REMERCIEMENT SINCÈRE A UN HOMME CHARITABLE

Vous avez rendu service au genre humain en vous déchaînant sagement contre des ouvrages faits pour le pervertir. Vous ne cessez d’écrire contre l’Esprit des Lois ; et même il paraît à votre style que vous êtes l’ennemi de toute sorte d’esprit. Vous avertissez que vous avez préservé le monde du venin répandu dans l’Essai sur l’homme, de Pope, livre que je ne cesse de relire, pour me convaincre, de plus en plus, de la force de vos raisons et de l’importance de vos services. Vous ne vous amusez pas, monsieur, à examiner le fond de l’ouvrage sur les lois, à vérifier les citations, à discuter s’il y a de la justesse, de la profondeur, de la clarté, de la sagesse ; si les chapitres naissent les uns des autres, s’ils forment un tout ensemble ; si enfin ce livre, qui devrait être utile, ne serait pas, par malheur, un livre agréable.

Vous allez d’abord au fait ; et, regardant M. de M... comme le disciple de Pope, vous les regardez tous deux comme les disciples de Spinosa. Vous leur reprochez, avec un zèle merveilleux, d’être athées, parce que vous découvrez, dites-vous, dans toute leur philosophie, les principes de la religion naturelle. Rien n’est assurément, monsieur, ni plus charitable ni plus judicieux que de conclure qu’un philosophe ne connaît point de Dieu, de cela même qu’il pose pour principe que Dieu parle au cœur de tous les hommes.

Un honnête homme est le plus bel ouvrage de Dieu, dit le célèbre poëte philosophe  : vous vous élevez au-dessus de l’honnête homme. Vous confondez ces maximes funestes, que la Divinité est l’auteur et le lien de tous les êtres ; que tous les hommes sont frères ; que Dieu est leur père commun : qu’il ne faut rien innover dans la religion, ne point troubler la paix établie par un monarque sage ; qu’on doit tolérer les sentiments des hommes, ainsi que leurs défauts. Continuez, monsieur, écrasez cet affreux libertinage, qui est au fond la ruine de la société. C’est beaucoup que, par vos Gazettes ecclésiastiques, vous ayez saintement essayé de tourner en ridicule toutes les puissances : et, quoique la grâce d’être plaisant vous ait manqué, volenti et conanti, cependant vous avez le mérite d’avoir fait tous vos efforts pour écrire agréablement des invectives. Vous avez voulu quelquefois réjouir les saints ; mais vous avez souvent essayé d’armer chrétiennement les fidèles les uns contre les autres. Vous prêchez le schisme pour la plus grande gloire de Dieu. Tout cela est très-édifiant ; mais ce n’est point encore assez.

Vous n’avez rien fait qu’à demi, si vous ne parvenez pas à faire brûler les livres de Pope, de Locke et de Bayle, l’Esprit des Lois, etc., dans un bûcher auquel on mettra le feu avec un paquet de Nouvelles ecclésiastiques.

En effet, monsieur, quels maux épouvantables n’ont pas faits dans le monde une douzaine de vers répandus dans l’Essai sur l’homme de ce scélérat de Pope ; cinq ou six articles du Dictionnaire de cet abominable Bayle ; une ou deux pages de ce coquin de Locke, et d’autres incendiaires de cette espèce ? Il est vrai que ces hommes ont mené une vie pure et innocente, que tous les honnêtes gens les chérissaient et les consultaient ; mais c’est par là qu’ils sont dangereux. Vous voyez leurs sectateurs, les armes à la main, troubler les royaumes, porter partout le flambeau des guerres civiles. Montaigne, Charron, le président de Thou, Descartes, Gassendi, Rohaut, Le Vayer, ces hommes affreux, qui étaient dans les mêmes principes, bouleversèrent tout en France. C’est leur philosophie qui fit donner tant de batailles, et qui causa la Saint-Barthélemy ; c’est leur esprit de tolérantisme qui est la ruine du monde ; et c’est votre saint zèle qui répand partout la douceur de la concorde.

Vous nous apprenez que tous les partisans de la religion naturelle sont les ennemis de la religion chrétienne. Vraiment, monsieur, vous avez fait là une belle découverte ! Ainsi, dès que je verrai un homme sage, qui, dans sa philosophie, reconnaîtra partout l’Être suprême, qui admirera la Providence dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit, dans la production des mondes et dans celle des insectes, je conclurai de là qu’il est impossible que cet homme soit chrétien. Vous nous avertissez qu’il faut penser ainsi aujourd’hui de tous les philosophes. On ne pouvait certainement rien dire de plus sensé et de plus utile au christianisme que d’assurer que notre religion est bafouée dans toute l’Europe, par tous ceux dont la profession est de chercher la vérité. Vous pouvez vous vanter d’avoir fait là une réflexion, dont les conséquences seront bien avantageuses au public.

Que j’aime encore votre colère contre l’auteur de l’Esprit des Lois, quand vous lui reprochez d’avoir loué les Solon, les Platon, les Socrate, les Aristide, les Cicéron, les Caton, les Épictète, les Antonin et les Trajan ! On croirait, à votre dévote fureur contre ces gens-là, qu’ils ont tous signé le Formulaire. Quels monstres, monsieur, que tous ces grands hommes de l’antiquité ! Brûlons tout ce qui nous reste de leurs écrits, avec ceux de Pope et de Locke, et de M. de M.... En effet, tous ces anciens sages sont vos ennemis ; ils ont tous été éclairés par la religion naturelle. Et la vôtre, monsieur, je dis la vôtre en particulier, paraît si fort contre la nature, que je ne m’étonne pas que vous détestiez sincèrement tous ces illustres réprouvés, qui ont fait, je ne sais comment, tant de bien à la terre. Remerciez bien Dieu de n’avoir rien de commun, ni avec leur conduite, ni avec leurs écrits.

Vos saintes idées sur le gouvernement politique sont une suite de votre sagesse. On voit que vous connaissez les royaumes de la terre tout comme le royaume des cieux. Vous condamnez, de votre autorité privée, les gains que l’on fait dans les risques maritimes. Vous ne savez pas probablement ce que c’est que l’argent à la grosse ; mais vous appelez ce commerce, Usure. C’est une nouvelle obligation que le roi vous aura, d’empêcher ses sujets de commercer à Cadix. Il faut laisser cette œuvre de Satan aux Anglais et aux Hollandais, qui sont déjà damnés sans ressource. Je voudrais, monsieur, que vous nous disiez combien vous rapporte le commerce sacré de vos Nouvelles ecclésiastiques. Je crois que la bénédiction répandue sur ce chef-d’œuvre peut bien faire monter le profit à trois cent pour cent. Il n’y a point de commerce profane qui ait jamais si bien rendu.

Le commerce maritime, que vous condamnez, pourrait être excusé peut-être en faveur de l’utilité publique, de la hardiesse d’envoyer son bien dans un autre hémisphère, et du risque des naufrages. Votre petit négoce a une utilité plus sensible ; il demande plus de courage, et expose à de plus grands risques.

Quoi de plus utile, en effet, que d’instruire l’univers, quatre fois par mois, des aventures de quelques clercs tonsurés ! Quoi de plus courageux que d’outrager votre roi et votre archevêque ! Et quel risque, monsieur, que ces petites humiliations que vous pourriez essuyer en place publique ? Mais, je me trompe ; il y a des charmes à souffrir pour la bonne cause ; il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes : et vous me paraissez tout fait pour le martyre, que je vous souhaite cordialement, étant votre très-humble et très-obéissant serviteur.

A Marseille, le 10 mai 1750.

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