§ I. QUAND ET COMMENT L’ESPRIT DES LOIS A-T-IL ÉTÉ COMPOSÉ ? CARACTÈRE DE L’OUVRAGE.

Au mois de mars 1749, c’est-à-dire peu de temps après la publication de l’Esprit des lois, Montesquieu écrit au grand prieur Solar, ambassadeur de Malte à Rome :

« Je suis bien aise que vous soyez content de l’Esprit des lois... Il est vrai que le sujet est beau et grand ; je dois bien craindre qu’il n’ait été plus grand que moi. Au sortir du collége, on me mit dans les mains des livres de droit ; j’en cherchai l’esprit ; j’ai travaillé ; je ne faisais rien qui vaille 3 . Il y a vingt ans que je découvris mes principes ; ils sont très simples ; un autre qui aurait autant travaillé que moi aurait fait mieux que moi ; mais j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer ; je vais me reposer, je ne travaillerai plus. »

Dans la préface de l’Esprit des lois, Montesquieu s’exprime presque en mêmes termes :

« J’ai bien des fois commencé, et bien des fois abandonné cet ouvrage ; j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites ; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber ; je suivais mon objet sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi, et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croître, s’avancer et finir. »

Quels sont ces principes qui doivent nous donner la clef de l’Esprit des lois ? Il est singulier qu’aucun des critiques de Montesquieu ne se soit donné la peine de le chercher. Cependant, dans cette même préface, l’auteur en signale toute l’importance :

« J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.
« J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ; les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.
« Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. »

Après une déclaration aussi nette, il est évident qu’on ne peut saisir la pensée de l’auteur si l’on n’a sans cesse devant les yeux ces principes, tirés de la nature des choses, qui ont dirigé Montesquieu dans ses recherches, et qui constituent la véritable originalité de l’Esprit des lois. A première vue ce livre présente l’image de la confusion ; on a peine à s’y reconnaître ; ne serait-ce pas parce qu’on avance sur un terrain nouveau sans en posséder la carte ? C’est cette carte que Montesquieu lui-même tracera pour nous, et que nous essayerons de mettre entre les mains du lecteur.

A l’origine, l’ouvrage devait être divisé en cinq parties 4  ; on voit même qu’en 1747 Montesquieu voulait publier son livre en cinq volumes, qui devaient être suivis d’un sixième de supplément 5 .

Quelles étaient ces cinq parties dont les premières ni les dernières éditions ne gardent aucune trace ? Une édition publiée en 1750, et que Montesquieu reconnaît pour la plus exacte 6 , nous donne une division en six parties 7 . Il n’est pas difficile d’y reconnaître les cinq parties primitives et le supplément :

Première partie, livres I-VIII. Des lois en général. Nature et principes des trois gouvernements.

Seconde partie, livres IX-XIII. Armée, liberté politique, impôts.

Troisième partie, livres XIV-XIX. Climat, terrain, mœurs et manières.

Quatrième partie, livres XX-XXIII, commerce, monnaie, population.

Cinquième partie, livres XXIV-XXVI. Religion, rapport des lois religieuses et des lois politiques et civiles.

Sixième partie, livres XXVII-XXXI. Histoire des lois romaines touchant les successions, des lois françaises et des lois féodales.

Laissons pour un moment cette dernière partie qui a été ajoutée par Montesquieu, quand l’Esprit des lois était achevé, il est facile maintenant de reconnaître ce que l’auteur entend par ces principes ou lois supérieures qui dominent les fantaisies humaines. Ces éléments avec lesquels le législateur est tenu de compter, c’est le gouvernement (nature, principes, institutions, ce qui comprend la première et la seconde partie), c’est le climat et les mœurs, c’est le commerce, c’est la religion, toutes choses qui ne sont pas dans la main des hommes, et qu’on ne peut changer du jour au lendemain.

Que ce soient là les principes de Montesquieu, on n’en peut douter quand on lit le titre de l’Esprit des lois, tel qu’il est donné dans toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur, titre maladroitement supprimé dans les éditions modernes.

DE L’ESPRIT DES LOIS, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. A quoi l’auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françaises et sur les lois féodales 8 .

Ouvrons maintenant ce beau traité. Au troisième chapitre du premier livre, nous lirons le passage suivant qui aura pour nous une clarté saisissante. C’est la pensée même de l’Esprit des lois :

« La loi, en général, est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine.
« Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre.
« Il faut qu’elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu’on veut établir ; soit qu’elles le forment, comme font les lois politiques ; soit qu’elles le maintiennent, comme font les lois civiles.
« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glace, brûlant ou tempéré ; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur ; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs ; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir ; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l’objet du législateur, avec l’ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C’est dans toutes ces vues qu’il faut les considérer.
« C’est ce que j’entreprends de faire dans cet ouvrage. J’examinerai tous ces rapports ; ils forment tous ensemble ce que l’on appelle L’ESPRIT DES LOIS. »

Là est la découverte de Montesquieu, là est la grandeur, et ce qu’il appelle la majesté de son sujet.

Avant lui comment traitait-on la politique et la législation ? Les magistrats et les jurisconsultes de profession tiraient leurs solutions du droit romain qu’ils nommaient la raison écrite. Ceux qui voulaient s’élever un peu plus haut faisaient appel à la philosophie, ou à l’imagination, et s’amusaient à bâtir des systèmes de droit naturel. Qu’était-ce que ce droit naturel, saisi directement par la raison, disait-on, et qui n’en variait pas moins avec chaque inventeur ? C’était le droit romain dépouillé de ses formules, soit qu’on l’alliât à la philosophie, comme faisait Wolf, et toute l’école de Leibnitz, soit qu’on le tempérât par la morale chrétienne, à l’exemple de Domat et de d’Aguesseau ; mais quelle que fût la diversité du point de vue, aucun de ses écrivains ne doutait qu’on ne pût faire une législation applicable à tous les peuples de la terre. Aussi traitaient-ils le droit comme une vérité mathématique, et en déduisaient-ils des conclusions par la méthode des géomètres.

Montesquieu, au contraire, a compris qu’il est chimérique de faire abstraction de l’espace et du temps. Le législateur ne trouve pas devant lui table rase ; il ne peut ni créer, ni pétrir à son gré le peuple auquel il veut donner des lois.

Ce peuple a un gouvernement, des institutions, une religion, des mœurs, des habitudes, des intérêts : autant d’éléments que le législateur est tenu de respecter. En deux mots, il y a une justice première, éternelle, que l’esprit humain entrevoit, en appelant l’expérience et la raison à son aide ; mais pour appliquer cette justice idéale, il faut tenir compte des divers rapports qui existent entre les hommes. Toute loi humaine est donc relative et changeante ; c’est à Dieu seul qu’appartient l’absolu.

Classer les éléments multiples qui donnent au droit de chaque peuple un caractère particulier, c’était une vue de génie, une conception nouvelle, en contradiction avec les idées ou les préjugés du temps. Montesquieu en avait conscience quand il écrivait en tête de son livre cette fière devise : Prolem sine matre creatam. Personne ne lui avait donné l’exemple, au moins parmi les modernes, et il ouvrait une voie nouvelle à ceux qui viendraient après lui 9 .

Ce n’est pas à dire cependant que tout fût neuf dans les idées que Montesquieu mettait au jour. Il y avait longtemps qu’Hippocrate, suivi par Aristote, avait remarqué l’influence du climat sur le caractère des nations. Il suffit également d’ouvrir la Politique d’Aristote pour voir que les anciens connaissaient mieux que nous l’action de la liberté et de l’éducation sur les mœurs des peuples, mais en deux points, Montesquieu est créateur. Avant lui, personne que je sache n’avait eu la hardiesse d’étudier l’influence politique des religions ; sous Louis XIV on ne lui eût pas pardonné une telle audace. Faire la part du commerce et de l’industrie était chose moins téméraire, mais non pas moins nouvelle. De ce côté, Montesquieu doit être considéré comme un des fondateurs de l’économie politique. Il s’est trompé en plus d’un point ; il a partagé les préjugés de son temps quand il a défendu le système protecteur, et déclaré que la liberté du commerce en serait la servitude 10  ; mais sans parler de ses intéressantes réflexions sur le change et son rôle politique 11 , il a senti que les révolutions du commerce atteignaient la société tout entière, et en modifiaient les idées et les institutions. C’était une vue particulière qui avait occupé longtemps Montesquieu 12  ; aussi y attachait-il une grande importance, et avait-il eu soin de faire dresser une carte géographique pour servir à l’intelligence des articles qui concernent le commerce 13 , carte qu’on a eu tort de supprimer dans les éditions modernes, car elle seule permet de suivre et de comprendre l’auteur, quand il recherche les principales différences du commerce des anciens avec celui de son temps 14 .

Une fois qu’on connaît le plan suivi par Montesquieu, il est aisé de résoudre un problème, que trop peu de gens se sont posé, avant de critiquer l’Esprit des lois. Qu’est-ce que Montesquieu a voulu faire ? Une histoire du droit, c’est-à-dire une explication du passé, servant de leçon à l’avenir ? Une philosophie de la politique, c’est-à-dire un système établissant des règles invariables à l’usage des gouvernements futurs ? C’est en ce dernier sens qu’on l’entend et qu’on le cite d’ordinaire ; il est difficile de se méprendre plus complètement sur la pensée de l’auteur.

Dès le début, Montesquieu s’est plaint qu’on ne voulait pas l’entendre. Ce n’est pas mon livre qu’on critique, disait-il, c’est celui qu’on a dans la tête ; et il ajoutait :

« Comment a-t-on pu manquer ainsi le sujet et le but d’un ouvrage qu’on avait devant les yeux ? Ceux qui auront quelques lumières verront, du premier coup d’œil, que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu’il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes ; puisque l’auteur distingue ces institutions ; qu’il examine celles qui conviennent le plus à la société, et à chaque société ; qu’il en cherche l’origine ; qu’il en découvre les causes physiques et morales : qu’il examine celles qui ont un degré de bonté par elles-mêmes, et celles qui n’en ont aucun : que de deux pratiques pernicieuses il cherche celle qui l’est plus et celle qui l’est moins ; qu’il y discute celles qui peuvent avoir de bons effets à un certain égard et de mauvais dans un autre. Il a cru ses recherches utiles, parce que le bon sens consiste beaucoup à connaître les nuances des choses 15 .

En d’autres termes, Montesquieu a fait rentrer le droit et la politique dans la classe des sciences expérimentales ; et il a créé du même coup l’histoire du droit et la législation comparée.

Cette conception nous explique un des points les plus obscurs de l’Esprit des lois.

On a souvent reproché à Montesquieu sa division des gouvernements. Aristote avait introduit dans la science une division d’une simplicité parfaite. Le philosophe reconnaît trois espèces de gouvernement : celui d’un seul, celui de quelques-uns, celui du plus grand nombre. Mais le chiffre des gouvernants ne fait pas le vice ou la bonté d’un régime ; c’est là une erreur grossière, quoique fort à la mode aujourd’hui ; un gouvernement est bon quand il a pour objet l’intérêt et le bonheur général ; il est mauvais quand il ne fait que servir l’égoïsme de ceux qui ont le pouvoir en main. Aristote distingue donc la royauté de la tyrannie qui n’est que la corruption ou la perversion de la royauté. Il oppose également l’aristocratie à l’oligarchie, et la république à la démagogie.

Au lieu d’adopter cette classification naturelle, Montesquieu rompt avec la tradition, et distingue trois espèces de gouvernement : le Républicain, dans lequel il fait entrer tant bien que mal la démocratie et l’aristocratie, le Monarchique et le Despotique. « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et ses caprices 16 . »

II ne faut pas de longues réflexions pour voir que cette division est peu régulière ; elle ne satisfait pas l’esprit comme les catégories d’Aristote. Rien de plus aisé que de condamner Montesquieu ; mais d’où vient qu’un si beau génie n’ait pas suivi le chemin battu ? Est-ce désir de ne pas imiter Aristote ? Est-ce manie de se distinguer ? Cela est puéril et indigne de l’auteur. Non, il y a une raison que je crois avoir trouvée. Les Lettres persanes vont nous expliquer l’Esprit des lois. Ce n’est pas en ce point seulement qu’elles en sont le commentaire le plus sûr.

Dans la CXXXIe lettre persane, datée de 1719, par conséquent antérieure de vingt-neuf ans à la publication de l’Esprit des lois, Rhédi écrit de Venise à son ami Rica :

« Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c’est l’histoire et l’origine des Républiques...
« L’amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce dans l’indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliés dans l’Asie Mineure ; elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu’elles, qui leur servirent de remparts contre les entreprises des rois de Perse. Ce n’est pas tout : la Grèce peupla l’Italie ; l’Italie, l’Espagne, et peut-être les Gaules... Ces colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté qu’elles avaient pris dans ces deux pays. Aussi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans l’Italie, l’Espagne, les Gaules.
... « Tout ceci se passait en Europe ; car, pour l’Asie et l’Afrique, elles ont toujours été accablées par le despotisme, si vous en exceptez quelques villes de l’Asie Mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage en Afrique.
... « Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et la servitude pour celui des peuples d’Asie.
« César opprime la république romaine, et la soumet à un pouvoir arbitraire.
« L’Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.
« Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se répandirent comme des torrents dans les provinces romaines, et trouvant autant de facilités à faire des conquêtes qu’à exercer leurs pirateries, elles démembrèrent l’Empire et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient libres, et ils bornaient si fort l’autorité de leurs rois, qu’ils n’étaient proprement que des chefs ou des généraux... Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposaient leurs rois dès qu’ils n’en étaient pas satisfaits, et chez les autres l’autorité du prince était bornée de mille manières différentes ; un grand nombre de seigneurs la partageaient avec lui ; les guerres n’étaient entreprises que de leur consentement ; les dépouilles étaient partagées entre le chef et les soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étaient faites dans les assemblées de la nation. Voila le principe fondamental de tous ces États qui se formèrent des débris de l’empire romain. »

Il y aurait plus d’une réserve à faire sur certains passages de cette lettre ; il faut être Persan pour parler de la douceur romaine, pour croire que la Grèce a peuplé l’Italie, et que l’Italie à son tour a peuplé l’Espagne et peut-être les Gaules ; mais le fonds des idées est vrai. C’est chez les Grecs et les Romains qu’il faut chercher la République, telle que l’entend Montesquieu ; le despotisme a toujours régné en Orient, et c’est seulement en Europe et après l’invasion germanique qu’on a vu naître des monarchies tempérées. Voici les trois espèces de gouvernement, suivant l’Esprit des lois. La classification de Montesquieu n’est pas philosophique comme celle d’Aristote ; elle est historique. L’antiquité classique, l’Orient, l’Europe moderne, et surtout la France, voilà les trois grandes masses que l’auteur a pris pour sujet de ses études ; voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on lit l’Esprit des lois. Les observations sont particulières, et par conséquent les réflexions ne sont justes que dans la limite des faits observés. Rien de plus aisé que de prendre Montesquieu en défaut, si l’on veut en faire un théoricien, dictant des lois à l’humanité. Mais on admirera toujours sa profondeur et sa finesse, si on veut entrer dans l’esprit de son livre, et si on traduit la République par Athènes ou Rome, le Despotisme par la Turquie, et la Monarchie par la France.

Les Principes, qui distinguent chacun de ces gouvernements, ne peuvent laisser aucun doute sur la pensée de Montesquieu. La vertu, ou l’amour de la patrie et de l’égalité, était bien l’âme des républiques grecques et romaines ; la crainte est le grand ressort du despotisme oriental ; l’honneur, ce dévouement à la personne, ce sentiment singulier qui est plein de grandeur, et qui cependant n’exclut pas la bassesse, ne se trouve que chez les peuples qui ont passé par la féodalité et la chevalerie. Il n’y avait pas de point d’honneur chez les Romains ; il n’y en a pas chez les Turcs, les Grecs, ni les Juifs. L’observation est juste et vraie, mais ce n’est pas la loi universelle de toutes les royautés possibles que constate Montesquieu ; ce qu’il nous donne, c’est le secret de la vieille monarchie ; ce qu’il nous explique, et ce que personne n’avait indiqué avant lui, c’est comment en France la liberté des esprits et des cœurs a pu se concilier avec la servitude des institutions.

Maintenant que nous savons ce que c’est que l’Esprit des lois, il nous est aisé de comprendre comment Montesquieu a pu s’écrier : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur 17 . » Chez lui la modération ne tient pas seulement à la largeur des idées, à une bonté native, elle est le fruit de sa méthode, le dernier mot de ses recherches. Un théoricien qui tire de son cerveau une constitution de toutes pièces, prête volontiers au monde l’absolu de sa pensée. Rien ne lui semble plus naturel que de plier les hommes à sa guise ; toute plainte est une révolte, toute résistance un obstacle qu’il faut briser. En politique, tout faiseur de systèmes est doublé d’un despote. Il n’en est pas de même pour celui qui étudie l’infinie variété des choses humaines ; il ne lui faut pas longtemps pour voir que dans la société, comme dans la nature, tout se tient, et qu’il est difficile de toucher à la moindre partie sans ébranler l’ensemble. Montesquieu est souvent revenu sur cette vérité, qu’on doit considérer comme le fondement de la politique.

« Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; et on en tirera naturellement cette conséquence qu’il n’appartient de proposer des changements qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État.
« Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé... Dans un temps d’ignorance, on n’a aucun doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux ; dans un temps de lumière, on tremble encore lorsqu’on fait les plus grands biens. On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même 18 . On laisse le mal si l’on craint le pire ; on laisse le bien si on est en doute du mieux. On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble. On examine toutes les causes pour en voir tous les résultats 19 . »

Cette timidité ne pouvait plaire aux philosophes du XVIIIe siècle. Confiants dans l’infaillibilité de leur propre raison, ils regardaient le passé et le présent avec un souverain mépris ; ils comptaient bien renverser tous les abus et régénérer le monde d’un seul coup. Helvétius, écrivant à Montesquieu, ne peut comprendre qu’un si beau génie s’enfonce dans la poussière des lois vandales et visigothes ; il le compare « au héros de Milton, pataugeant au milieu du chaos, et sortant victorieux des ténèbres ». Au fond, Helvétius considère l’Esprit des lois comme une œuvre arriérée et sans portée. « Avec le genre d’esprit de Montaigne, écrit-il à Saurin, le président a conservé ses préjugés d’homme de robe et de gentilhomme ; c’est la source de toutes ses erreurs. » Le jour où les lumières de la philosophie auront éclairé le monde et dissipé les préjugés, « notre ami Montesquieu, dépouillé de son titre de sage et de législateur, ne sera plus qu’homme de robe, gentilhomme et bel esprit. Voilà ce qui m’afflige pour lui et pour l’humanité qu’il aurait pu mieux servir. »

L’opinion d’Helvétius a été celle des révolutionnaires les plus ardents ; mais une cruelle expérience a montré ce qu’il y avait de chimérique et de dangereux dans ces théories qui charmaient nos pères. Les événements n’ont que trop justifié la prudence de Montesquieu.

Il faut avouer néanmoins que l’Esprit des lois a vieilli, par des raisons que l’auteur n’a pu prévoir. A peine Montesquieu avait-il achevé son livre, qu’une idée puissante faisait son entrée dans le monde et renouvelait la science. C’est l’idée du progrès, ou pour mieux dire l’idée de développement et de vie. L’Esprit des lois a paru en 1748, et c’est en 1750 que Turgot prononçait en Sorbonne son Discours sur les progrès successifs de l’esprit humain. Dans cette œuvre d’un jeune homme, il y a une conception et une méthode nouvelle ; c’est le point du partage entre les études anciennes et la science moderne. Sans doute Montesquieu n’ignore pas que les sociétés humaines ne sont pas immobiles ; les anciens avaient déjà remarqué que les peuples ont leur enfance, leur âge mûr et leur vieillesse ; Florus a écrit là-dessus une belle page qui a inspiré les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains ; mais ce que Pascal avait pressenti, ce que l’abbé de Saint-Pierre avait indiqué 20 , ce que Montesquieu n’a pas vu, c’est qu’au-dessus de ces faits particuliers, il y a une loi universelle. L’humanité est toujours en marche ; le développement est la vie même des nations ; et une institution qui était bonne hier est mauvaise aujourd’hui, parce qu’hier elle était vivante et qu’aujourd’hui elle est morte.

S’il en est ainsi, s’il faut tenir grand compte du temps, et noter à leur date les idées qui se succèdent dans le monde, et qui changent la face de la terre, on doit sentir qu’on ne peut étudier en bloc Athènes, Sparte et Rome pour en tirer l’idéal de la République. Il faut diviser par pays, par époque, si l’on veut éviter de généraliser hors de propos, et d’arriver à des conclusions qui étonnent le lecteur, mais ne portent point la conviction dans son âme. C’est là qu’est aujourd’hui pour nous le défaut le plus sensible de l’Esprit des lois. On y trouve une foule d’observations justes et fines, mais l’ensemble est confus, et on se refuse à suivre l’auteur dans une voie obscure et depuis longtemps abandonnée.

Il est un autre principe qui joue en ce moment un grand rôle dans la science, et que Montesquieu n’a pas connu. Je veux parler de la race. Chose remarquable ! un pressentiment, un instinct de génie attirait ce grand esprit vers l’Orient. On lui a reproché son trop de confiance dans des Relations suspectes ; il n’avait pas d’autres ressources à sa disposition ; il lui fallait deviner l’Inde, sa religion et ses lois. Aujourd’hui la connaissance du sanscrit nous ouvre un horizon nouveau ; l’Inde nous a révélé la fraternité des peuples aryens, indiens, persans, grecs, romains, celtes, scandinaves, germains, slaves, etc. ; elle nous a donné le secret de leurs langues et de leurs croyances primitives, elle nous permettra bientôt d’établir sur des bases solides l’histoire commune des premières institutions. Cette histoire, si elle rencontre des mains habiles, sera une des grandes découvertes du XIXe siècle ; mais on voit dans quel lointain elle refoulera l’œuvre de Montesquieu.

Pour être justes, reconnaissons que s’il est un livre qui ait frayé le chemin à la science moderne, ce livre est l’Esprit des lois. En distinguant par grandes masses les étapes de la civilisation, Montesquieu amenait nécessairement ses successeurs à considérer les choses de plus près, et à étudier le développement intérieur de chaque peuple et de chaque institution.

Quels que soient les défauts de l’Esprit des lois, défauts qui tiennent au temps et non pas à l’homme, on ne saurait estimer trop haut les services que ce Code de la raison et de la liberté, comme le nommait Voltaire 21 , a rendus à la civilisation. L’adoucissement des lois pénales est son œuvre. En combattant la barbarie des lois criminelles, Beccaria n’est que l’humble disciple de Montesquieu. Qui ne connaît la très-humble remontrance adressée aux Inquisiteurs d’Espagne et de Portugal 22 , admirable plaidoyer en faveur de la tolérance. Il faut remonter jusqu’à Pascal pour trouver une aussi poignante ironie. Qui n’a lu le discours sur l’esclavage des nègres 23  ? Peut-on oublier ces paroles terribles : « De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? »

C’est Montesquieu, personne ne l’ignore, qui a fait connaître à nos pères le gouvernement représentatif. Il leur a révélé l’Angleterre politique ; il leur a fait comprendre des institutions jusque-là fort légèrement jugées ; il leur a appris que la division et la balance des pouvoirs était la condition de la liberté. On l’a souvent combattu, on l’a plus souvent mal compris ; mais ce n’est jamais au bénéfice de la liberté qu’on s’est écarté des idées qu’il a défendues.

Je n’insiste pas sur ce point trop connu ; ce qu’on sait moins, c’est l’influence de Montesquieu sur la Constitution fédérale des États-Unis. Qu’on lise le troisième chapitre du neuvième livre de l’Esprit des lois, on y trouvera le premier germe de l’Union. C’est la république de Lycie que Montesquieu propose comme modèle d’une belle république fédérative ; et cela par la raison qu’on y observe la proportion des suffrages pour régler le vote, les magistratures et les impôts. En d’autres termes, ce ne sont point de petits États, inégaux en richesse et en population, qui obtiennent une représentation égale, comme cela avait lieu dans les Pays-Bas ; l’autorité du peuple domine la souveraineté factice des provinces ; l’Union l’emporte sur les États.

C’est le problème que les Américains avaient à résoudre en 1787. Consultèrent-ils Montesquieu ? Oui, sans doute. On a conservé des notes de Washington sur les différentes Constitutions fédératives ; on a été surpris de voir que le général, qui n’était pas un grand érudit, avait remarqué la constitution de Lycie. Il est évident qu’il avait emprunté sa science à l’Esprit des lois.

Telle est la fécondité du génie. Trop souvent ce n’est pas dans sa patrie qu’un grand homme est prophète ; on le méconnaît, on le jalouse ; mais les vérités qu’il établit sont comme autant de phares qui portent au loin leur lumière et leurs bienfaits. Et si on cherchait quel est au dernier siècle l’homme dont les idées ont eu l’influence la plus étendue et la plus heureuse, celui qui a le mieux éclairé et pacifié les esprits en leur donnant le goût de la justice et de la liberté, je ne crains pas de dire que le cri public répondrait par le nom de Montesquieu.

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