III

Ne dites pas que la nature soit jamais devenue marâtre. Ne croyez pas que Dieu ait détourné de la terre son fécond regard. Elle est toujours, cette terre, la bonne mère nourrice qui ne demande qu’à aider l’homme ; stérile, ingrate à la surface, elle l’aime intérieurement.

Mais c’est l’homme qui n’aime plus, l’homme qui est ennemi de l’homme. La malédiction qui pèse sur lui, c’est la sienne, celle de l’égoïsme et de l’injustice, le poids d’une société injuste. Qui accusera-t-il ? Ni la nature, ni Dieu, mais lui-même, mais son œuvre, ses idoles, les dieux qu’il s’est faits.

Il a promené de l’un à l’autre son idolâtrie. À ces dieux de bois il a dit : « Protégez-moi, soyez mes sauveurs… » Il l’a dit au prêtre, il l’a dit au noble, il l’a dit au roi… Eh ! pauvre homme, sauve-toi toi-même.

Il les aimait, c’est son excuse ; elle explique son aveuglement. Comme il aimait, comme il croyait ! quelle foi naïve au bon seigneur, au cher saint homme de Dieu ! Comme il se mettait à genoux sur leur route et baisait encore la poussière, quand depuis longtemps ils étaient passés ! Comme écrasé, foulé par eux, il s’obstinait à mettre en eux ses vœux et ses espérances !… Toujours mineur, toujours enfant, il trouvait je ne sais quelle douceur filiale à ne rien réserver contre eux, à leur abandonner tout le soin de son avenir. « Je n’ai rien, je suis un pauvre homme ; mais je suis l’homme du baron, du beau château qui est là-bas. » Ou bien : « J’ai l’honneur d’être serf de ce fameux monastère. Je ne puis pas manquer jamais. »

Va maintenant, va, bon homme, au jour de ta nécessité, va, frappe à leur porte.

Au château ? Mais la porte est close, la grande table, où tous s’assirent, n’a pas servi depuis longtemps, la cheminée est froide, ni feu ni fumée. Le seigneur est à Versailles. Il ne t’oublie pas pourtant. Il a laissé ici pour toi le procureur et l’huissier.

Eh bien, j’irai au monastère. Cette maison de charité n’est-elle pas celle du pauvre ?… L’Église me dit tous les jours : « Dieu a tant aimé le monde !… Il s’est fait homme, il s’est fait aliment pour nourrir l’homme ! L’Église n’est rien ou elle est la charité divine réalisée sur la terre. »

Frappe, frappe, pauvre Lazare ! tu resteras là longtemps. Tu ne sais donc pas que l’Église est maintenant retirée du monde, que toutes ces affaires de pauvres et de charité ne la regardent plus ? Elle eut deux choses au Moyen-âge, des biens et des fonctions, dont elle était fort jalouse ; plus équitable au temps moderne, elle a fait deux parts : les biens, elle les a gardés ; les fonctions, hôpitaux, aumônes, patronage du pauvre, toutes ces choses qui la mêlaient trop aux soins d’ici-bas, elle les a généreusement remises à la puissance laïque.

Elle a des devoirs qui l’absorbent, celui principalement de défendre jusqu’à la mort ces pieuses fondations dont elle est dépositaire, de n’en rien laisser dépérir, de les transmettre toujours augmentées. Là elle est vraiment héroïque, prête au martyre, s’il le faut. En 1788, l’État obéré, aux abois, ne sachant plus que prendre à un peuple ruiné, s’adresse suppliant au clergé, le prie de payer l’impôt. Sa réponse est admirable, digne de mémoire : « Non, le peuple de France n’est pas imposable à volonté. »

Invoquer le nom du peuple pour se dispenser de venir en aide au peuple ! Dernier point, vraiment sublime, où devait monter la sagesse pharisienne ! Vienne maintenant 1789 ! Ce clergé peut mourir, il n’irait jamais plus loin ; il a la consolation, si rare pour les mourants, d’avoir été au bout de ses voies.

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