CHAPITRE VII.

Maladies.—Désir de la mort et du jugement.—Mort, 1546.

«Le mal de dents et le mal d'oreilles sont bien cruels; j'aimerais mieux la peste et le mal français[r162]. Lorsque j'étais à Cobourg, en 1530, je souffrais d'un bruit et d'un sifflement dans les oreilles: c'était comme du vent qui me sortait de la tête... Le diable est pour quelque chose là-dedans.

»Il faut manger et boire du vin quand on est malade.» Il se traita ainsi à Smalkalde, en 1537.

Un homme se plaignait de la gale; Luther lui dit[r163]: «Je voudrais bien changer avec vous; je vous donnerais dix florins de retour. Vous ne savez pas combien c'est une chose pénible que le vertige. Aujourd'hui je ne puis lire de suite une lettre entière, pas même deux ou trois lignes du Psautier. Le bourdonnement recommence dans les oreilles, au point que souvent je suis près de tomber sur mon banc. La gale, au contraire, est chose utile, etc.»

Après avoir prêché à Smalkalde, et dîné ensuite, il éprouva les douleurs de la pierre[a76], et pria avec ardeur[r164]: «O mon Dieu, mon seigneur Jésus! tu sais avec quel zèle j'ai enseigné ta parole. Si est pro gloriâ nominis tui, viens à mon secours; sinon, ferme-moi les yeux. Ego moriar inimicus inimicis tuis. Je meurs dans la haine de ce scélérat de pape, qui s'est élevé au-dessus du Christ.» Et il composa à l'instant, sur ce sujet, quatre vers latins.

«Ma tête est si variable et si faible que je ne puis rien écrire ni lire, surtout à jeun.» (9 février 1543. Voyez aussi le 16 août.)

«Je suis faible et fatigué de vivre, et je songe à dire adieu au monde, qui est maintenant tout au malin. Que le Seigneur m'accorde une bonne heure et un heureux passage. Amen.» (14 mars.)

A Amsdorf.—«Je t'écris après souper, car à jeun je ne puis sans danger jeter les yeux sur un livre; je m'étonne fort de cette maladie, et ne sais si c'est un soufflet de Satan ou si ce n'est que faiblesse de nature.» (18 août 1543.)

«Je crois que ma véritable maladie, c'est la vieillesse, ensuite la violence des travaux et des pensées, mais surtout les coups de Satan; c'est ce dont toute la médecine du monde ne me guérira pas[a77].» (7 novembre 1543.)

A Spalatin.—«Je t'avoue que, dans toute ma vie et dans toutes les affaires de l'Évangile, je n'ai jamais eu d'année plus troublée que celle qui vient de finir. J'ai une terrible affaire avec les juristes, au sujet des mariages clandestins; ceux que j'avais cru devoir être de fidèles amis de l'Évangile, je trouve en eux des ennemis cruels. Penses-tu que ce ne soit pas pour moi un supplice, je te le demande, mon cher Spalatin?» (30 janvier 1544.)

«Je suis paresseux, fatigué, froid, c'est-à-dire vieux et inutile. J'ai achevé ma route; reste seulement que le Seigneur me réunisse à mes pères, et rende à la pourriture et aux vers ce qui leur appartient. Me voilà rassasié de vie, si cela peut s'appeler de la vie. Prie pour moi, afin que l'heure de mon passage soit agréable à Dieu, et à moi salutaire. Je ne m'occupe plus de l'Empereur et de l'Empire, que pour les recommander à Dieu dans mes prières. Le monde me semble être venu à sa dernière heure et avoir vieilli comme un vêtement, selon l'expression du psalmiste; voici l'heure qu'il en faut changer.» (5 décembre 1544.)

«Si j'avais su au commencement que les hommes fussent si ennemis de la parole de Dieu, je me serais tu certainement et tenu tranquille. J'imaginais qu'ils ne péchaient que par ignorance[r165]

Il disait une fois[r166]: «La noblesse, les bourgeois, les paysans, je dirais presque tout homme, pense connaître beaucoup mieux l'Évangile que le docteur Luther ou que saint Paul même. Ils méprisent les pasteurs, ou plutôt le Seigneur et Maître des pasteurs...

»Les nobles veulent gouverner, et cependant ils ne peuvent rien comprendre. Le pape sait et peut gouverner par le fait. Le plus petit papiste est plus capable de gouverner que dix des nobles qui sont à la cour, ne leur en déplaise.»

On disait un jour à Luther que, dans l'évêché de Wurtzbourg, il y avait six cents riches cures qui étaient vacantes[r167].—«Il ne résultera rien de bon de tout cela, dit-il. Il en sera de même chez nous, si nous continuons de mépriser la parole de Dieu et ses serviteurs... Si je voulais devenir riche, je n'aurais qu'à ne point prêcher... Les visiteurs ecclésiastiques demandaient aux paysans pourquoi ils ne voulaient point nourrir leurs pasteurs? eux qui pourtant entretenaient des gardeurs de vaches et de porcs. «Oh! répondirent-ils, nous avons besoin d'un berger; nous ne pourrions pas nous en passer.» Ils croyaient pouvoir se passer de pasteurs.»

Luther prêcha dans sa maison, pour ses enfans et tous les siens, le dimanche, pendant six mois, mais il ne prêchait point dans l'église. «Je le fais, dit-il au docteur Jonas, pour acquitter ma conscience et remplir mon devoir de père de famille. Mais je sais et je vois bien que la parole de Dieu ne sera pas plus considérée ici que dans l'église.

»C'est vous qui prêcherez après moi, docteur Jonas, songez-y et acquittez-vous-en bien[r168]

Il sortit un jour de l'église, indigné de ce que l'on causait[r169]. (1545.)

Le 16 février 1546, Luther disait qu'Aristote n'avait écrit aucun meilleur livre que le cinquième des Ethica; qu'il y donnait cette belle définition: Quod justitia sit virtus consistens in mediocritate, pro ut sapiens eam determinat [r170]. [Cet éloge de la modération est très remarquable dans la dernière année de Luther.]

Le chancelier du comte de Mansfeld qui revenait de la diète de Francfort, dit à la table de Luther, à Eisleben, que l'Empereur et le pape procédaient brusquement contre l'évêque de Cologne, Herman; et songeaient à le chasser de son électorat[r171]. Alors il parla ainsi: «Ils ont perdu la partie; ils ne peuvent rien faire contre nous avec la parole de Dieu et la sainte Écriture; ergo volunt sapientiâ, violentiâ, astutiâ, practicâ, dolo, vi et armis pugnare. Que dit à cela notre Seigneur? Il voit bien qu'il est un pauvre écolier, et il dit: Qu'allons-nous devenir mon fils et moi?... Pour moi, quand ils me tueraient, il faut auparavant qu'ils mangent ce que... J'ai un grand avantage; mon seigneur s'appelle Schefflemini; c'est lui qui dit: Ego suscitabo vos in novissimo die; et il dira alors: Docteur Martin, docteur Jonas, seigneur Michel Cœlius, venez à moi; et il vous nommera tous par vos noms, comme le Seigneur Christ dit dans saint Jean: Et vocat eos nominatim. Eh bien! soyez donc sans peur.

»Dieu a un beau jeu de cartes qui n'est composé que de rois, de princes, etc.[r172] Il bat les cartes, par exemple le pape avec Luther; et ensuite il fait comme les enfans, qui, après avoir tenu quelque temps les cartes en vain, se lassent du jeu, et les jettent sous la table.»

«Le monde est comme un paysan ivre[r173]. Si on le remet en selle d'un côté, il tombe de l'autre. On ne peut le secourir de quelque façon qu'on s'y prenne. Le monde veut appartenir au diable.»

Luther disait souvent que s'il mourait dans son lit, ce serait une grande honte pour le pape[r174]. «Vous tous, pape, diable, rois, princes et seigneurs, vous devez être ennemis de Luther, et cependant vous ne pouvez lui faire mal. Il n'en a pas été de même pour Jean Huss. Je tiens que depuis cent ans, il n'y a pas eu un homme que le monde haït plus que moi. Je suis aussi ennemi du monde; je ne sais rien in totâ vitâ à quoi j'aie plaisir; je suis tout-à-fait fatigué de vivre. Que notre Seigneur vienne donc vite, et m'emmène. Qu'il vienne surtout avec son jugement dernier, je tendrai le cou; qu'il lance le tonnerre et que je repose...» Ensuite, il se console de l'ingratitude du monde, par l'exemple de Moïse, de Samuel, de saint Paul, du Christ.

Un des convives dit que si le monde subsistait cinquante ans, il viendrait encore bien des choses[r175]. Luther répondit: «A Dieu ne plaise! ce serait pis que par le passé. Il s'élèverait encore bien des sectes qui sont aujourd'hui cachées dans le cœur des hommes. Vienne donc le Seigneur! qu'il coupe court à tout cela avec le jugement dernier; car il n'y a plus d'amélioration.

»Il fera si mauvais à vivre sur la terre, que l'on criera de tous les coins du monde[r176]: Bon Dieu! viens avec le jugement dernier.» Et comme il tenait en main un chapelet d'agates blanches, il ajouta: «O Dieu! veuille que ce jour vienne bientôt. Je mangerais aujourd'hui ce chapelet pour que ce fût demain.»

On parlait à sa table, des éclipses et de leur peu d'influence sur la mort des rois et des grands[r177]. Le docteur répondit: «Il est vrai, les éclipses ne veulent plus produire d'effet; je pense que notre Seigneur en viendra bientôt aux effets véritables, et que le Jugement en finira bientôt avec tout cela. C'est ce que je rêvais l'autre jour, comme je m'étais mis à dormir après midi, et je disais déjà: In pace in id ipsum requiescam seu dormiam. Il faut bien que le Jugement arrive; car, que l'église papale se réforme, c'est chose impossible; le Turc et les juifs ne se corrigeront pas non plus. Il n'y a aucune amélioration dans l'Empire; voilà maintenant trente ans qu'on assemble toujours les diètes sans décider rien... Je pense souvent, quand je réfléchis en me promenant, à ce que je dois demander dans mes prières pour la diète. L'évêque de Mayence ne vaut rien, le pape est perdu. Je ne vois d'autre remède que de dire: Notre Père, que votre règne arrive!

»Pauvres gens que nous sommes! nous ne gagnons notre pain que par nos péchés[r178]. Jusqu'à sept ans, nous ne faisons rien que manger, boire, jouer et dormir. De là jusqu'à vingt et un ans, nous allons aux écoles trois ou quatre heures par jour; nous suivons nos caprices, nous courons, nous allons boire. C'est alors seulement que nous commençons à travailler. Vers la cinquantaine, nous avons fini, nous redevenons enfans. Ajoutez que nous dormons la moitié de notre vie. Fi de nous! sur notre vie, nous ne donnons pas même la dîme à Dieu; et nous croirions avec nos bonnes œuvres mériter le ciel! Qu'ai-je fait, moi? J'ai babillé deux heures, mangé pendant trois, resté oisif pendant quatre. Ah! Domine, ne intres in judicium cum servo tuo.»

Après avoir détaillé toutes ses souffrances à Mélanchton: «Plaise à Christ d'enlever mon âme dans la paix du Seigneur. Par la grâce de Dieu, je suis prêt et désireux de partir. J'ai vécu et achevé la course que Dieu m'avait marquée... Que mon âme fatiguée de si longue route, monte maintenant au ciel.» (18 avril 1541.)

«Je n'ai pas le temps de beaucoup écrire, mon cher Probst, car je suis accablé par l'âge et les fatigues, alt, kalt, ungestalt, comme on dit; cependant le repos ne m'est pas encore permis, obsédé comme je le suis par tant de raisons, tant de nécessités d'écrire. J'en sais plus que toi sur les fatalités de ce siècle. Le monde menace ruine: cela est certain, tant le diable se déchaîne, tant le monde s'abrutit. Il ne reste qu'une seule consolation, c'est que ce jour est proche. On est rassasié de la parole de Dieu, le monde en prend un singulier dégoût. Il s'élève moins de faux prophètes. Pourquoi susciterait-on de nouvelles hérésies, quand on a pour la parole un mépris épicurien? L'Allemagne a été, et elle ne sera jamais ce qu'elle a été. La noblesse ne pense qu'à demander, les villes ne songent qu'à elles-mêmes (et avec raison); voilà le royaume divisé avec soi-même, qui a dû tenir tête à cette armée de démons déchaînée dans l'armée turque. Nous ne nous soucions guère de savoir si Dieu est pour nous ou contre nous; nous devons triompher par notre propre force des Turcs et des démons, et de Dieu et de toutes choses. Tant est grande la confiance et la sécurité insensées de l'Allemagne expirante! Et cependant nous autres que ferons-nous ici? Les plaintes sont vaines, les pleurs sont vains. Il ne vous reste qu'à dire cette prière: Que ta volonté soit faite.» (26 mars 1542.[6])

«Je vois chez tout le monde une cupidité indomptable, et c'est un des signes qui me persuade que le dernier jour est proche; il semble que le monde dans sa vieillesse et son dernier paroxisme, tombe en délire, comme il arrive quelquefois aux mourans.» (8 mars 1544.)

«Je crois que nous sommes cette trompette suprême qui prépare et devance la venue du Christ. Ainsi, quelque faibles que nous soyons, quelque petit son que nous fassions entendre devant le monde, nous sonnons fort dans l'assemblée des anges du ciel, qui reprendront après nous et se chargeront d'achever. Amen.» (6 août 1545.)

Dans les dernières années de sa vie, ses ennemis répandirent plusieurs fois le bruit de sa mort. Ils y ajoutèrent les circonstances les plus extraordinaires et les plus tragiques. Pour les réfuter, Luther fit imprimer en 1545, en allemand et en italien, un écrit intitulé: Mensonges des Welches sur la mort du docteur Martin Luther.

«Je l'ai dit d'avance au docteur Pomer[r179]: celui qui après ma mort méprisera l'autorité de cette école et de cette église, celui-là sera un hérétique et un pervers. Car c'est d'abord ici que Dieu a purifié sa parole et l'a de nouveau révélée... Qui pouvait quelque chose, il y a vingt-cinq ans? Qui était de mon côté, il y a vingt et un ans?

»Je compte souvent et j'approche de plus en plus des quarante années au bout desquelles, je pense, tout ceci doit prendre fin. Saint Paul n'a prêché que quarante ans. De même le prophète Jérémie et saint Augustin. Et lorsque furent écoulées les quarante années pendant lesquelles on avait prêché la parole de Dieu, elle a cessé de se faire entendre, et une grande calamité est venue ensuite.»

La vieille Électrice, à la table de laquelle il se trouvait, lui souhaitait quarante ans de vie[r180]. «Je ne voudrais point du paradis, dit-il, à condition de vivre quarante ans.... Je ne consulte pas les médecins. Ils ont arrangé que je devais vivre encore un an; je ne veux point rendre ma vie triste, mais, au nom de Dieu, manger et boire ce qu'il me plaît.

»Je voudrais que nos adversaires me tuassent, car ma mort serait plus utile à l'église que ma vie[r181]

16 février 1546[r182]: Comme on parlait beaucoup de mort et de maladie à la table de Luther, pendant son dernier voyage à Eisleben, il dit: «Si je retourne à Wittemberg, je me mettrai dans la bière et je donnerai à manger aux vers un docteur bien gras.» Deux jours après il mourut à Eisleben.

Impromptu de Luther sur la fragilité de la vie[r183].

Dat vitrum vitro Jonæ (vitrum ipse) Lutherus,

Se similem ut fragili noscat uterque vitro.

Nous laissons ces vers en latin, ils auraient perdu leur mérite dans une traduction.

Billet écrit par Luther à Eisleben, deux jours avant sa mort: «Personne ne comprendra Virgile dans les Bucoliques, s'il n'a été cinq ans pasteur.

»Personne ne comprendra Virgile dans les Géorgiques, s'il n'a été cinq ans laboureur.

»Personne ne peut comprendre Cicéron dans ses Lettres, s'il n'a été durant vingt ans mêlé aux affaires d'un grand état.

»Que personne ne croie avoir assez goûté des saintes Écritures, s'il n'a pendant cent années gouverné les églises, avec les prophètes Élie et Élisée, avec Jean-Baptiste, Christ et les apôtres.

»Hanc tu ne divinam Æneida tenta,

»Sed vestigia pronus adora.

»Nous sommes de pauvres mendians. Hoc est verum, 16 februarii, anno 1546.»

«Prédiction du révérend père le docteur Martin Luther, écrite de sa propre main, et trouvée après sa mort dans sa bibliothèque, par ceux que le très illustre électeur de Saxe, Jean Frédéric Ier, avait chargé de la fouiller[r184].

«Le temps est arrivé auquel, selon l'ancienne prédiction, doivent venir après la révélation de l'Antichrist, des hommes qui vivraient sans Dieu, chacun selon ses désirs et ses illusions. Le pape était un dieu au-dessus de Dieu, et maintenant tous veulent se passer de Dieu, surtout les papistes. Les nôtres, maintenant qu'ils sont libres des lois du pape, veulent encore l'être de la loi de Dieu, ne suivre que des mobiles politiques, et ne les suivre encore que selon leurs caprices.—Nous nous figurons qu'ils sont bien loin ceux dont on a prédit de telles choses; ils ne sont autres que nous-mêmes.—Il y en a parmi ceux-ci, qui désirant le jour de l'homme, ont commencé à chasser de l'Église le décalogue et la Loi. Parmi eux se trouvent maître Eisleben (Agricola), contre lequel, etc.—Je ne suis pas inquiet des papistes; ils flattent le pape par haine pour nous, et pour devenir puissans, jusqu'à ce qu'ils soient formidables au pauvre pape.... Je sens une grande consolation, quand je vois les adulateurs du pape lui tendre des embûches plus terribles que moi-même, qui suis son ennemi déclaré. Il en est de même chez nous: les nôtres me donnent plus d'affaires et de périls que toute la papauté, qui désormais ne pourra rien contre nous. Tant il est vrai que si un empire doit se détruire, c'est plutôt par ses propres forces. Celui de Rome

Mole ruit suâ....

... Corpus magnum populumque potentem

In sua victrici conversum viscera dextrâ.»

Vers la fin de sa vie, Luther prit en dégoût le séjour de Wittemberg. Il écrivit à sa femme, en juillet 1545, de Leipzig où il se trouvait: «Grâce et paix, chère Catherine! Notre Jean te racontera comment nous sommes arrivés. Ernst de Schonfeld nous a très bien reçus à Lobnitz, et notre ami Scherle encore mieux ici. Je voudrais bien m'arranger de manière à ne plus avoir besoin de retourner à Wittemberg. Mon cœur s'est refroidi pour cette ville, et je n'aime plus à y rester. Je voudrais que tu vendisses la petite maison, avec la cour et le jardin; je rendrais à mon gracieux seigneur la grande maison dont il m'a fait présent, et nous nous établirions à Zeilsdorf. Avec ce que je reçois pour salaire, nous pourrions mettre notre terre en bon état, car je pense bien que mon seigneur ne refusera pas de me le continuer, du moins pour cette année, que je crois fermement devoir être la dernière de ma vie. Wittemberg est devenu une véritable Sodome, et je ne veux pas y retourner. Après-demain je me rendrai à Mersebourg, où le comte George m'a vivement prié de venir. J'aimerais mieux passer ainsi ma vie sur les grandes routes, ou à mendier mon pain, que de tourmenter mes pauvres derniers jours par la vue des scandales de Wittemberg, où toutes mes peines et toutes mes sueurs sont perdues. Tu peux faire savoir ceci à Philippe et à Pomer, que je prie de bénir la ville en mon nom. Pour moi, je ne peux plus y vivre.»

Il ne fallut rien moins que les instantes prières de ses amis, de toute l'académie et de l'Électeur, pour le faire renoncer à cette résolution. Il revint à Wittemberg le 18 août.

Luther ne put mourir tranquille; ses derniers jours furent employés à la tâche pénible de réconcilier les comtes de Mansfeld, dont il était né le sujet[a78]. «Huit jours de plus ou de moins, écrit-il au comte Albrecht, en lui promettant de se rendre à Eisleben, huit jours de plus ou de moins, ne m'arrêteront pas, quoique je sois bien occupé d'ailleurs. Je pourrai me coucher dans le cercueil avec joie, quand j'aurai vu auparavant mes chers seigneurs se réconcilier et redevenir amis.» (6 décembre 1545.)

(De Eisleben.) «A la très savante et très profonde dame Catherine Luther, ma gracieuse épouse. Chère Catherine! nous sommes bien tourmentés ici, et nous ne serions pas fâchés de pouvoir retourner chez nous. Cependant il nous faudra, je pense, rester encore une huitaine de jours. Tu peux dire à maître Philippe qu'il ne fera pas mal de corriger sa postille sur l'Évangile, car, en l'écrivant, il ne savait guère pourquoi le Seigneur, dans l'Évangile, appelle les richesses des épines. C'est ici l'école où l'on apprend ces choses. La sainte Écriture menace partout les épines du feu éternel, cela m'effraie et me rend de la patience, car je dois faire tous mes efforts, Dieu aidant, pour mener la chose à bonne fin...» (6 février 1546.)

«A la gracieuse dame Catherine Luther, ma chère épouse, qui se tourmente beaucoup trop. Grâce et paix dans le Seigneur. Chère Catherine! tu devrais lire saint Jean et ce que le Catéchisme dit de la confiance que nous devons avoir en Dieu. Tu te tourmentes vraiment comme si Dieu n'était pas tout-puissant, et qu'il ne pût produire de nouveaux docteurs Martin par dixaines, si l'ancien se noyait dans la Saale ou périssait d'une autre manière. J'ai Quelqu'un qui a soin de moi, mieux que toi et les anges vous ne pourriez jamais faire. Il est assis à la droite du Père tout-puissant. Tranquillise-toi donc. Amen... J'avais aujourd'hui l'intention de partir in irâ meâ; mais le malheur où je vois mon pays natal, m'a encore retenu. Le croirais-tu? je suis devenu légiste? Cependant cela ne servira pas à grand'chose. Il vaudrait mieux qu'ils me laissassent théologien. Il serait grand besoin pour eux d'humilier leur superbe. Ils parlent et agissent comme s'ils étaient des dieux, mais je crains bien qu'ils ne deviennent des diables, s'ils continuent ainsi. Lucifer aussi a été précipité par son orgueil, etc... Fais voir cette lettre à Philippe, je n'ai pas eu le temps de lui écrire séparément.» (7 février 1546.)

«A ma douce et chère épouse, Catherine Luther de Bora. Grâce et paix dans le Seigneur. Chère Catherine! Nous espérons retourner chez vous cette semaine, si Dieu le veut. Il a montré la puissance de sa grâce dans cette affaire. Les seigneurs se sont accordés sur tous les points, à l'exception de deux ou trois, entre autres sur la réconciliation des deux frères, les comtes Gebhard et Albrecht. Je dînerai aujourd'hui avec eux, et je tâcherai de les faire redevenir frères. Ils ont écrit l'un contre l'autre avec beaucoup d'amertume, et ne se sont encore rien dit pendant les conférences.—Du reste, nos jeunes seigneurs sont pleins de gaîté; ils vont en traîneaux avec les dames, et font sonner les clochettes de leurs chevaux. Dieu a exaucé nos prières.

»Je t'envoie des truites, dont la comtesse Albrecht m'a fait présent. Cette dame est bien heureuse de voir renaître la paix dans sa famille... Le bruit court ici que l'Empereur s'avance vers la Westphalie, et que le Français enrôle des landsknechts, de même que le Landgrave, etc. Laissons-les dire et forger des nouvelles: nous attendrons ce que Dieu voudra faire. Je te recommande à sa protection.—Martin Luther.» (14 février 1546.)

Luther était arrivé le 28 janvier à Eisleben, et quoique déjà malade, il assista aux conférences jusqu'au 17 février. Il prêcha aussi quatre fois, et révisa le réglement ecclésiastique du comté de Mansfeld. Le 17, il fut si malade que les comtes le prièrent de ne pas sortir. Au souper, il parla beaucoup de sa mort prochaine, et quelqu'un lui ayant demandé si nous nous reconnaîtrions les uns les autres dans l'autre monde, il répondit qu'il le pensait. En rentrant dans sa chambre avec maître Cœlius et ses deux fils, il s'approcha de la croisée et y resta long-temps en prières. Ensuite il dit à Aurifaber qui venait d'arriver: «Je me sens bien faible, et mes douleurs augmentent.» On lui donna un médicament, et on tâcha de le réchauffer par des frictions. Il adressa quelques mots au comte Albrecht, qui était venu aussi, et se mit sur un lit de repos en disant: «Si je pouvais seulement sommeiller une petite demi-heure, je crois que cela me soulagerait.» Il s'endormit en effet, et ne se réveilla qu'une heure et demie après, vers onze heures. En se réveillant, il dit aux assistans: «Vous voilà encore assis à côté de moi, ne voulez-vous pas aller reposer vous-mêmes?» Il se remit alors à prier, et dit avec ferveur: In manus tuas commendo spiritum meum; redemisti me, Domine, Deus veritatis. Il dit aussi aux assistans: «Priez tous, mes amis, pour l'Évangile de notre Seigneur, pour que son règne s'étende, car le concile de Trente et le pape le menacent grandement.» Il dormit ensuite jusque vers une heure, et quand il se réveilla, le docteur Jonas lui demanda comment il se trouvait. «O mon Dieu! répondit-il, je me sens bien mal. Mon cher Jonas, je pense que je resterai ici, à Eisleben, où je suis né.» Il marcha pourtant un peu dans la chambre et se remit sur son lit de repos, où on le couvrit de coussins. Deux médecins et le comte avec sa femme arrivèrent ensuite. Luther leur dit: «Je meurs, je resterai ici, à Eisleben;» et le docteur Jonas lui ayant exprimé l'espoir que la transpiration le soulagerait peut-être, il répondit: «Non, cher Jonas, c'est une sueur froide et sèche, le mal augmente.» Il se remit alors à prier, et dit: «O mon père! Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, toi le père de toute consolation, je te remercie de m'avoir révélé ton fils bien-aimé, en qui je crois, que j'ai prêché et reconnu, que j'ai aimé et célébré, et que le pape et les impies persécutent. Je te recommande mon âme, ô mon Seigneur Jésus-Christ! Je quitterai ce corps terrestre, je vais être enlevé de cette vie, mais je sais que je resterai éternellement auprès de toi.» Il répéta encore trois fois: In manus tuas commendo spiritum meum; redemisti me, Domine veritatis. Soudain il ferma les yeux, et tomba évanoui. Le comte Albrecht et sa femme, ainsi que les médecins, lui prodiguèrent leurs secours pour le rendre à la vie. Ils n'y parvinrent qu'avec peine. Le docteur Jonas lui dit alors: «Révérend père, mourez-vous avec constance dans la foi que vous avez enseignée?» Il répondit par un oui distinct, et se rendormit. Bientôt il pâlit, devint froid, respira encore une fois profondément, et mourut.

Son corps fut transféré dans un cercueil d'étain, à Wittemberg, où il fut inhumé le 22 février avec les plus grands honneurs. Il repose dans l'église du château, au pied de la chaire. (Ukert I, p. 327, sqq. Extrait de la relation de Jonas et de Cœlius.)

Testament de Luther, daté du 6 janvier 1542.—Je soussigné, Martin Luther, docteur, reconnais avoir, par les présentes, donné comme douaire à ma chère et fidèle épouse Catherine, pour qu'elle en jouisse toute sa vie, comme bon lui semblera: la terre de Zeilsdorf, telle que je l'ai achetée et fait disposer depuis; la maison Brun que j'ai achetée sous le nom de Wolf; les gobelets et autres choses précieuses, telles que bagues, chaînes, médailles en or et en argent, de la valeur de mille florins environ.

»J'ai fait ceci, premièrement parce qu'elle a toujours été ma pieuse et fidèle épouse, qui m'a aimé tendrement, et qui, par la bénédiction du ciel, m'a donné et élevé cinq enfans heureusement encore en vie. Secondement, pour qu'elle se charge de mes dettes, montant à quatre cent cinquante florins environ, au cas où je ne pourrais les acquitter avant ma mort. Troisièmement, et surtout, parce que je ne veux pas qu'elle soit dans la dépendance de ses enfans, mais plutôt que les enfans dépendent d'elle, l'honorent et lui soient soumis, comme Dieu l'a commandé; car j'ai vu bien souvent comme le Diable excite les enfans, même les enfans pieux, à désobéir à ce commandement, surtout quand les mères sont veuves, que les fils ont des épouses, et les filles des maris. Je pense, au reste, que la mère sera la meilleure tutrice de ses enfans, et qu'elle ne fera pas usage de ce douaire au détriment de ceux qui sont sa chair et son sang, de ceux qu'elle a portés sous son cœur.

»Quoi qu'il puisse advenir d'elle après ma mort (car je ne puis limiter les desseins de Dieu), j'ai cette confiance qu'elle se conduira toujours comme une bonne mère envers ses enfans, et qu'elle partagera consciencieusement avec eux ce qu'elle possèdera.

»En même temps, je prie tous mes amis d'être témoins de la vérité et de défendre ma chère Catherine, s'il allait arriver, comme il serait possible, que de mauvaises langues l'accusassent de garder pour elle quelque somme d'argent cachée, et de ne pas en faire part aux enfans. Je certifie que nous n'avons ni argent comptant, ni trésor d'aucune espèce. En cela rien d'étonnant, si l'on veut considérer que nous n'avons eu d'autre revenu que mon salaire et quelques présens, et que cependant nous avons bâti, et porté les charges d'un grand ménage. Je regarde même comme une grâce particulière de Dieu, et je l'en remercie sans cesse, que nous ayons pu y suffire, et que nos dettes ne soient pas plus considérables........

»Je prie aussi mon gracieux seigneur, le duc Jean-Frédéric, électeur, de vouloir bien confirmer et maintenir le présent acte, quoiqu'il ne soit pas fait dans la forme demandée par les gens de loi. Martin Luther. Signé Mélanchton, Cruciger et Bugenhagen, comme témoins.»[a79]

Share on Twitter Share on Facebook