Des novateurs: Mystiques, etc.
«Le comment nous réussit mal, c'est la cause de la ruine d'Adam.
»Je crains deux choses: l'épicuréisme et l'enthousiasme, deux sectes qui doivent régner encore.
»Otez le décalogue, il n'y a plus d'hérésie. L'Écriture sainte est le livre de tous les hérétiques[a69].»
Luther nommait les esprits séditieux et présomptueux, «des saints précoces qui, avant la maturité, étaient piqués des vers et au moindre vent tombaient de l'arbre. Les rêveurs (schwermer) sont comme les papillons. D'abord c'est une chenille qui se pend à un mur, s'y fait une petite maison, éclot à la chaleur du soleil, et s'envole en papillon. Le papillon meurt sur un arbre et laisse une longue traînée d'œufs.»
Le docteur Martin Luther disait au sujet des faux frères et hérétiques qui se séparent de nous, qu'il fallait les laisser faire et ne pas s'en inquiéter; s'ils ne nous écoutent point, nous les enverrons avec tous leurs beaux semblans en enfer[r103].
«Quand je commençai à écrire contre les indulgences, je fus pendant trois ans tout seul, et personne ne me tendait la main[r104]. Aujourd'hui ils veulent tous triompher. J'aurais bien assez de mal avec mes ennemis sans celui que me font mes bons petits frères. Mais qui peut résister à tous? ce sont des jeunes gens tout frais, qui n'ont rien fait jusqu'ici; moi je suis vieux maintenant, et j'ai eu de grandes peines, de grands travaux. Osiander peut faire le fier; il a du bon temps; il a deux prédications à faire par semaine et quatre cents florins par an.»
«En 1521, il vint chez moi l'un de ceux de Zwickau, du nom de Marcus, assez affable dans ses manières, mais frivole dans ses opinions et dans sa vie[r105]. Il voulait conférer avec moi au sujet de sa doctrine. Comme il ne parlait que de choses étrangères à l'Écriture, je lui dis que je ne reconnaissais que la parole de Dieu, et que, s'il voulait établir autre chose, il devait au moins prouver sa mission par des miracles. Il me répondit: «Des miracles? ah! vous en verrez dans sept ans. Dieu même ne pourrait m'enlever ma foi.» Il dit aussi: «Je vois de suite si quelqu'un est élu ou non.»—Après qu'il m'eut beaucoup parlé du talent qu'il ne fallait pas enfouir, du dégrossissement, de l'ennui, de l'attente, je lui demandai qui comprenait cette langue. Il me répondit qu'il ne prêchait que devant les disciples croyans et habiles. Comment vois-tu qu'ils sont habiles? lui dis-je.—Je n'ai qu'à les regarder, répondit-il, pour voir leur talent.—Quel talent, mon ami, trouves-tu en moi par exemple?—Vous êtes encore au premier degré de la mobilité, me répondit-il, mais il viendra un temps où vous serez au premier de l'immobilité comme moi.—Sur ce, je lui citai plusieurs textes de l'Écriture et nous nous séparâmes. Quelque temps après, il m'écrivit une lettre très amicale, pleine d'exhortations; mais je lui répondis: Adieu, cher Marcus.
»Plus tard, il vint chez moi un tourneur qui se disait aussi prophète. Il me rencontra au moment où je sortais de ma maison, et me dit d'un ton hardi: «Monsieur le docteur, je vous apporte un message de mon Père.—Qui est donc ton père? lui dis-je.—Jésus-Christ, répondit-il.—C'est notre père commun, lui dis-je; que t'a-t-il ordonné de m'annoncer?—Je dois vous annoncer, de la part de mon père, que Dieu est irrité contre le monde.—Qui te l'a dit?—Hier, en sortant par la porte de Koswick, j'ai vu dans l'air un petit nuage de feu; cela prouve évidemment que Dieu est irrité[a70].» Il me parla encore d'un autre signe. «Au milieu d'un sommeil profond, dit-il, j'ai vu des ivrognes assis à table, qui disaient: Buvons, buvons; et la main de Dieu était au-dessus d'eux. Soudain l'un d'eux me versa de la bière sur la tête et je m'éveillai.»—Écoute, mon ami, lui dis-je alors, ne plaisante pas ainsi avec le nom et les ordres de Dieu; et je le réprimandai vivement. Quand il vit dans quelles dispositions j'étais à son égard, il s'en alla tout en colère et murmurant: «Sans doute quiconque ne pense pas comme Luther est un fou.»
»Une autre fois encore, j'eus affaire à un homme des Pays-Bas. Il voulait disputer avec moi jusqu'au feu inclusivement, disait-il. Quand je vis son ignorance, je lui dis: «Ne vaudrait-il pas mieux que nous disputassions sur quelques canettes de bière?» Ce mot le fâcha, et il s'en alla. Le diable est un esprit orgueilleux; il ne saurait souffrir qu'on le méprise.»
Maître Stiefel vint à Wittemberg, parla secrètement avec le docteur Luther, et lui montra son opinion en vingt articles, sur le jugement dernier[r106]. Il pensait que le jugement aurait lieu le jour de saint Luc. On lui dit de se tenir tranquille et de n'en point parler; ce qui le chagrina fort. «Cher seigneur docteur, dit-il, je m'étonne que vous me défendiez de prêcher ceci, et que vous ne vouliez pas me croire. Il est cependant sûr que je dois en parler, quoique je ne le fasse point volontiers.» Le docteur Luther lui répliqua: «Cher maître, vous avez bien pu vous taire dix ans sur ce sujet, pendant le règne de la papauté; tenez-vous encore tranquille pour le peu de temps qui reste.—Mais ce matin même, comme je me mettais en marche de bonne heure, j'ai vu un arc-en-ciel très beau, et j'ai pensé à la venue du Christ.—Non, il n'y aura point alors d'arc-en-ciel; d'un même coup le feu du tonnerre consumera toute créature. Un fort et puissant son de trompette nous réveillera tous. Ce n'est pas avec le son du chalumeau que l'on se fera entendre sur-le-champ à ceux qui sont dans la tombe.» (1533.)
«Michel Stiefel croit être le septième ange qui annonce le dernier jour[a71]; il donne ses livres et ses meubles, comme s'il n'en avait plus besoin.
»Bileas est certainement damné, quoiqu'il ait eu de bien grandes révélations, pas moindres que celles de Daniel; car il embrasse aussi les quatre empires[r107]. C'est un terrible exemple pour les orgueilleux. Oh! humilions-nous.»
»Le docteur Jeckel est un compagnon de l'espèce de Eisleben (Agricola)[r108]. Il faisait la cour à ma nièce Anna; mais je lui dis: «Cela ne doit point se faire, dans toute l'éternité!» Et à la petite fille: «Si tu veux l'avoir, ôte-toi pour toujours de devant mes yeux; je ne veux plus te voir ni t'entendre.»
Le duc Henri de Saxe étant venu à Wittemberg, le docteur Martin Luther lui parla deux fois contre le docteur Jeckel, et exhorta le prince à songer aux maux de l'Église. Jeckel avait prêché la doctrine suivante: «Fais ce que tu veux, crois seulement, tu seras sauvé.—Il faudrait dire: Quand tu seras rené, et devenu un nouvel homme, fais alors ce qui se présente à toi. Les sots ne savent point ce que c'est que la foi...» Un pasteur de Torgau vint se plaindre au docteur Luther de l'insolence et de l'hypocrisie du docteur Jeckel, qui, par ses ruses, avait attiré à lui tous ceux de la noblesse, du conseil, et le prince même. Le docteur l'ayant entendu, frémit, soupira, se tut, et se mit en prière; et le même jour, il ordonna qu'on exigeât d'Eisleben (Agricola), qu'il fît une rétractation publique, ou qu'il fût publiquement confondu.
«Le docteur Luther faisant reproche à Jeckel de ce qu'ayant si peu d'expérience, étant si peu exercé dans la dialectique et la rhétorique, il osait entreprendre de telles choses contre ses maîtres et précepteurs, il répondit[r109]: «Je dois craindre Dieu plus que mes précepteurs; j'ai un Dieu aussi bien que vous...» Le docteur Jeckel se mit ensuite à table pour souper; il avait l'air sombre; et le docteur Luther se curait les dents, ainsi que les convives venus de Freyberg. Alors Luther se mit à dire: «Si j'avais rendu la cour aussi pieuse que vous le monde, j'aurais bien travaillé, etc.» Et Jeckel se tenait toujours avec un air sombre, les yeux baissés, montrant, par cette contenance, ce qu'il avait en esprit. Enfin Luther se leva, et voulut sortir; Jeckel aurait encore bien voulu s'expliquer et discuter avec lui; mais le docteur ne voulut plus lui parler.»
Des Antinomiens, et particulièrement d'Eisleben (Agricola) [r110] .—«Ah! combien cela fait mal, quand on perd un bon ami qu'on aimait beaucoup! J'ai eu cet homme-là à ma table; il a été mon bon compagnon, il riait avec moi, il était gai... et voilà qu'il se met contre moi!... Cela n'est point à souffrir. Rejeter la loi sans laquelle il n'y a ni église, ni gouvernement, cela ne s'appelle pas percer le tonneau, mais le défoncer.... C'est le moment de combattre... Puis-je le voir s'enorgueillir pendant ma vie, et vouloir gouverner?... Il ne suffit pas qu'il dise, pour s'excuser, qu'il n'a parlé que du docteur Creuziger et de maître Roerer. Le Catéchisme, l'Explication du décalogue et la Confession d'Augsbourg, sont miens, et non point à Creuziger ou à Roerer... Il veut enseigner la pénitence par l'amour de la justice. Ainsi, il ne prêche qu'aux hommes justes et pieux la révélation du courroux divin. Il ne prêche pas pour les impies. Cependant saint Paul dit: La Loi est donnée aux injustes. En somme, en ôtant la Loi, il ôte aussi l'Évangile; il tire notre croyance du ferme appui de la conscience, pour la soumettre aux caprices de la chair.
»Qui aurait pensé à la secte des antinomiens[r111]?... J'ai surmonté trois cruels orages: Münzer, les sacramentaires et les anabaptistes. Il faudra donc écrire sans fin! Je ne désire pas vivre long-temps, car il n'y a plus de paix à espérer.» (1538.)
Le docteur Luther ordonna à maître Ambroise Bernd d'apprendre aux professeurs de l'université à ne point être factieux, à ne point préparer de schisme, et il défendit que maître Eisleben fût élu doyen... «Dites cela à vos facultistes, et s'ils n'en font rien, je prêcherai contre eux.» (1539.)
Le dernier jour de novembre, Luther était en joie et en gaîté avec ses cousins, son frère, sa sœur, et quelques bons amis de Mansfeld. On fit mention de maître Grickel, et ils le priaient pour lui. Le docteur répondit: «J'ai tenu cet homme-là pour mon plus fidèle ami; mais il m'a trompé par ses ruses, j'écrirai bientôt contre lui; qu'il y prenne garde; il n'y a en lui aucune pénitence.» (1538.)
«J'ai eu tant de confiance en cet homme-là (Eisleben), que, lorsque j'allai à Smalkalde, en 1537, je lui recommandai ma chaire, mon Église, ma femme, mes enfans, ma maison, tout ce que j'avais de secret[r112].»
Le dernier jour de janvier, 1539, au soir, le docteur Luther lut les propositions qu'Eisleben allait soutenir contre lui; il y avait mis je ne sais quelles absurdités de Saül et de Jonathas (J'ai mangé un peu de miel et c'est pour cela que je meurs). «Jonathas, dit Luther, c'est maître Eisleben qui mange le miel et prêche l'Évangile; Saül, c'est Luther... Ah! Eisleben, es-tu donc un tel... Oh! Dieu te pardonne ton amertume!»
«Si la Loi est ainsi renvoyée de l'Église au conseil, à l'autorité civile, celle-ci dira à son tour: Nous sommes aussi de fidèles chrétiens, la Loi ne nous regarde point. Le bourreau finira par en dire autant. Il n'y aura plus que grâce, douceur, et bientôt caprices effrénés et scélératesse. Ainsi commença Münzer.»
En 1540, Luther donna un repas auquel assistèrent les principaux membres de l'Université[r113]. Vers la fin du repas, quand tout le monde fut en belle humeur, un verre à cercles de couleurs fut apporté. Luther y versa du vin et le vida à la santé des convives. Ceux-ci lui rendirent son salut en vidant le verre chacun à son tour, à la santé de leur hôte. Quand ce fut le tour de maître Eisleben, Luther lui présenta le verre en disant: «Mon cher, ce qui, dans ce verre, est au-dessus du premier cercle, ce sont les dix commandemens; de là jusqu'au second, c'est le credo; jusqu'au troisième c'est le pater noster; le catéchisme est au fond.» Puis il le vida lui-même, le fit remplir de nouveau et le donna à maître Eisleben. Celui-ci n'alla point au-delà du premier cercle, il remit le verre sur la table et ne le put regarder sans une espèce d'horreur. Luther le vit, et il dit aux convives: «Je savais bien que maître Eisleben ne boirait qu'aux Commandemens, et qu'il laisserait le credo, le pater noster et le catéchisme.»
Maître Jobst étant à la table de Luther, lui montra des propositions d'après lesquelles on ne devait point prêcher la Loi, puisque ce n'est pas elle qui nous justifie[r114]. Luther s'emporta et dit: «Faut-il que les nôtres commencent de telles choses, même de notre vivant. Ah! combien nous devons honorer maître Philippe (Mélanchton), qui enseigne avec clarté et vérité l'usage et l'utilité de la Loi. Elle se vérifie, la prophétie du comte Albert de Mansfeld qui m'écrivait: Il y a derrière cette doctrine un Münzer. En effet celui qui détruit la doctrine de la Loi, détruit en même temps politicam et œconomiam. Si l'on met la Loi en dehors de l'Église, il n'y aura plus de péché reconnu dans le monde: car l'Évangile ne définit et ne punit le péché qu'en recourant à la Loi.» (1541.)
«Si, au commencement, j'ai dans ma doctrine parlé et écrit si durement contre la Loi, cela est venu de ce que l'Église chrétienne était chargée de superstitions, sous lesquelles Christ était tout-à-fait obscurci et enterré[r115]. Je voulais sauver et affranchir de cette tyrannie de la conscience les âmes pieuses et craignant Dieu. Mais je n'ai jamais rejeté la Loi...»[a72]