Tentations: Regrets et doutes des amis, de la femme; Doutes de Luther lui-même.
Maître Philippe Mélanchton dit un jour la fable suivante à la table du docteur Martin Luther[r116]: «Un homme avait pris un petit oiseau, et le petit oiseau aurait bien voulu être libre, et il disait à l'homme: O mon bon ami, lâche-moi, je te montrerai une belle perle qui vaut bien des milliers de florins! Tu me trompes, dit l'homme. Oh non! aie confiance, viens avec moi, je vais te la montrer. L'homme lâche l'oiseau, qui se perche sur un arbre et lui chante: Crede parùm, tua serva, et quæ periêre, relinque (ne te confie pas trop, garde bien le tien, laisse ce qui est perdu sans retour). C'était en effet une belle perle qu'il lui laissait.»
«Philippe me demandait une fois que je voulusse lui tirer de la Bible une devise, mais telle qu'il ne s'en lassât point[r117]. On ne peut rien donner à l'homme dont il ne se lasse.»
«Si Philippe n'eût pas été si affligé par les tentations, il aurait des idées et des opinions singulières[r118].»
Le paradis de Luther est très grossier. Il croit que, dans le nouveau ciel et la nouvelle terre, il y aura aussi des animaux utiles[r119]. «Je pense souvent à la vie éternelle et aux joies que l'on doit y trouver, mais je ne puis comprendre à quoi nous y passerons le temps, car il n'y aura aucun changement, aucun travail, ni boire, ni manger, ni affaire; mais je pense que nous aurons assez d'objets à contempler. Sur cela, Philippe Mélanchton dit très bien: Maître, montrez-nous le Père; cela nous suffit.»
«Les paysans ne sont pas dignes de tant de fruits que porte la terre[r120]. Je remercie plus notre Seigneur pour un arbre que tous les paysans pour tous leurs champs. Ah! domine doctor, dit Mélanchton, exceptez-en quelques-uns, tels qu'Adam, Noë, Abraham, Isaac.»
«Le docteur Jonas disait à souper: Ah! comme saint Paul parle magnifiquement de sa mort. Je ne puis pourtant le croire[r121].—Il me semble aussi, dit le docteur Luther, que saint Paul lui-même ne pouvait penser sur cette matière avec autant de force qu'il parlait; moi-même, malheureusement, je ne puis sur cet article croire aussi fortement que prêcher, parler et écrire, aussi fortement que d'autres gens s'imaginent que je crois. Et il ne serait peut-être pas bon que nous fissions tout ce que Dieu commande, car c'en serait fait de sa divinité; il se trouverait menteur, et ne pourrait rester véridique dans ses paroles.»
«Un méchant et horrible livre contre la sainte Trinité ayant été publié par l'impression, en 1532, le docteur Martin Luther dit[r122]: «Ces esprits chimériques ne croient pas que d'autres gens aient eu aussi des tentations sur cet article. Mais pourquoi opposer ma pensée à la parole de Dieu et au Saint-Esprit (opponere meam cogitationem verbo Dei, et spiritui sancto)? Cette opposition ne soutient pas l'examen.»
La femme du docteur lui disait[r123]: «Seigneur docteur, d'où vient que sous la papauté nous priions si souvent et avec tant de ferveur, tandis qu'aujourd'hui notre prière est tout-à-fait froide, et nous prions rarement?» Le docteur répondit: «Le diable pousse sans cesse ses serviteurs à pratiquer diligemment son culte.»
Le docteur Martin Luther exhortait sa femme à lire et écouter avec soin la parole de Dieu, particulièrement le psautier[r124]. Elle répondit qu'elle l'écoutait suffisamment, et en lisait chaque jour; qu'elle pourrait même, s'il plaisait à Dieu, en répéter beaucoup de choses. Le docteur soupira et dit: «Ainsi commence le dégoût de la parole de Dieu. C'est le signe d'un mal futur. Il viendra de nouveaux livres, et la sainte Écriture sera méprisée, jetée dans un coin, et comme on dit: sous la table.»
Luther demandait à sa femme si elle aussi croyait qu'elle fût sainte? Elle s'en étonna, et dit: «Comment puis-je être sainte, je suis une grande pécheresse.» Il dit alors: «Voyez pourtant l'horreur de la doctrine papale, comme elle a blessé les cœurs et préoccupé tout l'homme intérieur. Ils ne sont plus capables de rien voir, hors la piété et la sainteté personnelle et extérieure des œuvres que l'homme même fait pour soi.»
«Le Pater noster et la foi, me rassurent contre le diable[r125]. Ma petite Madeleine et mon petit Jean prient en outre pour moi, ainsi que beaucoup d'autres chrétiens... J'aime ma Catherine, je l'aime plus que moi-même, car je voudrais mourir plutôt que de lui voir arriver du mal à elle et à ses enfans; j'aime aussi mon Seigneur Jésus-Christ qui, par pure miséricorde, a versé son sang pour moi; mais ma foi devrait être beaucoup plus grande et plus vive. O mon Dieu! ne juge point ton serviteur[r126]!»
«Ce qui ne contribue pas peu à affliger et tenter les cœurs, c'est que Dieu semble capricieux et changeant. Il a donné à Adam des promesses et des cérémonies, et cela a fini avec l'arc-en-ciel et l'arche de Noé. Il a donné à Abraham la circoncision, à Moïse des signes miraculeux, à son peuple la Loi; mais au Christ, et par le Christ, l'Évangile, qui est considéré comme annulant tout cela. Et voilà que les Turcs effacent cette voix divine, et disent: Votre loi durera bien quelque temps, mais elle finira par être changée.» (Luther n'ajoute aucune réflexion.)