VI La conservation et la fuite des pouvoirs magiques

Ce qui établit précisément que ces initiations ont avant tout pour effet commun d’entraîner chez le magicien australien et chez ces adeptes un état de croyance collective, croyance surtout sentimentale, c’est que des sentiments de crainte et de respect naissent à l’égard du nouveau magicien, et qu’il est dorénavant enserré et protégé par toute une série ce tabous. Il occupe une situation privilégiée, dont la grandeur croîtra avec l’âge ; quelquefois il est chef du groupe local, quand il y a des chefs. D’ordinaire il y a des droits spéciaux, non seulement à l’égard des étrangers au groupe, mais encore, ce qui est plus rare dans ces démocraties primitives, à l’égard des membres du groupe. Il peut enfreindre des lois extraordinairement sévères comme celles qui règlent l’adultère ; tandis que les autres craignent de se laisser aller à aucune privauté à son égard.

Mais les observances dont le magicien se constitue l’esclave montrent encore mieux que s’il se dit hors du commun, c’est qu’il a en réalité la même conviction que ses sectateurs. Il se sent lui-même différent, et ne mène pas la même vie, autant par besoin d’en imposer aux autres que parce qu’il s’en impose à lui-même, et surtout parce qu’il craint de perdre les qualités extraordinairement fugitives qu’il a acquises.

Il y a — nous le savons dès que nous disposons d’informations suffisantes — immédiatement après la révélation ou après la tradition magiques, un espace de temps rempli d’observances plus particulières. Cela nous est attesté chez les Arunta, pour l’une comme pour l’autre des façons de devenir magicien. L’initié par les magiciens doit rester au camp des hommes, laisser ses blessures se cicatriser d’une certaine façon, sans quoi les pierres atnongara fuiraient. Pendant près d’un mois, où il se remet du terrible traitement subi, il ne cause à aucune femme ; ses mères, femmes et sœurs aînées lui envoient indirectement de la nourriture. Ce n’est qu’ensuite qu’il peut se rendre à son camp ; là encore il est soumis à des règles de silence et d’abstinence. La nuit, il dort en mettant un feu entre lui et sa femme. Ce feu le rend visible à l’Oruncha, à l’esprit, devenu le sien, du magicien qui l’a initié, et montre à cet esprit qu’il s’abstient même de sa femme. « S’il manquait à ces prescriptions, l’Oruncha causerait le départ de son pouvoir magique et le ferait retourner au vieux Nung-gara (magicien initiateur), et ses facultés magiques disparaîtraient pour toujours. » De même façon, une année entière d’épreuves, d’entraînement, est infligée au jeune initié par les esprits.

Ensuite ces pouvoirs, une fois consolidés, prouvés et attestés, n’en restent pas moins fugitifs. Ces qualités délicates et subtiles, ces pierres magiques animées d’une vie mystérieuse, ces relations intimes avec des esprits ombrageux ne peuvent être conservées que par une obéissance stricte à de nombreux tabous. Ainsi chez les Arunta, sous peine de perdre toute amitié de l’Iruntarinia, de voir fuir ses pierres atnongara, et d’être ainsi destitué de toute vertu magique, le magicien doit, par exemple, « ne manger ni graisse ni mets chaud ; ne pas respirer la fumée d’os qui brûlent, ni approcher du nid des grandes fourmis taureaux ; » car s’il était mordu par une de ces fourmis, il perdrait définitivement son pouvoir pour toujours. « Les aboiements des chiens du camp peuvent quelquefois aussi faire fuir les pierres atnongara. » Elles retournent à l’esprit qui les a données, que l’amitié de cet esprit vienne d’une révélation directe ou de la révélation indirecte d’un autre magicien. Les mêmes interdictions se trouvent chez les Kaitish et les Unmatjera. MM. Spencer et Gillen nous citent le fait remarquable d’un magicien qui sent ses forces magiques s’évanouir, et disparaître ses pierres atnongara au moment même où il a avalé, par distraction, une tasse de thé chaud. Chez les Warramunga, les tabous sont encore plus développés. Les licences qui sont permises ne font que les compenser. Non seulement leur violation entraîne la perte du pouvoir magique, mais elle met en danger la vie, tant la nouvelle vie est devenue la véritable vie du magicien. MM. Spencer et Gillen ont vu d’ailleurs eux-mêmes un magicien, de la classe matrimoniale des Tjunguri, qui, pour avoir consommé d’une de ces choses défendues, fut atteint d’une maladie qui devint mortelle ; cependant il n’était pas très jeune ; et les tabous n’étaient plus graves. Jusqu’à la vieillesse, outre les défenses de manger de la graisse, d’approcher du nid des grandes fourmis, il est interdit aux magiciens de manger de l’ours [natif], du serpent noir, du serpent tapis, du serpent blanc, du kangourou, de l’ourson, du dindon, du chien sauvage, du chat indigène, de grands lézards, certaines graines de gazon, et ils ne doivent boire d’eau que modérément. Toute leur vie, jusqu’à ce qu’ils aient des cheveux gris et les droits afférents à l’âge, ils doivent de la nourriture aux vieux maîtres de la corporation.

Il est très remarquable que M. Howitt, dans les plus anciens des renseignements qu’il nous a donnés sur les Kurnai, mentionne précisément la perte du pouvoir médical, à la suite des morsures de fourmis taureaux. Le magicien Kurnai, dont nous avons raconté l’initiation, a eu pareille aventure. Ce sont les boissons alcooliques, et un rêve où il voyait sa femme jeter sur lui du sang menstruel, qui ont fait que son Kîn (substance magique) a quitté son sac-médecine, et qu’il a perdu son pouvoir. Ni l’un ni l’autre ne sont revenus. À propos des tribus de la Yarra, dès avant 1878, M. Howitt mentionnait que leurs magiciens ont d’autres goûts (une autre alimentation), mangent autre chose et à d’autres heures ; qu’ils dorment pendant que les autres veillent et inversement : qu’ils font tout pour ressembler aussi peu que possible au commun de la tribu. Les pierres et l’os magique reçus des Len-ba-moor peuvent être enlevés par ces esprits et mis dans le sac-médecine d’un autre Weraap (magicien), et leur ancien possesseur, tout comme chez les Warramunga, tombe malade et meurt.

Ailleurs c’est à l’esprit initiateur que la substance magique revient. Nous sommes persuadé que des recherches approfondies, dans la plupart des tribus australiennes, feraient apparaître bien des faits de ce genre.

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