trou qui leur perfore la cloison nasale ». À ce groupe particulier d’hommes-médecine, on donne le nom d’Urkutu, c’est-à-dire le nom générique des serpents.

Il est évident que dans ce cas, sommairement rapporté, le mythe et la fantaisie jouent un rôle énorme et que, de plus, les rites d’ailleurs ressentis comme dans une espèce de rêve, agissent violemment sur l’esprit à la façon de suggestions hypnotiques. Ainsi, on nous dit que la sensation de l’entrée, dans le nez, du kupitja et du pouvoir magique qu’il contient, était « mordante ».

La tribu voisine, au Sud, de la précédente, celle des Unmatjera, suit un rituel analogue pour l’initiation du magicien. Ce rituel ne se distingue guère d’une pure révélation du type Arunta, sauf en ce que l’esprit magique est remplacé par un vieux magicien, et en ce que le maître magicien n’a pas, pour séjour, une espèce d’Élysée où il emmène l’âme du récipiendaire. Mais le fond de la croyance est le même. Voici le récit résumé d’un certain Ilpailurkna : « Un vieux sorcier tue le candidat avec ses pierres atnongara. Il lui ouvre les flancs, lui enlève tous ses organes internes, intestins, cœur, foie, poumons, etc., et le laisse sur le sol. Le lendemain il lui introduit, à l’intérieur du corps, des pierres atnongara, l’incante jusqu’à ce qu’il ait gonflé, puis met d’autres organes neufs à la place, et encore d’autres pierres atrongara. Enfin, il gifle le corps du novice » — ainsi l’on réveille l’hystérique — « et le ressuscite. Puis il lui fait boire de l’eau contenant des pierres atnongara, et manger des mets contenant aussi de ces pierres. Ilpailurkna avait tout oublié. Le vieux le reconduit au camp et lui montre une femme qu’il ne reconnaît pas. Cette femme était la sienne. »

Les mêmes faits nous sont racontés d’une façon beaucoup plus circonstanciée par nos auteurs quand il s’agit de la troisième classe des « hommes-médecine » Arunta, c’est-à-dire de la classe des magiciens initiés par d’autres magiciens. Les détails sont ceux du rituel des Arunta du Sud (cours supérieur de la Finke). Le jeune homme s’adresse à deux magiciens initiés autrefois l’un par les (un ?) Iruntarinia, l’autre par un Oruncha (esprit plus spécialement mauvais). Celui-ci et un autre individu l’emmènent dans un endroit désert, et là le soumettent à diverses opérations qu’il doit subir dans le plus parfait silence. La première consiste à introduire dans le corps du futur magicien des pierres magiques, des cristaux Ultunda. Ces pierres sont extraites du corps des magiciens, et ceux-ci les pressent lentement, par trois fois, et fortement, de façon à écorcher la peau, le long du corps du candidat, depuis la face antérieure de la jambe en remontant jusqu’à la poitrine. Cela a pour effet de faire pénétrer dans le corps du nouveau magicien les pierres Atnongara. Diverses autres cérémonies ont encore exactement la même portée : la première consiste soi-disant à lui lancer de loin des morceaux de cristal dans la tête ; puis on recommence les frictions sanglantes toujours de bas en haut, et cette fuis en y soumettant les bras ; puis on presse encore ces cristaux contre le cuir chevelu, jusqu’à le faire saigner ; les pierres entrent maintenant dans le crâne ; puis on perce un trou sous l’ongle de la main droite, très long, dans la chair ; et, soi-disant encore, on y introduit un cristal que le néophyte doit se garder de laisser échapper. Pendant tout ce temps, celui-ci doit d’ailleurs jeûner et garder le silence. Ce n’est que le soir, après avoir été écorché pour la troisième fois, qu’il reçoit à boire et à manger, des mets et de l’eau qui sont dits contenir des pierres Atnongara, l’eau contenant réellement de petits cristaux de roche.

Le second jour, répétition du même jeûne, des mêmes épreuves, du même rituel, avec, en plus, un rite qui consiste à faire mâcher au candidat du tabac indigène contenant lui aussi (?) des cristaux.

Le troisième jour, mêmes observances, compliquées de l’opération dominante : l’un des magiciens extrait de son crâne, par derrière son oreille, un cristal fin et pointu, et « tirant au dehors la langue du novice, autant qu’il peut, y fait, avec la pierre, une incision de près d’un pouce de long ». — La quatrième opération a lieu immédiatement ensuite et consiste essentiellement, pour l’un des magiciens, celui qui avait été initié par un Oruncha, à dessiner, sur le corps du nouveau docteur un dessin spécial, le dessin sacré de l’Oruncha ; la marque sur le front représentant (fig. 257) la « main du diable », la peinture du corps représente l’Oruncha lui-même. Puis le jeune homme est ramené au campement ; on lui intime l’ordre de rester au camp réservé des hommes, de garder le silence et de laisser son pouce gauche pressé sur son pouce droit, jusqu’à ce que les blessures de sa langue et de son pouce soient cicatrisées.

Nous avons ici à peu près tous les thèmes de l’initiation par révélation ; d’ailleurs, il se peut que certains des Iruntarinia ou Oruncha, qui jouent un rôle dans la révélation, ne soient que des magiciens de chair et d’os, que le néophyte voit comme des esprits. En tout cas, il n’est pas douteux qu’ici les magiciens remplissent, comme ils font chez les Unmatjera, tout ce qu’ils peuvent remplir du rôle des esprits. La seule chose qu’ils ne fassent pas, c’est mettre à mort et ressusciter le candidat : pourtant, il se peut que ce sommeil que le jeune homme doit prendre à certains moments des deux premiers jours soit un sommeil léthargique comme celui où les Iruntarinia trouvent plongé leur initié. Seulement nous n’en sommes pas certain, et il ne nous est guère permis de dire que le magicien Arunta de la troisième classe ait, comme ses autres confrères, une vie nouvelle qui l’apparente aux esprits. Il n’a que ses pierres atnongara et les dessins qu’il porte, pour l’identifier à ceux-ci et marquer le changement qui vient de s’opérer en lui. D’ailleurs, il est encore possible que le rituel de la mise à mort et de la résurrection ait été omis de la cérémonie particulière que relatent MM. Spencer et Gillen, ou bien qu’il soit tombé en désuétude.

Si nous appliquions à la lettre le principe que M. Tylor a appelé celui de la récurrence, c’est à cette dernière hypothèse que nous nous arrêterions le plus volontiers. Car des tribus fort éloignées, les Mitakoodi, ont un rituel d’initiation qui comporte une espèce de meurtre provisoire du candidat. Les magiciens Mitakoodi sont initiés par les magiciens Goa (nom d’une tribu de la Diamantine supérieure), de même que, chez les Warramunga, c’est un Worgaia qui introduit le serpent magique. Le futur magicien fait à son maître, un Goa, un présent convenable. « On le met à mort, puis on le jette dans un trou d’eau pour quatre jours ; le cinquième on le retire ; on allume des feux tout autour de lui pour sécher tout à fait son corps, et en retirer toute l’eau ; on le rétablit ainsi en santé et en vie. C’est alors qu’on lui montre à se servir de l’os (os de mort magique qui sert aux envoûtements), et qu’on lui enseigne les chants nécessaires pour qu’il les chante quand il se sert de cet os dans sa tribu. Son succès dans son art est dès lors assuré. » Ce renseignement sommaire, évidemment incomplet, et au surplus mal rédigé, établit pourtant bien que le mythe rituel de la mort et de la renaissance ne manque pas plus à une initiation magique qu’à l’autre, de la même façon qu’il est régulier, dans toute l’Australie pour un très grand nombre d’initiations générales des mâles de la tribu.

Pour un certain nombre de cas d’initiation par des magiciens nous ne possédons que des informations sommaires, mais l’essentiel est pourtant indiqué. Il s’agit toujours bien, de la part des initiateurs, de communiquer, à la façon des esprits, au nouveau magicien une nouvelle vie, une qualité nouvelle, marquées par la possession interne de ces pierres magiques et de ces os magiques. C’est ainsi que chez les Pitta Pitta du Queensland, les os et cristaux retirés par un magicien du corps d’un nouvel initié, peuvent servir à faire un autre initié encore. Grey semble nous indiquer des faits du même genre à propos de la tribu de Perth.

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