CHAPITRE VI.

Le diable.—Tentations.

«Une fois, dans notre cloître à Wittemberg, j'ai entendu distinctement le bruit que faisait le diable. Comme je commençais à lire le psautier, après avoir chanté matines, que j'étais assis, que j'étudiais et que j'écrivais pour ma leçon, le diable vint et fit trois fois du bruit derrière mon poêle, comme s'il en eût traîné un boisseau. Enfin, comme il ne voulait point finir, je rassemblai mes petits livres et allai me mettre au lit... Je l'entendis encore une nuit au-dessus de ma chambre dans le cloître; mais comme je remarquai que c'était le diable, je n'y fis pas attention et me rendormis.»

«Une jeune fille qui était l'amie du vieil économe à Wittemberg, se trouvant malade, il se présenta à elle une vision comme si c'eût été le Christ sous une forme belle et magnifique; elle y crut et se mit à prier cette figure[r127]. On envoya en hâte au cloître chercher le docteur Luther. Lorsqu'il eût vu la figure, qui n'était qu'un jeu et une singerie du diable, il exhorta la fille à ne pas se laisser duper ainsi. En effet, dès qu'elle eut craché au visage du fantôme, le diable disparut, la figure se changea en un grand serpent qui courut à la fille et la mordit à l'oreille, de sorte que le sang coula. Le serpent s'évanouit bientôt. Le docteur Luther vit la chose de ses propres yeux, avec beaucoup d'autres personnes.» (L'éditeur des Conversations ne dit point tenir cette histoire de Luther.)

Un pasteur des environs de Torgau se plaignait à Luther que le diable faisait la nuit, un bruit, un tumulte et un renversement extraordinaires dans sa maison, qu'il lui cassait ses pots et sa vaisselle de bois, lui jetait les morceaux à la tête, et riait ensuite. Il faisait ce manége depuis un an, et ni sa femme, ni ses enfans ne voulaient plus rester dans la maison[r128]. Luther dit au pasteur: «Cher frère, sois fort dans le Seigneur, ne cède point à ce meurtrier de diable. Si l'on n'a point invité et attiré cet hôte chez soi par ses péchés, on peut lui dire: Ego auctoritate divinâ hic sum pater familias et vocatione cœlesti pastor ecclesiæ; mais toi, diable, tu te glisses dans cette maison comme un voleur et un meurtrier. Pourquoi ne restes-tu pas dans le ciel? Qui t'a invité ici?»

Sur une possédée. «Puisque ce diable est un esprit jovial, et qu'il se moque de nous tout à son aise, il nous faut d'abord prier sérieusement pour la jeune fille qui souffre ainsi à cause de nos péchés. Ensuite il faut mépriser cet esprit et s'en rire, mais ne pas aller l'éprouver par des exorcismes et autres choses sérieuses, parce que la superbe diabolique se rit de tout cela. Persévérons dans la prière pour la jeune fille et dans le mépris pour le diable, et enfin, avec la grâce du Christ, il se retirera. Il serait bon aussi que les princes voulussent réformer leurs vices, dans lesquels cet esprit malin nous montre qu'il triomphe. Je te prie, puisque c'est une chose digne d'être publiée, de t'informer exactement de toutes les circonstances; pour écarter toute fraude, assure-toi si les pièces d'or que cette fille avale sont de vraies pièces d'or, et de bon aloi. Car j'ai été jusqu'à présent obsédé de tant de fourberies, de ruses, de machinations, de mensonges, d'artifices, que je ne me prête plus aisément à rien croire que je n'aie vu faire et dire.» (5 août 1536.)

«Que ce pasteur n'ait pas la conscience troublée de ce qu'il a enseveli cette femme qui s'était tuée elle-même, si toutefois elle s'est tuée. Je connais beaucoup d'exemples semblables, mais je juge ordinairement que les gens ont été tués simplement et immédiatement par le diable, comme un voyageur est tué par un brigand. Car, lorsqu'il est évident que le suicide n'a pu avoir lieu naturellement, quand il s'agit d'une corde, d'une ceinture ou (comme dans le cas dont tu me parles) d'un voile pendant et sans nœud, qui ne tuerait pas même une mouche, il faut croire, selon moi, que c'est le diable qui fascine les hommes et leur fait croire qu'ils font toute autre chose, par exemple une prière; et cependant le diable les tue. Néanmoins le magistrat fait bien de punir avec la même sévérité, de peur que Satan ne prenne courage pour s'introduire. Le monde mérite bien de tels avertissemens, puisqu'il épicurise et pense que le démon n'est rien.» (1er décembre 1544.)

«Satan a voulu tuer notre prieur, en jetant sur lui un pan de mur. Mais Dieu l'a miraculeusement sauvé.» (4 juillet 1524.)

«Les fous, les boiteux, les aveugles, les muets sont des hommes chez qui les démons se sont établis. Les médecins qui traitent ces infirmités, comme ayant des causes naturelles, sont des ignorans qui ne connaissent point toute la puissance du démon.» (14 juillet 1528.)

»Il y a des lieux dans beaucoup de pays, où habitent les diables[r129]. La Prusse a grand nombre de mauvais esprits. En Suisse, non loin de Lucerne, sur une haute montagne, il y a un lac qu'on appelle l'étang de Pilate; le diable y est établi d'une manière terrible. Dans mon pays, il y a un étang situé de même. Si l'on y jette une pierre, il s'élève un grand orage, et tout le pays tremble à l'entour. C'est une habitation de diables qui y sont prisonniers.

»Le diable a emporté à Sussen, le jour du vendredi saint, trois écuyers qui s'étaient voués à lui.»(1538.)

Un jour de grand orage, Luther disait: «C'est le diable qui fait ce temps-là; les vents ne sont autre chose que de bons ou de mauvais esprits. Le diable respire et souffle[r130]

Deux nobles avaient juré de se tuer l'un l'autre (du temps de Maximilien). Le diable ayant tué l'un d'eux dans son lit avec l'épée de l'autre, le survivant fut amené sur la place publique. On enleva la terre couverte par son ombre, et on le bannit du pays. C'est ce qui s'appelle mors civilis. Le docteur Grégoire Bruck, chancelier de Saxe, fit ce récit à Luther.

Suivent deux histoires de gens avertis d'avance qu'ils seraient emportés par le diable, et qui, quoiqu'ils eussent reçu le saint sacrement, et qu'ils fussent gardés avec des cierges par leurs amis en prières, n'en furent pas moins emportés au jour et à l'heure marqués[r131]. «Il a bien crucifié notre Seigneur lui-même. Mais, pourvu qu'il n'emporte pas l'âme, tout va bien.»

«Le diable promène les gens dans leur sommeil de côté et d'autre, de sorte qu'ils font toute chose comme s'ils veillaient[r132]. Autrefois les papistes, comme gens superstitieux, disaient que de tels hommes devaient ne pas avoir été bien baptisés, ou qu'ils l'avaient peut-être été par un prêtre ivre.»

«Aux Pays-Bas et en Saxe, un chien monstrueux sent les gens qui doivent mourir, et rôde autour[r133]...

»Les moines conduisaient chez eux un possédé[r134]. Le diable qui était en lui, dit aux moines: «O mon peuple, que t'ai-je fait!» Popule meus, quid feci tibi?»

On racontait à la table de Luther qu'un jour, dans une cavalcade de gentilshommes, l'un d'eux s'était écrié en piquant des deux: «Au diable le dernier!» Comme il avait deux chevaux, il en lâcha un; et celui-ci, restant le dernier, le diable l'emporta avec lui dans les airs[r135]. Luther dit à cette occasion: «Il ne faut pas convier Satan à notre table. Il vient sans avoir été prié. Tout est plein de diables autour de nous; nous-mêmes, qui veillons et qui prions journellement, nous avons assez affaire à lui.»

«Un vieux curé, faisant un jour sa prière, entendit derrière lui le diable qui voulait l'en empêcher, et qui grognait comme aurait fait tout un troupeau de porcs[r136]. Le vieux curé, sans se laisser effrayer, se retourna et lui dit: «Maître diable, il t'est bien advenu ce que tu méritais; tu étais un bel ange, et te voilà maintenant un vilain porc.» Aussitôt les grognemens cessèrent, car le diable ne peut souffrir qu'on le méprise... La foi le rend faible comme un enfant.»

«Le diable redoute la parole de Dieu. Il ne la peut mordre; il s'y ébrèche les dents.»

«Un jeune vaurien, sauvage et emporté, buvait un jour avec quelques compagnons dans un cabaret. Quand il n'eut plus d'argent, il dit que s'il se trouvait quelqu'un qui lui payât un bon écot, il lui vendrait son âme. Peu après, un homme entra dans le cabaret, se mit à boire avec le vaurien, et lui demanda s'il était véritablement prêt à vendre son âme. Celui-ci répondit hardiment oui, et l'homme lui paya à boire toute la journée. Sur le soir, quand le garçon fut ivre, l'inconnu dit aux autres qui étaient dans le cabaret: «Messieurs, qu'en pensez-vous? si quelqu'un achète un cheval, la selle et la bride ne lui appartiennent-elles pas aussi?» Les assistans s'effrayèrent beaucoup à ces mots, et ne voulurent d'abord pas répondre, mais, comme l'étranger les pressait, ils dirent à la fin: «Oui, la selle et la bride sont aussi à lui.» Aussitôt le diable (car c'était lui), saisit le mauvais sujet et l'emporta avec lui à travers le plafond, de sorte que l'on n'a jamais su ce qu'il est devenu.»

Une autre fois, Luther raconta l'histoire d'un soldat, qui avait déposé de l'argent chez son hôte, dans le Brandebourg[r137]. Cet hôte, quand le soldat lui redemanda son argent, nia d'avoir rien reçu. Le soldat furieux se jeta sur lui, et le maltraita, mais le fourbe le fit arrêter par la justice et l'accusa d'avoir violé la paix domestique (hausfriede). Pendant que le soldat était en prison, le diable vint chez lui et lui dit: «Demain tu seras condamné à mort et exécuté. Si tu me vends ton corps et ton âme, je te délivre.» Le soldat n'y consentit point. Alors le diable lui dit: «Si tu ne veux pas, écoute au moins le conseil que je te donne. Demain, quand tu seras devant les juges, je me tiendrai près de toi, en bonnet bleu avec une plume blanche. Demande alors aux juges qu'ils me laissent plaider ta cause, et je te tirerai de là. Le lendemain, le soldat suivit le conseil du diable, et comme l'hôte persistait à nier, l'avocat en bonnet bleu lui dit: «Mon ami, comment peux-tu ainsi te parjurer? L'argent du soldat se trouve dans ton lit, sous le traversin. Seigneurs échevins, envoyez-y et vous verrez que je dis vrai.» Quand l'hôte entendit cela, il s'écria avec un gros jurement: «Si j'ai reçu l'argent, je veux que le diable m'enlève sur l'heure.» Mais les sergens envoyés à l'auberge trouvèrent l'argent à la place indiquée, et l'apportèrent devant le tribunal. Alors l'homme au bonnet bleu dit en ricanant: «Je savais bien que j'aurais l'un des deux, le soldat ou l'aubergiste.» Il tordit le cou à celui-ci et l'emporta dans les airs.—Luther, ayant conté l'histoire, ajouta qu'il n'aimait pas qu'on jurât par le diable, comme faisaient beaucoup de gens, «car, disait-il, le mauvais drôle n'est pas loin; l'on n'a pas besoin de le peindre sur les murs pour qu'il soit présent.»

«Il y avait à Erfurth deux étudians, dont l'un aimait si fort une jeune fille, qu'il en serait devenu bientôt fou[r138]. L'autre, qui était sorcier, sans que son camarade en sût rien, lui dit: «Si tu promets de ne point lui donner un baiser et de ne point la prendre dans tes bras, je ferai en sorte qu'elle vienne te trouver. Il la fit venir en effet. L'amant, qui était un beau jeune homme, la reçut avec tant d'amour, et il lui parlait si vivement, que le sorcier craignait toujours qu'il ne l'embrassât; enfin il ne put se contenir. A l'instant même elle tomba et mourut. Quand ils la virent morte, ils eurent grand'peur, et le sorcier dit: «Employons notre dernière ressource.» Il fit si bien, que le diable la reporta chez elle, et qu'elle continua de faire tout ce qu'elle faisait auparavant dans la maison; mais elle était fort pâle et ne parlait point. Au bout de trois jours, les parens allèrent trouver les théologiens, et leur demandèrent ce qu'il fallait faire. A peine ceux-ci eurent-ils parlé fortement à la fille, que le diable se retira d'elle; le cadavre tomba raide avec une grande puanteur[a73]

«Le docteur Luc Gauric, le sorcier que vous avez fait venir d'Italie, m'a souvent avoué que son maître conversait avec le diable[r139]

«Le diable peut se changer en homme ou en femme pour tromper, de telle manière qu'on croit être couché avec une femme en chair et en os, et qu'il n'en est rien; car, suivant le mot de saint Paul, le diable est bien fort avec les fils de l'impiété[r140]. Comme il en résulte souvent des enfans ou des diables, ces exemples sont effrayans et horribles. C'est ainsi que ce qu'on appelle le nix, attire dans l'eau les vierges ou les femmes pour créer des diablotins. Le diable peut aussi dérober des enfans; quelquefois dans les six premières semaines de leur naissance, il enlève à leur mère ces pauvres créatures pour en substituer à leur place d'autres, nommés supposititii, et par les Saxons, kilkropff.

«Il y a huit ans, j'ai vu et touché moi-même à Dessau un enfant qui n'avait pas de parens, et qui venait du diable. Il avait douze ans, et était tout-à-fait conformé comme un enfant ordinaire. Il ne faisait que manger, et mangeait autant que quatre paysans ou batteurs en grange. Il faisait aussi tous ses besoins. Mais quand on le touchait, il criait comme un possédé; s'il arrivait quelque accident malheureux dans la maison, il s'en réjouissait et riait; si, au contraire tout allait bien, il pleurait continuellement. Je dis aux princes d'Anhalt avec qui j'étais: Si j'avais à commander ici, je ferais jeter cet enfant dans la Moldau, au risque de m'en faire le meurtrier. Mais l'électeur de Saxe et les princes n'étaient pas de mon opinion. Je leur dis alors de faire prier Dieu dans l'église pour qu'il enlevât le démon. On répéta ces prières tous les jours pendant une année, et après ce temps l'enfant mourut.» Quand le docteur eut raconté cette histoire, quelqu'un lui demanda pourquoi il aurait voulu jeter cet enfant à l'eau. C'est, répondit-il, que les enfans de cette espèce ne sont autre chose, à mon sens, qu'une masse de chair, sans âme. Le diable est bien capable de produire de ces choses; tout ainsi qu'il anéantit les facultés des hommes, quand il les possède corporellement, de manière à leur enlever la raison et à les rendre sourds et aveugles pour quelque temps, de même il habite dans ces masses de chair et est lui-même leur âme.—Il faut que le diable soit bien puissant pour tenir ainsi nos esprits prisonniers. Origène, ce me semble, n'a pas assez compris cette puissance; autrement il n'aurait point pensé que le diable pourra obtenir grâce au Jugement dernier. Quel horrible péché de se révolter ainsi sciemment contre son Dieu, son créateur!

»En Saxe, près de Halberstadt, il y avait un homme qui avait un kilkropff. Cet enfant pouvait épuiser sa mère et cinq autres femmes en les tétant, et il dévorait outre cela tout ce qu'on lui présentait. On donna à l'homme le conseil de faire un pélerinage à Holckelstadt, de vouer son kilkropff à la Vierge Marie, et de le faire bercer en cet endroit. L'homme suivit cet avis, et il emporta son enfant dans un panier; mais, en passant sur un pont, un autre diable, qui était dans la rivière, se mit à crier: Kilkropff! kilkropff! L'enfant, qui était dans le panier, et qui n'avait jamais encore prononcé un seul mot, répondit: Oh! oh! oh! Le diable de la rivière lui demanda ensuite: Où vas-tu? L'enfant du panier répondit: Je m'en vais à Holckelstadt, à notre Mère bien-aimée, pour me faire bercer. Le paysan, très effrayé, jeta l'enfant et le panier dans la rivière; sur quoi les deux diables se mirent à s'envoler ensemble. Ils crièrent: Oh! oh! oh! firent quelques cabrioles l'un par-dessus l'autre et s'évanouirent.»

Luther, en sortant un dimanche de l'église du château où il avait prêché, rencontra un landsknecht qui s'adressa à lui, se plaignant des tentations continuelles qu'il avait à essuyer de la part du diable, disant qu'il venait souvent à lui et le menaçait de l'enlever dans les airs. Pendant qu'il parlait ainsi, le docteur Pomer, qui passait par ce chemin, s'approcha aussi de lui et aida Luther à le consoler. «Ne désespérez pas, lui disaient-ils, car malgré ces tentations du diable, vous n'êtes point à lui. Notre Seigneur Jésus-Christ a aussi été tenté par lui, mais il l'a surmonté par la parole de Dieu. Défendez-vous de même par la parole de Dieu et par la prière.» Luther ajouta: «Si le diable te tourmente et te menace de t'emmener, réponds-lui: «Je suis à Jésus-Christ, qui est mon Seigneur; c'est en lui que je crois, et c'est auprès de lui que je serai un jour. Il a dit lui-même qu'aucune puissance ne pourra enlever les chrétiens de sa main.» Pense plutôt à Dieu qui est au ciel qu'au diable, et cesse de t'effrayer de ses ruses. Je sais bien qu'il serait fort aise de t'enlever, mais il ne le peut. Il est comme le voleur qui voudrait bien mettre la main sur le coffre-fort du riche; la volonté ne lui manque pas, mais le pouvoir. De même Dieu ne permettra pas au diable de te faire du mal. Écoute fidèlement la parole divine, prie avec ferveur, travaille, ne sois pas trop souvent seul, et tu verras que Dieu te délivrera de Satan et te conservera dans son troupeau.»

Un jeune ouvrier, maréchal ferrant de son état, prétendait être poursuivi par un spectre à travers toutes les rues de la ville. Luther le fit venir chez lui et l'interrogea en présence de plusieurs personnes doctes. Le jeune homme disait que le spectre qui le poursuivait lui avait reproché comme un sacrilége d'avoir communié sous les deux espèces, et qu'il lui avait dit: «Si tu retournes dans la maison de ton maître, je te tords le cou.» C'est pourquoi il n'était pas rentré depuis plusieurs jours. Le docteur, après l'avoir beaucoup interrogé, lui dit: «Prends garde, mon ami, de ne pas mentir. Crains Dieu, écoute sa parole avec attention; retourne chez ton maître, fais ton travail, et si Satan revient, dis-lui: «Je ne veux pas t'obéir. Je n'obéirai qu'à Dieu qui m'a appelé à ce métier: je resterai ici à mon travail, et un ange même viendrait, que je ne m'en laisserais pas détourner.»

Le docteur Luther, devenu plus âgé, éprouva peu de tentations de la part des hommes; mais le diable, comme il le reconnaît lui-même, allait promener avec lui dans le dortoir du cloître; il le vexait et le tentait. Il avait un ou deux diables qui l'épiaient, et s'ils ne pouvaient parvenir au cœur, ils saisissaient la tête et la tourmentaient[r141] [a74].

«... Cela m'est arrivé souvent[r142]. Quand je tenais un couteau dans les mains, il me venait de mauvaises pensées; souvent je ne pouvais prier, et le diable me chassait de la chambre. Car nous autres nous avons affaire aux grands diables qui sont docteurs en théologie. Les Turcs et les papistes ont de petits diablotins qui ne sont point théologiens, mais seulement juristes.

»Je sais, grâce à Dieu, que ma cause est bonne et divine; si Christ n'est point dans le ciel et Seigneur du monde, alors mon affaire est mauvaise[r143]. Cependant le diable me serre souvent de si près dans la dispute, qu'il m'en vient la sueur. Il est éternellement irrité, je le sens bien, je le comprends. Il couche avec moi plus près que ma Catherine. Il me donne plus de trouble qu'elle de joie... Il me pousse quelquefois: La Loi, dit-il, est aussi la parole de Dieu; pourquoi l'opposer toujours à l'Évangile?—«Oui, dis-je à mon tour; mais elle est aussi loin de l'Évangile que le ciel l'est de la terre, etc.»

»Le diable n'est pas, à la vérité, un docteur qui a pris ses grades[a75], mais du reste il est bien savant, bien expérimenté[r144]. Il n'a pourtant fait son métier que depuis six mille ans. Si le diable est sorti quelquefois des possédés, lorsqu'il était conjuré par les moines et les prêtres papistes, en laissant après lui quelque signe, un carreau cassé, une fenêtre brisée, un pan de mur ouvert, c'était pour faire croire aux gens qu'il avait quitté le corps, mais en effet pour posséder l'esprit, pour les confirmer dans leurs superstitions.»

Au mois de janvier 1532, Luther tomba dangereusement malade. Le médecin le crut menacé d'une attaque d'apoplexie[r145]. Mélanchton et Rorer, assis près de son lit, ayant parlé de la joie que la nouvelle de sa mort causerait sans doute aux papistes, il leur dit avec assurance: «Je ne mourrai pas encore, je le sais certainement. Dieu ne confirmera point à présent l'abominable papisme par ma mort. Il ne voudra point après celle de Zwingli et d'Œcolampade, accorder aux papistes un nouveau sujet de triomphe. Satan, il est vrai, ne songe qu'à me tuer; il ne me quitte d'un pas. Mais ce n'est pas sa volonté qui s'accomplira: ce sera celle du Seigneur.»

«Ma maladie, qui consiste dans des vertiges et autres choses, n'est point naturelle; ce que je puis prendre ou faire ne me sert à rien, quoique j'observe avec soin les conseils de mon médecin[r146]

En 1536, il maria à Torgau le duc Philippe de Poméranie à la sœur de l'Électeur[r147]. Au milieu de la cérémonie, l'anneau nuptial échappa de sa main et roula par terre. Il eut un mouvement de terreur, mais se rassura aussitôt en disant: «Écoute, diable, cela ne te regarde pas, c'est peine perdue,» et il continua de prononcer les paroles de la bénédiction.

Pendant que le docteur Luther causait à table avec quelques-uns, sa femme sortit et tomba en défaillance[r148]. Lorsqu'elle revint à elle, le docteur lui demanda quelles pensées elle avait eues. Elle raconta comme elle avait éprouvé des tentations toutes particulières qui sont les signes certains de la mort, et qui frappent au cœur plus sûrement qu'une balle ou une flèche... «Celui qui éprouve de telles tentations, dit-il, je lui donnerai un bon conseil, c'est de penser à quelque chose de gai, de boire un bon coup, de jouer et de prendre quelque passe-temps, ou bien de s'attacher à quelque occupation honorable. Mais le meilleur remède, c'est de croire en Jésus-Christ.»

«Quand le diable me trouve oisif et que je ne pense point à la parole de Dieu, alors il me fait venir un scrupule, comme si je n'avais pas bien enseigné, comme si c'était moi qui eusse renversé et détruit les autorités, et causé par ma doctrine tant de scandales et de troubles[r149]. Mais quand je ressaisis la parole de Dieu, alors j'ai gagné la partie. Je me défends contre le diable et je dis: Qu'importe à Dieu tout le monde, quelque grand qu'il puisse être? Il en a établi son Fils seigneur et roi. Si le monde veut le renverser du trône, Dieu le bouleversera et le mettra en cendre; car il dit lui-même: «C'est mon fils, vous devez l'écouter.» Maintenant, ô rois, apprenez; disciplinez-vous, juges de la terre (l'erudimini de la Vulgate est moins fort).

»Le diable s'efforce surtout de nous arracher du cœur l'article de la rémission des péchés. Quoi! dit-il, vous prêchez ce qu'aucun homme n'a enseigné dans tant de siècles! si cela déplaisait à Dieu?...

»La nuit, quand je me réveille, le diable vient bientôt, dispute avec moi et me donne d'étranges pensées, jusqu'à ce que je m'anime et que je lui dise: Baise mon c..! Dieu n'est pas irrité comme tu le dis[r150].

»Aujourd'hui, comme je m'éveillai, le diable vint, voulut disputer, et il me disait: «Tu es un pécheur[r151].»—Je répliquai: Dis-moi quelque chose de nouveau, démon; je savais déjà cela... J'ai assez de péchés réels, sans ceux que tu inventes...—Il insistait encore: «Qu'as-tu fait des cloîtres dans ce monde?»—A quoi je répondis: Que t'importe? Tu vois bien que ton culte sacrilége subsiste toujours.»

Un jour que l'on parlait à souper du sorcier Faust, Luther dit sérieusement[r152]: «Le diable n'emploie pas contre moi le secours des enchanteurs. S'il pouvait me nuire par là, il l'aurait fait depuis long-temps. Il m'a déjà souvent tenu par la tête; mais il a pourtant fallu qu'il me laissât aller. J'ai bien éprouvé quel compagnon c'est que le diable; il m'a souvent serré de si près que je ne savais si j'étais mort ou vivant. Quelquefois il m'a jeté dans le désespoir au point que j'ignorais même s'il y avait un Dieu, et que je doutais complètement de notre cher Seigneur. Mais avec la parole de Dieu, etc.

»Le diable me fait regarder la loi, le péché et la mort. Il me présente cette trinité, et s'en sert pour me tourmenter[r153].

»Le diable nous a juré la mort, mais il mordra dans une noix creuse[r154].

»La tentation de la chair est petite chose; la moindre femme dans la maison peut guérir cette maladie[r155]. Eustochia aurait guéri saint Jérôme. Mais Dieu nous garde des grandes tentations qui touchent l'éternité! Alors on ne sait point si Dieu est le diable, ou si le diable est Dieu. Ces tentations ne sont point passagères.

»Si je tombe en pensées qui ne touchent que le monde ou la maison, je prends un psaume ou quelques mots de Saint-Paul, et je dors par-dessus; mais celles qui viennent du diable me coûtent davantage; je ne puis m'en tirer qu'avec quelque bonne farce[r156].

»Le grain d'orge a beaucoup à souffrir des hommes[5]. D'abord on le jette dans la terre pour qu'il y pourrisse; ensuite, quand il est mûr, on le coupe, on le bat en grange et on le sèche, on le fait cuire pour en tirer de la bière, et le faire avaler aux ivrognes[r157]. Le lin est aussi martyr à sa manière. Quand il est mûr, on l'arrache, on le rouit, on le sèche, on le bat, on le teille, on le sérance, on le file, on le tisse, on en fabrique de la toile pour en faire des chemises, des souquenilles, etc. Quand celles-ci sont déchirées, l'on en fait des torchons, ou l'on y met des emplâtres pour être appliquées sur les plaies, les abcès; l'on en fait des mèches, ou bien on les vend au papetier qui les broie, les dissout, et en fait du papier. Ce papier sert à écrire, à imprimer, à faire des jeux de cartes; enfin il est déchiré et employé aux plus vils usages. Ces plantes, ainsi que d'autres créatures qui nous sont très utiles, ont beaucoup à souffrir; les chrétiens bons et pieux ont de même beaucoup à endurer des méchans et des impies.»

«Quand le diable vient me trouver la nuit, je lui tiens ce discours[r158]: Diable, je dois dormir maintenant; car c'est le commandement et l'ordre de Dieu que nous travaillions le jour, et que nous dormions la nuit. S'il m'accuse d'être un pécheur, je lui dis pour lui faire dépit: Sancte Satane, ora pro me! ou bien: Medice, cura te ipsum

«Si vous prêchez celui qui est tenté, il vous faut tuer Moïse et le lapider. Si au contraire il revient à lui et oublie la tentation, qu'on lui prêche la loi. Alioqui afflicto non est addenda afflictio.

»... La meilleure manière de chasser le diable, si on ne peut le faire avec les paroles de la sainte Écriture, c'est de lui adresser des mots piquans et pleins de moquerie.»

«On peut consoler les gens affligés de tentations en leur donnant à manger et à boire; mais le remède ne réussirait pas pour tous, surtout pour les jeunes gens[r159]. Pour moi qui suis vieux, un bon coup pourrait chasser les tentations et me faire dormir un somme.»

«La meilleure médecine contre les tentations, c'est de parler d'autre chose, de Marcolphe, d'Eulenspiegel, et d'autres farces de ce genre, etc.—Le diable est un esprit triste, la musique le fait fuir bien loin[r160]

Le morceau important qu'on va lire est en quelque sorte le récit de la guerre opiniâtre que Satan aurait faite à Luther pendant toute sa vie.

Préface du docteur Martin Luther, écrite par lui avant sa mort [r161] .—«Quiconque lira avec attention l'histoire ecclésiastique, les livres des saints Pères, et particulièrement la Bible, verra clairement que depuis le commencement de l'Église les choses se sont toujours passées de la même manière. Toutes les fois que la Parole s'était fait entendre et que Dieu s'était rassemblé un petit troupeau, le diable s'est bien vite aperçu de la lumière divine, et s'est mis à siffler, souffler, tempêter de tous les coins, essayant de toutes ses forces s'il pourrait l'éteindre. On avait beau boucher un ou deux trous, il en trouvait un autre, soufflait toujours et faisait rage. Il n'y a encore eu aucune fin à cela, et il n'y en n'aura pas jusqu'au jour du Jugement.

»Je tiens qu'à moi seul (pour ne point parler des anciens) j'ai essuyé plus de vingt ouragans, vingt assauts du diable. D'abord j'ai eu contre moi les papistes. Tout le monde, je crois, sait à peu près combien de tempêtes, de bulles et de livres le diable a lâchés par eux contre moi, de quelle façon lamentable ils m'ont déchiré, dévoré, mis à rien. Il est vrai que moi-même je soufflais quelque peu contre eux; mais cela ne servait de rien; les enragés soufflaient encore plus, et vomissaient feu et flammes. Il en a été ainsi jusqu'à ce jour sans interruption.

»J'avais un instant cessé de craindre cette tempête du diable, lorsqu'il se fit jour par un nouveau trou, par Münzer et sa révolte qui faillit m'éteindre la lumière. Le Christ bouche encore ce trou-là, et le voilà qui par Carlostad casse des carreaux à ma fenêtre, le voilà qui mugit et tourbillonne, au point de me faire croire qu'il allait emporter lumière, cire et mèche à la fois. Mais Dieu fut en aide à sa pauvre lumière; il ne permit point qu'elle fût éteinte. Alors vinrent les sacramentaires et les anabaptistes, qui brisèrent portes et fenêtres pour en finir de cette lumière, et qui la mirent de nouveau dans le plus grand danger. Dieu merci, leur volonté fut trompée également.

»D'autres encore ont tempêté contre les anciens maîtres, contre le pape et contre Luther à la fois, tels que Servet, Campanus..... Quant à ceux enfin qui ne m'ont point assailli publiquement par des livres imprimés, mais dont il m'a fallu essuyer en particulier les écrits et discours remplis de venin, je ne les mettrai pas ici en ligne de compte. Il me suffit de montrer que j'ai dû apprendre par expérience (je n'en voulais pas croire les histoires) que l'Église, pour l'amour de sa chère Parole, de sa bienheureuse lumière, ne peut avoir de repos, mais qu'elle doit attendre incessamment de nouvelles tempêtes du diable, comme cela s'est vu depuis le commencement.

»Et quand je devrais vivre encore cent ans, quand j'aurais apaisé les tempêtes d'autrefois et d'aujourd'hui, quand je pourrais encore apaiser celles qui viendront, je vois clairement que cela ne donnerait pas le repos à nos descendans, aussi long-temps que le diable vivra et régnera. C'est pourquoi je prie Dieu de m'accorder une petite heure d'état de grâce; je ne demande pas de rester en vie plus long-temps.

»Vous qui viendrez après nous, priez Dieu aussi avec ferveur, pratiquez assidument sa parole, conservez bien la pauvre chandelle de Dieu; car le diable ne dort ni ne chôme, et il ne mourra pas non plus avant le jugement dernier. Toi et moi, nous mourrons, et quand nous serons morts, lui il n'en restera pas moins tel qu'il a toujours été, toujours tempêtant contre l'Évangile...

»Je le vois de loin qui gonfle ses joues à en devenir tout rouge, qui souffle et qui fait fureur; mais notre Seigneur Jésus-Christ, qui, dès le commencement, lui a donné un coup de poing sur cette joue gonflée, le combat maintenant encore, et le combattra toujours. Il ne peut pas en avoir menti, quand il dit: «Je serai auprès de vous jusqu'à la fin du monde,» et «Les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre mon Église;» et dans saint Jean: «Mes brebis ne périront jamais; personne ne les arrachera de ma main»; et dans saint Mathieu, X: «Tous les cheveux de votre tête sont comptés; c'est pourquoi ne craignez pas ceux qui tuent le corps.»

«Néanmoins, il nous est commandé de veiller et de garder sa lumière tant qu'il est en nous. Il est dit: «Vigilate; le diable est un lion rugissant qui tourne autour et qui veut nous dévorer.» Tel il était quand saint Pierre disait cela, et tel il sera encore jusqu'à la fin du monde.....»

(Luther revient ensuite à parler du secours de Dieu sans lequel tous nos efforts seraient vains, et il continue ainsi:) «Toi et moi nous n'étions rien il y a mille ans, et cependant l'Église a été sauvée sans nous: elle l'a été par celui de qui il est dit: Heri et hodiè. De même à présent ce n'est pas nous qui conservons l'Église, car nous ne pouvons atteindre le diable qui est dans le pape, les séditieux et les mauvaises gens; elle périrait sous nos yeux, et nous-mêmes avec elle, n'était quelqu'autre qui conserve tout. Il nous faut laisser faire celui de qui nous lisons: Qui erit, ut hodiè.....

»C'est une chose lamentable de voir notre orgueil et notre audace après les terribles et honteux exemples de ceux qui, dans leur vanité, avaient cru que l'Église était bâtie sur eux. Comment a fini ce Münzer (pour ne parler que de ce temps), lui qui pensait que l'Église ne pouvait exister s'il n'était là pour la porter et la gouverner? Et tout récemment encore, les anabaptistes n'ont-ils pas été pour nous un avertissement assez terrible pour nous rappeler combien un diable plus subtil encore est près de nous, combien nos belles pensées sont dangereuses, et comme il est nécessaire (selon le conseil d'Isaïe) que nous regardions dans nos mains quand nous ramassons quelque chose, pour voir si c'est Dieu ou une idole, si c'est de l'or ou de l'argile?

»Mais tous ces avertissemens sont perdus; nous vivons en pleine sécurité. Oui, sans doute le diable est loin de nous; nous n'avons rien de cette chair, qui était même en saint Paul, et dont il ne pouvait se défendre malgré tous ses efforts (Rom. VII). Nous, nous sommes des héros, nous n'avons pas à nous mettre en peine de la chair et de la pensée; nous sommes de purs esprits, nous tenons captifs la chair et le diable à la fois, et tout ce qui nous vient dans la tête, c'est immanquablement inspiration du Saint-Esprit; aussi cela tourne-t-il si bien à la fin que le cheval et le cavalier se cassent le cou.

»Les papistes, je le sais, me diront ici: «Eh bien! tu le vois; c'est toi-même qui te plains des troubles et des séditions? Qui en est cause, si ce n'est toi et ta doctrine?» Voilà le bel artifice par lequel ils pensent renverser de fond en comble la doctrine de Luther. Il n'importe! Qu'ils calomnient, qu'ils mentent tant qu'ils voudront; il faudra bien qu'ils se taisent. D'après ce grand argument, tous les prophètes auraient été également des hérétiques et des séditieux, car ils furent tenus pour tels par leur propre peuple; comme tels ils furent persécutés, et la plupart mis à mort.

»Jésus-Christ lui-même, notre Seigneur, fut obligé de s'entendre dire par les Juifs, et en particulier par les pontifes, les pharisiens, les scribes, etc., par ceux qui étaient les plus hauts en pouvoir, qu'il avait le diable en lui, qu'il chassait les diables par d'autres diables, qu'il était un samaritain, le compagnon des publicains et des pécheurs. Il fut même à la fin condamné à mourir sur la croix comme blasphémateur et séditieux. «Lequel d'entre les prophètes, disait saint Étienne aux Juifs qui allaient le lapider, lequel vos pères n'ont-ils pas persécuté et tué? Et vous, leurs descendans, vous avez vendu et tué le juste dont ces prophètes avaient annoncé la venue.»

»Les apôtres et les disciples n'ont pas été plus heureux que leur maître; les prédictions qu'il leur avait faites se sont accomplies...

»S'il en est ainsi, et l'Écriture en fait foi, pourquoi donc nous étonner de ce que nous aussi qui, dans ces temps terribles, prêchons Jésus-Christ et nous reconnaissons pour ses fidèles, nous soyons, à son exemple, persécutés et condamnés comme hérétiques, comme séditieux? Que sommes-nous à côté de ces génies sublimes, éclairés par le Saint-Esprit, ornés de tant de dons admirables, et doués d'une foi si forte?

»N'ayons donc pas honte des calomnies et des outrages dont nos adversaires nous poursuivent. Que tout cela ne nous effraie point. Mais regardons comme notre plus grande gloire de recevoir du monde le même salaire que dès le commencement tous les saints en ont reçu pour leurs fidèles services. Réjouissons-nous en Dieu de ce que nous aussi, pauvres pécheurs et gens méprisés, nous avons été jugés dignes de souffrir l'ignominie pour le nom du Christ...

»Les papistes, avec leur grand argument, ressemblent à un homme qui dirait que si Dieu n'avait pas créé de bons anges, il n'y aurait pas eu de diables; car c'est des bons anges que ceux-ci sont venus. De même, Adam accusa Dieu de lui avoir donné une femme, car si Dieu n'avait pas créé Adam et Ève, ils n'auraient pas péché. Il résulterait de ce beau raisonnement que Dieu seul fût pécheur, et qu'Adam et ses enfans fussent tous purs, pieux et saints.»

«Il est sorti de la doctrine de Luther beaucoup d'esprits de trouble et de révolte, disent-ils. Donc la doctrine de Luther vient du diable.» Mais saint Jean dit aussi (I, 2.): «Ils sont sortis d'entre nous, mais ils n'étaient point des nôtres.» Judas était parmi les disciples de Jésus-Christ; donc (d'après leur argument), Jésus-Christ est un diable. Jamais hérétique n'est sorti d'entre les païens; ils sont tous venus de la sainte Église chrétienne; l'Église serait donc l'ouvrage du diable.

»Il en fut de même de la Bible sous le pape; on l'appelait publiquement un livre d'hérétiques, et on l'accusait de prêter appui aux opinions les plus condamnables. Encore aujourd'hui ils crient: «L'Église, l'Église, contre et par-dessus la Bible!» Emser, l'homme sage, ne sut même trop dire s'il était bon que la Bible fût traduite en allemand; peut-être ne savait-il pas non plus s'il était bon qu'elle eût été jamais écrite en hébreu, en grec ou en latin; elle et l'Église ne sont pas en trop bon accord.

»Si donc la Bible, le livre et la parole du Saint-Esprit, a de telles choses à endurer d'eux, pourquoi nous, ne supporterions-nous pas à plus forte raison qu'ils nous imputent toutes les hérésies et les séditions qui éclatent? L'araignée tire son poison de la belle et aimable rose où l'abeille ne trouve que miel; est-ce la faute de la fleur, si son miel devient du poison dans l'araignée?

»C'est, comme dit le proverbe: «Chien qu'on veut battre a mangé du cuir», ou, comme dit finement Ésope: «La brebis que le loup veut manger a troublé l'eau, quoiqu'elle soit au bas du courant.» Eux, qui ont rempli l'Église d'erreur et de sang, de mensonge et de meurtre, ce ne sont pas eux qui ont troublé l'eau. Nous, nous résistons aux séditions et aux erreurs des hérétiques, et c'est nous qui l'avons troublée. Eh bien! loup, mange, mange, mon ami, et qu'un os te reste au travers du gosier... Ils ne peuvent faire autrement; tel est le monde et son Dieu. S'ils ont appelé Belzébut le maître de la maison, traiteront-ils mieux les serviteurs? Et si la sainte Écriture est appelée un livre d'hérétiques, comment nos livres pourraient-ils être honorés? Le Dieu vivant est notre juge à nous tous; il mettra un jour tout cela au clair, si nous devons en croire ce livre d'hérétiques, qu'on appelle la sainte Écriture, qui tant de fois en a témoigné.

»Veuille Jésus-Christ, notre Dieu bien-aimé et le gardien de nos âmes qu'il a rachetées par son sang précieux, conserver son petit troupeau fidèle à sa sainte parole, afin qu'il augmente et croisse en grâce, en lumière, en foi. Puisse-t-il daigner le soutenir contre les tentations de Satan et du monde, et prendre enfin en pitié ses gémissemens profonds et l'attente pleine d'angoisses dans laquelle il soupire vers l'heureux jour de la glorieuse venue de son Sauveur, en sorte que les fureurs et les morsures meurtrières des serpens cessent enfin, et que pour les enfans de Dieu commence la révélation de la liberté et béatitude qu'ils espèrent et qu'ils attendent en patience. Amen. Amen.»

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