I Le pouvoir magique

Nous sommes assez mal renseignés sur les formes précises que revêt la notion du pouvoir magique dans la plupart des sociétés australiennes. Tout ce que nous savons, mais nous le savons avec certitude, par des témoins presque unanimes, c’est que toutes attribuent à certains hommes une puissance mystérieuse. La présence de ce pouvoir a d’ordinaire pour signe matériel une substance magique, contenue dans le corps du magicien, ou tout au moins dans son sac-médecine ou, à la rigueur, tenue au secret. Cette substance consiste, presque partout, soit en morceaux de cristal de roche, soit en un os magique (d’ordinaire un os de mort).

Nous comptons naturellement comme nuls, tellement la chose nous paraît impossible, tous les documents qui tendraient à nous faire croire qu’il y ait une société australienne quelconque où n’existe pas de magicien doué de pouvoirs spéciaux. Un seul informateur a osé soutenir une pareille assertion. Or il nous décrit probablement une tribu depuis infiniment mieux connue, Urabunna ou Dieri, où la magie est au contraire fort développée. Nous n’avons pas non plus à compter comme des témoignages négatifs des documents, même bons par ailleurs, où l’existence de pouvoirs spéciaux du magicien n’est pas mentionnée. D’autre part, si, faute de renseignements sur l’origine des pouvoirs magiques nous nous défendrons d’affirmer rien sur les croyances des tribus à propos desquelles nous sommes ainsi trop peu informés, cette lacune ne devra pas non plus nous empêcher de tenter la classification des quelques faits que nous voulons grouper.

La notion de pouvoir magique ne se présente pas, en Australie, sous la forme complexe et complète qu’elle possède dans les sociétés mélanésiennes et polynésiennes. Là les vertus des esprits, des choses, des rites et des magiciens, sont toutes désignées sous le nom générique de mana. Nous ne la rencontrons guère, à notre avis, que fragmentée en plusieurs notions. Cependant elle s’exprime quelquefois assez nettement. Chez les indigènes de la tribu de Perth (Australie occidentale), par sir G. Grey, nous savons, philologiquement, que le boyl-ya qaduk est celui qui boyl-ya et lance les boyl-ya (en l’espèce, de petits morceaux de quartz). Encore faut-il ajouter que, dans cette tribu, l’action et le pouvoir du magicien semblent avoir été réduits aux pouvoirs maléficiaire et curatif.

C’est à tort, selon nous, que M. Mathew pense avoir retrouvé exactement, chez les Kabi du Queensland qu’il évangélisa, la notion Fijienne (id est mélanéso-polynésienne ) de mana. Car il réduit en somme la notion de mana à celle d’émanation, d’influence magique à distance, et ainsi la défigure. Ce qui est exact, c’est que chez ces mêmes Kabi, M. Mathew nous décèle l’existence d’une notion double : d’une part celle de pouvoir magique pur, la vie particulièrement intense du magicien et, de l’autre, celle des substances magiques, les pierres (dhakke, Nanpai ou nganpai, kundir) où se concrétisent les forces de l’arc-en-ciel.

Chez les Arunta, la seule tribu connue à peu près à fond, nous trouvons la même notion fragmentée en deux parties au moins. Il y a d’abord l’idée d’arungquiltha, qui est spécialement la puissance qui émane des rites, des substances et des choses, plus ou moins sacrées, à efficacité mauvaise, qui s’en échappe sous la forme d’un fluide ou d’un petit tourbillon fulgurant ; il y a ensuite l’idée des pierres atnongara, pierres magiques, que le magicien porte dans son corps, et avec lesquelles il peut produire, en les extrayant de soi et en les dirigeant, les effets qu’il veut, curatifs et autres. Il y a peut-être lieu de penser qu’il doit y avoir des relations, plus étroites qu’il ne paraît, dans ces mêmes tribus, entre ces deux notions : celle des substances magiques internes, et celle de l’émanation des forces magiques. Peut-être certaines émissions d’arungquiltha se confondent-elles dans l’esprit des indigènes avec le départ des pierres atnongara. Mais nous n’émettons cette hypothèse que pour en provoquer la vérification par des ethnographes travaillant sur place. Les autres tribus qu’ont observées MM. Spencer et Gillen semblent vivre sur les mêmes croyances.

Nous craignons d’allonger la liste des tribus où nous pensons, d’après des textes malheureusement insuffisants, qu’on trouverait des croyances du même genre que celles des Arunta et des Kabi. D’ailleurs le caractère encore sommaire de nos informations sur ce point provient surtout de l’insuffisance philologique des documents ethnographiques. C’est de nuances d’idées qu’il s’agit ; or elles ne sont saisissables que pour des observateurs qui ont une connaissance parfaite des langues et nous ne pourrions les fixer qu’en les étudiant dans des traditions littéralement recueillies et traduites.

Il nous suffit d’ailleurs d’avoir constaté la grande extension, en Australie, de la notion d’un pouvoir spécial du magicien, pour devoir étudier l’origine de ce pouvoir. Les documents qui vont suivre montreront d’ailleurs que ce genre de représentations présente en Australie une véritable uniformité.

Il est très remarquable que la classification hindoue des diverses origines du pouvoir magique, s’applique à peu près à la lettre aux magies australiennes. On pourrait dire, avec les termes de Patañjali, qu’il provient de la naissance, de la connaissance des formules et des substances, de la révélation extatique.

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