APPENDICE LE MONTÉNÉGRO

CONFERENZA

DI

CHARLES YRIARTE.

[114

Come appendice alle Letture che si tennero nell'inverno 1897 nella Sala di Luca Giordano, una conferenza sul Montenegro parve alla Società Fiorentina dovesse riuscire opportuna e gradita. Nessuno poteva farla meglio di Charles Yriarte. autore del libro notissimo « Les bords de l'Adriatique et le Monténégro» e così benemerito dell'arte e della coltura italiana.

La conferenza vede oggi la luce, quando l'amico sincero d'Italia non è più. E ci è caro ricordarlo, perch'egli fu tra gli scrittori francesi un de' pochi devoti all'Italia in ogni occasione, in ogni ventura.

Né dobbiamo dimenticare ch'egli avea fatto nelle file dell'esercito italiano le campagne di Sicilia o dell'Umbria. e che dei nostri soldati e scrittori volle sempre rimanere un fratello d'armi valoroso e gentile.

G. B.

[115]

Quelles que soient les destinées réservées au peuple Monténégrin s'il garde sa persévérance, sa sagesse et sa valeur; il devra conserver à jamais un culte et une tendresse profonde pour l'étroite vallée et le cirque de montagnes où il s'est refugié au moment où les Turcs, déferlant comme une vague sur les Balkans, ont envahi la vieille Serbie. Laissez-moi marquer ici à grands traits les étapes de son histoire.

Dans la grande famille Serbe dispersée par l'invasion, les clans Monténégrins, dès le moyen-âge avaient déjà eu une sorte d'autonomie, et sa Dynastie qui régnait sur la Serbie, la famille des Némania, avait même pris naissance dans la Zéta, qu'ils occupaient alors. Après la sanglante Bataille de Kossovo, d'où date la dispersion, le Prince Cernovich, incendiant le pays qu'il laissait derrière lui, se retira avec tout ce peuple en armes dans la [116] montagne noire, la Cernagora. Il s'arrêta d'abord à Rieka, puis à Cettigné. Les Turcs avancent encore, ils ont déjà pris Constantinople; la Serbie est à eux toute entière; ils vont s'efforcer de soumettre ces réfractaires. Ils prendront les Monténégrins à revers, et après avoir chassé les Vénitiens de Scutari, Soliman pacha pénétrera jusqu'à Cettigné, qu'il livre aux flammes; c'est l'apogée de la défaite. Les Monténégrins ont désormais perdu la riche Zéta, le Brda, le Lac de Scutari, deux cents kilomètres de rivage sur l'Adriatique; et les quatre montagnes rocheuses où ils ont transporté leurs foyers sont tout leur domaine. Ce sera leur citadelle, ils y conserveront toujours vivante la flamme du patriotisme, la confiance dans leur destinée et une énergie indomptable. Alfieri fait dire à un peuple qui gémit sous le joug: «Esclaves.... oui, nous le sommes, mais esclaves toujours frémissants.» Les Monténégrins n'accepteront jamais le joug; depuis Kossovo, en 1356, jusqu'à la prise d'Antivari et de Dulcigno en 1878: ce peuple décimé vivra dans une alerte continuelle, la main sur le kandjiar. C'est avec le premier des Pétrovich, Danilo, à la fin du 17e siècle que commence l'ère des grandes batailles décisives; jusque là, ce sont des incursions rapides, des razzias, des surprises; les montagnards fondent sur l'ennemi, ils l'envahissent, prennent des territoires, les perdent [117] pour les reprendre encore, et harcèlent sans cesse. Mais tel sera désormais l'effort vers la rédemption et si terrible l'énergie de ce peuple indomptable, que de grands empires, la Russie et l'Autriche, voient en eux des auxiliaires hardis, et lui proposent des alliances.

Pierre-le-Grand s'avance le premier: «L'histoire (dit-il dans son message), nous a appris que vos anciens rois, vos princes, étaient hautement révérés comme appartenant au noble sang slave, et que les triomphes de leurs armes les ont rendus célèbres par toute l'Europe jusqu'au jour fatal de leur défaite. Rendez vous dignes de cette gloire, imitez vos illustres ancêtres; combattez pour la foi, la patrie, la gloire, l'honneur, pour votre liberté, votre indépendance et celle de vos fils.»

On combat en effet. L'année suivante à Carlevatz trente mille Turcs restent sur le champ de bataille; le Musulman recule; on respire pendant quelques années, on organise et on vit sans combattre, mais sans désarmer. Mais prenant sa revanche, l'éternel ennemi attaque de trois côtés à la fois avec cent-vingt-mille combattants dont les Monténégrins vont triompher à la journée de Cevo.

Les Pétrovich ont la vie dure; le premier vient de régner soixante ans, celui qui lui succédera dans l'histoire, Pierre Ier, est un saint et un héros. Dès les premières années de son règne, Marie Thérèse, [118] étonnée à son tour de l'énergie et de la persévérance du peuple Monténégrin, inaugure vis-à-vis de la Cernagora une politique, que n'ont que trop bien suivi ses successeurs. Le second Pétrovich reçoit son ambassadeur, et Radonicht, délégué Monténégrin, ira à Vienne même dicter les conditions du traité d'alliance que l'Impératrice a proposé. Les conditions du Monténegro sont fières.

«L'alliance sera offensive et défensive; nul servage en échange. - Si le territoire Serbe venait à être délivré des Turcs, la Zéta supérieure, Podgoritza, Spuz, Zabliac, le Piperi, la Brda et l'Herzégovine seraient réunis au Monténegro qui pourra battre monnaie. Aussitôt que le Cabinet d'Autriche sera en guerre avec la Porte, S. M. Impériale enverra la poudre, le plomb et les armes. Si l'Autriche fait la paix avec la Porte, les Monténégrins seront compris dans le traité.»

Après trois ans de combats et de fortunes diverses, les Autrichiens acceptent la paix; mais comme le territoire n'a pas été délivré des Turcs: les concessions promises par l'Autriche au Monténégro sont lettre morte.

Pierre Ier ne se décourage point, et les Monténégrins vont attaquer tout seuls; ils défont les Turcs sur le Lac de Scutari, dans un combat naval et plus tard dans une rude bataille où Mohammed pacha trouve la mort, et l'impression est telle [119] à Constantinople que l'indépendance pour laquelle les peuples Monténégrins ont versé tant de sang depuis Kossovo est enfin reconnue.

Mais un nouvel ennemi, plus puissant encore, s'avance. Les Français sont en Dalmatie; Pierre va se mesurer avec les lieutenants de Napoléon: avec Lauriston d'abord qu'il défait, puis avec Marmont duc de Raguse qu'il tient en échec.

Pris d'enthousiasme, le Czar Paul Ier, reprend la tradition de Pierre-le-Grand, envoie ses présents et ses insignes à tous les Voivodes, et alloue au Prince un subside de neuf mille ducats annuels. Mais en acceptant simplement un appui noblement offert, le Vladika Pierre n'a abdiqué aucun de ses droits; le gouvernement Russe s'étant un jour immiscé dans l'administration ecclésiastique de la Principauté, le gouverneur Vuk Radonitch et tous les serdars, voivodes, kneze, porte-enseignes, prêtres, nobles et autres autorités protestent respectueusement, mais avec une singulière fermeté.

«Le peuple du Monténegro et de la Brda (dit Radonitch), n'est aucunement sujet à l'empire Russe, il se trouve seulement sous sa protection morale, parce qu'il est de la même race, et parce qu'il a la même foi; mais par aucune autre raison. Nous avons attachement et fidélité et nous voulons garder ces sentiments éternellement, mais nous défendrons de toutes nos forces la liberté dont [120] nous avons hérité de nos prédécesseurs, et nous mourrons plutôt l'épée à la main, que de subir une servitude honteuse d'une puissance quelconque.»

Pierre Ier le Saint, pouvait seul faire entendre un tel langage au Czar de toutes les Russies. Ce Vladika, qui règne pendant quarante-huit ans, n'a connu que des victoires; il fut aussi un civilisateur, et reste le vrai héros de la Dynastie. Sur la hauteur qui domine Cettigné, là où se dresse le monument que la piété d'une Monténégrine devenue Princesse Italienne a dessiné de sa propre main en souvenir de Danilo, fondateur de la dynastie des Pétrovich, on voudrait voir s'élever la statue du vainqueur de Kara Mahmoud et le rival heureux de Marmont duc de Raguse.

La grande tâche n'est pas achevée; après dix ans du règne de Pierre II, grand poète, pacificateur, qui s'applique à adoucir les mœurs et à propager l'instruction tout en tenant l'épée d'une main ferme; un fait important au point de vue du gouvernement va s'accomplir. Jusqu'ici se confondent dans la personnalité qui dirige et qui règne, le caractère sacré du Vladika et celui du Prince. Pour devenir Vladika, évêque, il faut être moine et renoncer au mariage; Danilo Ier qui devait comme successeur et neveu de Pierre II assumer ce double caractère, avait fait ses études à St Pétersbourg; il renonça [121] à l'église, et inaugura le pouvoir séculier. Ce règne est court, il finit par un évènement lugubre, l'assassinat du souverain, victime d'un fanatique: mais il reste encore inoubliable, car Danilo a la gloire d'avoir protesté devant l'Europe contre la Turquie, relevée par la guerre de Crimée, qui a osé dans un document parler du Monténegro comme d'une province Turque: et aussi, deux années après son avènement, il conduit ses troupes à Grahovo et met en déroute l'armée Turque dans une bataille qui eut de tels résultats, qu'on la regarde encore comme la revanche de Kossovo.

Quand Danilo tombe sous le coup d'un assassin, le prince qui règne aujourd'hui, Nicolas Ier, son neveu, fils de ce Mirko, le héros de Giahovo, quitte à la hâte Paris où il achève ses études au Collège Louis-le-Grand et assume le pouvoir. Il n'a pas encore vingt ans, mais les Monténégrins, mûris par l'exemple, avant vingt ans sont des hommes. Chacune des étapes de ce règne, auquel il faut souhaiter la durée de celui du premier Pétrovich, est marqué par un effort pour l'indépendance, un progrès dans la culture, une négociation heureuse, en même temps que Medun, Danilograd, Martinch, Rasina-Clavica, Nicksich, Antivari et Dulcigno; sont autant de noms de victoires coup sur coup remportées, qui forcent l'Europe à compter avec le Monténégro.

[122]

Le pays ne sera plus réduit à sa plaine étroite et aux quatre montagnes; vers la vieille Servie il a des plaines fertiles; la Zéta, la Brda lui appartiennent, il a pris de l'essor du côté de Scutari, et les princes aux longs règnes ont fini par tailler à coup d'épée dans la terre Serbe une principauté nouvelle. Cette principauté cependant n'est point encore le prix du sang, ni le territoire sur lequel on régnait cinq siècles auparavant. Berlin a effacé San Stefano. Depuis lors on s'est réfugié dans le travail sans sacrifier ses espérances: l'ère de la paix est celle des progrès, et une grande œuvre est accomplie. Le Soldat s'est fait Législateur, le code monténégrin est promulgué. Un juriste fameux, Bogisïc, sous l'inspiration du Prince, a recueilli les règles du Droit coutumier, appliquées naïvement jusque là par le peuple. Cette sagesse du Prince, cette prudence alliées à une énergie qui n'abdique point; ont eu leur récompense dans de grandes alliances qui n'ont pas eu seulement la politique et l'intérêt pour base, mais qui se trouvaient d'accord avec les raisons du cœur.

[123]

* * *

Quelles seront les habitudes, les tendances, l'aspect, le caractère d'un peuple dont l'histoire n'est qu'une longue «vendetta» et une perpétuelle revendication?

Le voyageur qui aborde le Monténégro par les bouches de Cattaro, après avoir gravi les soixante lacets taillés dans le roc qui donnent accès à la Montagne Rocheuse, s'avance désormais vers Niégouz et Cettigné sans rouler comme autrefois sur sa selle avec les pierres du chemin. L'homme a dompté la nature; des routes nouvelles donnent un accès facile jusqu'à la frontière de Serbie; l'extension de la carte du pays a fait la vie moins rude. Si la montagne est aride de Cattaro à la plaine, le pays frontière de la vieille Serbie est fertile: quelques parties sont même riantes comme une petite Brianza. La Zéta, Vassoacwitz, Kolaschi, Niksich, et les bords du lac de Scutari, sont des lieux pleins d'aménité, qui contrastent avec la montagne.

On sait que la terre donne peu de blé, mais le maïs abonde, comme la pomme de terre, et la sécheresse [124] est toujours le grand ennemi. Au fond le pays est surtout pastoral et partout où la montagne est verte, le grand et le petit bétail abondent; aux temps héroïques les clans se disputaient tel ou tel revers de montagne, où la verdure était grasse et épaisse.

C'est par le bétail que le Monténégrin vit et s'enrichit; par le tabac, par le sumak, cet arbuste dont la feuille sert à la tannerie tandis que son bois est utile à la teinture, par les pêcheries de Stekline au lac de Scutari, qui produit une sorte de sardine très demandée en Albanie et qui s'écoule aussi dans l'Italie méridionale et en Serbie.

De ces divers produits, le tabac est le plus avantageux, régulièrement vendu par le gouvernement à la régie autrichienne qui y trouve son compte. Mais l'empire d'Autriche a fermé sa nouvelle frontière au bétail Monténégrin, et établi des cordons infranchissables, il fait une guerre de tarifs à outrance. Tout bœuf qui passe la frontière paie dix-huit florins de droits - c'est-à-dire - presque autant que le prix de l'animal même. Il a fallu s'ingénier, chercher des nouveaux débouchés. En Italie, à Brindisi et Bari; à Marseille, où s'est créé une Chambre de commerce.

Au point de vue industriel, les scieries mécaniques fonctionnent là où l'eau abonde, comme aussi la meunerie, pour la farine. Une fabrique d'armes [125] pourvoit sinon à l'armement au moins à son entretien, et les routes, sans parler de la grande voie qui de Cattaro se continue jusqu'à Pogdoritza, sont amorcées partout à la fois, en même temps que les anciens forts turcs des Iles de Scutari, démantelés, permettent un service régulier entre Rieka et Scutari. Un service de poste, très sérieusement établi, sévèrement surveillé, et d'une parfaite régularité facilite les relations et les échanges.

* * *

Voyons l'homme dans le Pays. Toujours soldat au fond, le Monténégrin est resté fier et d'aspect réservé; riche ou pauvre, il a de la dignité dans l'accueil et exerce l'hospitalité avec simplicité, son type est noble et grave. Comme nous nous étonnions de voir dans un clan tant d'hommes de belle allure, un chirurgien militaire nous fit observer que la nature ici, fait sa sélection l'hiver, dans la montagne; les faibles s'en vont, les forts restent seuls et grandissent. Le peuple est pasteur, agriculteur, éleveur et la culture de la terre ennoblit: [126] il a horreur du petit commerce, et des petits métiers assis, les brodeurs, les vendeurs. Il fait fi de certains travaux manuels, ne porte pas volontiers de fardeaux et laisse les petits négoces aux Albanais venus de Scutari. Il aime passionnément la musique, les récits faits à voix basse, il murmure d'une voix gutturale des chants épiques d'un rhytme triste et d'un ton voilé.

On connait le costume du Pays, élégant, de couleur claire avec quelques taches sonores, et complété par des armes brillantes.

L'arme exerce sur le Monténégrin une séduction irrésistible, il ne se sépare jamais de son arsenal. Un fusil, un revolver nouveau modèle l'enchante, il les convoite et les admire. L'enfant lui-même dès qu'il est armé se redresse plus fier. Quand j'étais là, on s'efforçait de recruter une bande de petits musiciens; mais souffler sans gloire dans un turlututu, et marcher sans fusil à l'épaule ou sans pistolet à la ceinture répugnait à ces adolescents. On les arma d'un Martini, et le clairon retentit bientôt dans la montagne. Il est singulier que toujours armé ainsi, le sang ne coule presque jamais, et les prisons soient presque vides. Le Pays n'a pas de pauvres, la sobriété est la règle, l'ivresse est très rare, la porte du logis peut toujours rester ouverte, car le vol est honteux et impossible par l'absence absolue du réceleur.

[127]

Avec le temps, grâce aux princes qui s'y sont tous appliqué, une certaine férocité native - reste d'atavisme des époque épiques, et des combats des ancêtres, qui se développait par les luttes nouvelles soutenues par chaque génération - peu à peu s'est apaisée et attendrie. La Vendetta, cette plaie des familles, passe au domaine de l'histoire, comme aussi cette habitude chez les Monténégrins, à l'âge où on croit à l'amitié éternelle, de se choisir un frère de sang, un Pobratim, union touchante de deux jeunes hommes, qu'aucun lien de famille unit, qui échangent leur sang et leurs armes en récitant la prière «l'Adelfo poisio» devant le prêtre, et jurent de périr l'un pour l'autre, et de s'entr'aider même au péril de leur vie. Quand le pouvoir central existe, c'est la loi qui doit venger l'injure, la Vendetta est donc devenu un crime. Quant au Pobratimat un voyageur poète peut le regretter. Mais il faut considérer que contracté entre deux Monténégrins de deux clans différents entraînait souvent deux levées de boucliers et déchaînait les luttes fratricides. La vengeance aujourd'hui est l'œuvre de la justice.

[128]

* * *

La Monténégrina, montagne ou plaine, est-elle belle? ou simplement jolie? - Un Français répondrait: elle est bien pire. Elle a de l'Orient l'expression grave qui inspire le respect, une grâce touchante, une absence complète d'affeterie ou de manière, un teint mat, qui chez la femme riche ou aisée que la bise et le hâle n'ont pas flétri, garde souvent une belle pâleur d'ivoire, souvent frêle et délicate, sous des apparences de faiblesse son énergie a fait de la femme l'auxiliaire de l'homme dans les combats.

Chez les paysannes de nos champs la démarche est souvent lourde, le geste gauche, l'expression dénuée de pensée et les yeux sans flamme: la Monténégrine a souvent dans le regard comme un reflet de la poésie des légendes de sa patrie, de la tristesse d'une race qui a longtemps lutté et souffert. Cermak, l'artiste serbe, un patriote qui chaque fois le Monténégrin passait la frontière et se soulevait contre le joug, abandonnait Paris pour courir au danger, nous revint un jour mutilé de la Cernagora, a bien fixé son image et l'a associée [129] aux actes virils de revendication dans des toiles pleines de talent.

Ferogio, un Italien qui vivait aussi parmi nous, a recueilli tous les types et illustré tous les actes de la vie du peuple, et mieux que personne a montré la beauté de la silhouette, les fières attitudes, le geste simple et toujours noble de la population rurale ou montagnarde.

La femme monténégrine cependant, est douce, résignée, fidèle; tout son horizon est au foyer, on ne la voit au bras de l'époux que les jours de fête, elle attend un mot ou un signe, elle le devine et ose à peine le prévenir. Si on s'en tenait aux apparences on dirait que l'homme, à côté du respect, lui inspire la crainte, et dans le recueil des dictons Monténégrins d'un autre âge, qui s'appliquent à la femme, quelques uns ne sont pas à la louange de l'homme. On reproche aux Monténégrins du peuple son indolence aux durs travaux, sa tendance à laisser à sa compagne ceux qui sont les plus pénibles; et les yeux du voyageur au détour de la route, dans la montagne ou dans la plaine, sont parfois attristés en les voyant plier sous de lourds fardeaux.

Mais cette femme est respectée et protégée par le droit coutumier, devenu code civil, plus qu'en aucun pays de l'Europe. Le voyageur de la Ballade de Schubert, celui «qui passe en chantant et qui part sans regret», s'il pénétrait dans la famille rurale, [130] assisterait à un spectacle vraiment touchant. Qui n'a vu chez les peuples qui se piquent de tenir la tête de la civilisation, à la mort du chef de la famille, sous la loi du Majorat, ou même dans les maisons moins fortunées, la veuve en cheveux blancs s'en aller solitaire, et laisser à son fils et à sa jeune épouse le foyer où sa vie s'est écoulée, dans un luxe devenu une habitude, dans une affection devenue un besoin? Qui n'a rencontré sur sa route, surtout dans votre beau pays, où ceux dont la vie est solitaire essaient de combler par la vue des chefs-d'œuvre et la clemence du climat, le vide d'une existence, sans amour et sans hyménée, - une sœur qui a quitté elle aussi le foyer de son frère?

Ici, la loi est la communauté; le père est le chef, chacun doit son travail à la famille toute entière et la part de chacun est la même. Tout appartenant à tous, chacun a droit à tout son entretien, et puise par part égale au bien commun. Si l'un des membres commet un délit et une faute, tous le réparent, et paient l'amende - sauf à mettre au compte du coupable, au jour du partage, le dommage qu'il a causé.

Cependant le Pécule est personnel à l'individu, et nous entendons, par pécule, tout résultat d'un travail fait à moments perdus et autorisé par tous, comme aussi tout profit qui est acquis sans travail, c'est-à-dire, un don du père retiré de la communauté [131] après avoir pris ce qui lui revient en partage et dont il dispose à son gré, un don du Prince, une arme, une étoffe, une somme d'argent, tout gain enfin qui est le résultat soit de hasard, soit de la sympathie inspirée, soit d'une action méritoire et personnelle.

L'âge venu de s'unir à une famille nouvelle, il est permis à la jeune fille, en dehors du travail en commun pour l'avantage de tous, de travailler pour elle-même; et on fermera les yeux. A partir de ce jour on la laisse augmenter son pécule, le père, la mère, le frère peuvent y ajouter une part du leur, mais du leur seul, selon le penchant que chacun d'eux a pour celle qui va les quitter.

Dans la nouvelle famille où elle entre elle a le privilège de la même loi. Et cette fois sa dot, c'est-à-dire son Pécule, lui appartient absolument; elle en dispose sans réserve; elle n'a nulle formalité à remplir, nulle signature à obtenir; elle est personnalité civile.

Mais nous ne sommes pas dans ces républiques idéales qui ont pour base la perfection de l'homme. Dans cette communauté nouvelle où elle entre, toute injustice ou tout outrage à ce nouveau venu déchaînait autrefois la vendetta de la communauté primitive; alors le sang coulait. Le pouvoir du prince, centralisé désormais, ayant absorbé le pouvoir du clan, c'est la loi désormais qui venge. La loi seule, [132] et un Prince au cœur tendre, à l'âme juste, et à la main ferme.

Cependant cette jeune femme est devenue veuve, le lien est rompu; que deviendra-t-elle? Elle a le droit de rester dans sa nouvelle famille sous les mêmes conditions, comme elle peut aussi revenir à l'ancienne avec le même sort - à moins cependant qu'au moment de contracter le mariage, son père lui ait donné la part à laquelle il avait droit en quittant la communauté, s'il s'en est séparé.

Ainsi donc, enfant et jeune fille, la femme est membre de la communauté. Mariée elle garde les mêmes droits dans la nouvelle, et pour mieux cimenter cette union, chaque famille ayant un patron, - prenons St. Pierre puisqu'il a des clefs, et peut ouvrir bien des portes, ou St. Nicolas, qui aime bien les enfants, - elle abandonne son patron, celui de la communauté et se fait adopter par celui de sa famille nouvelle.

* * *

Après tant de combats, quand tout convergeait vers l'attaque ou la défense, voyons ce qu'on a fait pour l'instruction publique.

[133]

C'est seulement on 1852, quand Danilo II a pris le pouvoir, qu'on a organisé et décrété l'école d'abord dans les villes et les villages de la montagne noire, et après la bataille de Grahovo dans les régions conquises. Tout-à-fait primaires d'abord les écoles ont un cours de trois ou quatre ans. A Cettigné un gymnase s'est ouvert, qui se transforme après quatre ans d'étude, et devient école normale. Une classe de théologie permet de recruter les prêtres dont on limite le nombre à la seule nécessité du diocèse. Plus tard pour les sujets avancés, bien doués, avides d'apprendre et assez fortunés pour promettre au pays des esprits ouverts, capables de faire progresser; on a la ressource des missions temporaires à l'étranger. L'enfant du village va à l'école, et c'est un charme de voir partout, dans les étroits chemins de la montagne, au carrefour des routes, les petits monténégrins avec le carton et l'ardoise en bandoulière, prenant le chemin des écoliers et s'arrêtant pour cueillir une fleurette dans la fente d'un rocher.

Pour les jeunes filles, les demoiselles qui ont des aspirations plus hautes que le village, filles de Voivodes et de riches propriétaires, s'ouvre une institution fondée par l'Impératrice veuve d'Alexandre II, avec des professeurs distingués, six ans de cours, l'internat, un niveau élevé qui va croissant avec le temps. On y cultive d'office les trois langues: [134] le Serbe, le Russe, le Français, et la connaissance des trois littératures, et souvent l'Italien: grâce aux relations de famille et de voisinage.

* * *

Pour l'instruction militaire, notre école nationale de St.-Cyr fut parfois celle où des aides-de-camp du Prince ont appris le métier des armes, et plus tard sont devenus aptes à la direction des divers services administratifs, toujours prêts d'ailleurs à échanger la plume contre l'épée aux jours de péril. Aujourd'hui, c'est l'Italie, Modène, qui est l'école, la pépinière des officiers, fondus au retour dans l'armée indigène, ils l'encadrent, sans émousser le caractère offensif du soldat monténégrin et lui faire perdre sa personnalité de combattant. Trois aides-de-camp, deux officiers d'ordonnance, le capitaine des Périaniks, ou gardes du corps, forment un Etat major personnel au Prince. Une grande caserne s'est élevé à Cettigné, une école militaire à Pogdoritza, pour les sous-officiers, et un bataillon régulier reste permanent. Le fond de la défense nationale étant la milice légère, qui se mobilise, pour ainsi dire, d'instinct. On peut compter à l'effectif, [135] au moins 45 bataillons compacts et bien armés. Nous nous souvenons d'avoir assisté jadis aux évolutions d'un escadron bien monté - le noyau subsiste, mais la nature du pays proteste et le cavalier, comme masse militaire, n'a pas sa raison d'être, vu la nature du Pays.

* * *

Nous constaterons encore d'autres innovations, si j'en crois un de mes jeunes amis, un grand voyageur, nouvellement revenu du Pays dont les lettres de crédit avaient pour unique objet de saluer de ma part S. A. le prince Nicolas, et de chanter pour moi le «Cari luoghi» à la montagne Noire. Celui-ci m'a assuré qu'il s'était couvert de gloire au Lawn Tennis de Cettigné où il avait eu pour partner des dames du corps diplomatique, des jupes de Laferrière, des manches bouffantes de Mme Pacquin et des chapeaux de chez Virot. - C'est la loi du progrès. - Les nouvelles routes de Cettigné à la frontière sont désormais propices à la byciclette: un jour ou l'autre on importera le polo et l'automobile, qui ne rappelle que de loin les temps de la chevalerie.

[136]

Cependant le Pays tient à ses coutumes. Le costume national reste en honneur partout, le trésor des poésies populaires, des chants épiques, chants de gloire, de guerre et d'amour, histoire vivante, sont une source féconde qui ne tarit jamais. Il y a toujours dans chaque ancien clan quelque Barde errant qui chante au son de la Guzla au détour de la route ou sous l'orme des vallées et souvent le chantre est aveugle, comme Homère; il dit et redit des poésies, qui restent presque toujours anonymes, et semblent portées sur l'aile du vent de montagne en montagne ou répercutées par un écho comme celles des recueils de Vuk Stefanovich que Tommaseo vous a fait connaître.

Pierre II Pétrovich, le grand chantre de la Cernagora employait dans ses poësies le décasyllabe qui ne recherche point la rime mais la donne parfois, quand la raison l'appelle. Le Prince qui règne aujourd'hui à la fois soldat, législateur et poëte, auteur de «l'Impératrice des Balkans» devenu populaire, en fixant en vers de huit syllabes, le caractère de chacune des tribus monténégrines; a faite cette poësie plus personnelle, c'est la poësie littéraire avec la strophe de quatre vers de la Poësie Ragusaine, qui garde à ces chants leur caractère à la fois tendre et épique.

«Si j'avais recueilli toutes les fleurs dont ta main a jonché le chemin de ma vie (dit le [137] Prince Poëte à celle qui partage son trône, en lui dédiant son œuvre); si j'en avais respiré tout le parfum: j'en aurais pu faire un poème si beau, un livre ailé tel que jamais le monde n'en eût lu de pareil.... j'eus mieux chanté l'amour, l'intelligence et j'aurais pu écrire un livre tout entier rien qu'en y recueillant toutes les vertus de ton âme qui resplendissent comme un diadème impérial.»

En entendant parler ainsi le Père, vous reconnaissez l'Épouse et la Mère, et vous devinez celle dont les destinées sont désormais les vôtres.

Quelque rapide qu'ait été l'hommage que j'ai voulu rendre aux Monténégrins, il n'était peut-être pas inutile qu'une voix et un cœur français vinssent ici confondre dans la même sympathie et les mêmes vœux de prospérité la Cernagora, l'Italie et.... la France.

[139]

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