§ II. PUBLICATION DE L’ESPRIT DES LOIS.

On sait qu’au XVIIIe siècle on ne pouvait publier en France un livre qui touchât à la religion, à la politique, aux finances, au gouvernement. La police ne tolérait que les ouvrages innocents, c’est-à-dire ceux qui restaient dans l’ornière traditionnelle, et ne pouvaient ni contrarier un préjugé, ni ébranler un abus. Pour les autres, il fallait les imprimer à l’étranger, si l’on ne se souciait pas d’avoir affaire à la Sorbonne, au Parlement ou à la Bastille. Montesquieu en savait quelque chose ; les Lettres persanes, les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains n’avaient pu paraître qu’en Hollande. Et l’auteur avait eu soin de cacher son nom pour éviter des tracasseries, ou des ennuis plus grands.

Espérait-il être plus heureux avec l’Esprit des lois ? je ne le crois guère. Malesherbes, dit-on, aurait voulu qu’on publiât en France un livre qui faisait honneur à la nation ; on ne voit pas que l’auteur y ait songé.

Même en imprimant son livre à l’étranger, et sous le voile de l’anonyme, Montesquieu ne se dissimulait point qu’en France on pouvait lui demander compte de sa hardiesse 24 . Cette crainte l’obligeait à voiler sa pensée ; c’est ce qui explique comment cet esprit si net, si clair, si vif, a trop souvent l’air de parler par énigmes, en laissant au lecteur le soin de deviner le mot qu’il serait dangereux de prononcer.

Les contemporains ne s’y trompaient pas, on en peut juger par ce passage de d’Alembert :

« Nous disons de l’obscurité que l’on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d’ordre. Ce qui serait obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l’est pas pour ceux que l’auteur a eus en vue ; d’ailleurs l’obscurité volontaire n’en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l’enoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper ; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu’elles fussent perdues pour les sages. 25  ».

De là vient que Montesquieu exprime presque toujours son opinion sous forme conditionnelle quand il parle de la France ou de l’Angleterre. Alors même que son jugement est arrêté, il le cache sous une hypothèse qui n’engage à rien, et qu’on peut toujours désavouer. Qu’on lise, par exemple, deux de ses plus beaux essais, le chapitre sixième du livre onze, intitulé : De la Constitution d’Angleterre, et le chapitre vingt-septième du livre dix-neuf, intitulé : Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une nation, on sentira la portée de cette observation. Dans ce dernier chapitre, qui contient une étude très-fine des mœurs anglaises, l’Angleterre n’est pas même nommée ; les réflexions les plus justes y sont enveloppées d’un nuage dont il n’est pas toujours aisé de les tirer. Au milieu du XVIIIe siècle, Montesquieu, par une vue de génie, a prédit la grandeur future de l’Amérique du Nord ; il en donne la raison ; mais pour reconnaître la prophétie, il faut y regarder de près, car voici comment elle est faite :

« Si cette nation (Montesquieu ne dit nulle part le nom de cette nation) habitait une île... si elle envoyait au loin des colonies, elle le ferait plus pour étendre son commerce que sa domination.

« Comme on aime à établir ailleurs ce qu’on trouve établi chez soi, elle chargeait au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement propre ; et ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verrait se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu’elle enverrait habiter 26 .

Je crois, avec d’Alembert, qu’au dernier siècle, la société lettrée qui lisait l’Esprit des lois devinait aisément ces allusions transparentes ; peut-être même y trouvait-elle un plaisir raffiné. Mais la science ne s’accommode pas d’énigmes et de sous-entendus ; il n’y a jamais trop de clarté pour elle ; ce qu’elle aime, c’est la vérité toute nue. Ces épigrammes demi-voilées, c’est de l’Esprit sur les lois, comme disait la maligne Mme Du Deffant ; et tout cela a vieilli, car rien ne se fane plus vite que le bel esprit.

Montesquieu avait une excuse ; il lui semblait inutile de braver un pouvoir ombrageux. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’en ce point il ait fait école. Ce qui chez lui était un défaut calculé est devenu un tic chez ses imitateurs. Benjamin Constant, dans le plus profond de ses écrits : De l’esprit de conquête et de l’usurpation ; Daunou, dans ses Garanties individuelles ; Tocqueville, dans sa Démocratie en Amérique, tourmentent leur langage pour parler de l’Empire, de la Restauration, de la République, comme si jamais l’Empire, la Restauration, la République n’avaient existé. Avec plus de simplicité et moins de travail, Benjamin Constant et Tocqueville auraient fait chacun un chef-d’œuvre , tandis que dans leurs écrits, si remarquables qu’ils soient d’ailleurs, la forme embrouille et obscurcit la pensée.

Revenons à Montesquieu. Il y avait longues années que l’Esprit des lois était commencé, et que l’auteur en lisait des chapitres à ses amis, lorsqu’il se décida à achever et à publier l’œuvre de toute sa vie. Enfermé à la Brède en 1743 et 1744, n’ayant pas un sou pour aller à Paris, « dans cette ville qui dévore les provinces, et que l’on prétend donner des plaisirs parce qu’elle fait oublier la vie », il travaille sans relâche ; mais sa vie avance, et l’ouvrage recule à cause de son immensité 27 . En 1745, le livre prend figure. Au mois de février, Montesquieu invite son cher Guasco à venir chez un autre de ses amis, le président Barbot, pour commencer la lecture du grand ouvrage ; « il n’y aura, dit-il, que vous avec le président et mon fils ; vous y aurez pleine liberté de juger et de critiquer 28 . »

Au commencement de 1746, Montesquieu est à Paris, l’œuvre est fort avancée, et l’abbé de Guasco se chargera de faire imprimer l’Esprit des lois en Hollande.

« Vous avez bien deviné, écrit Montesquieu au fidèle abbé, et depuis trois jours j’ai fait l’ouvrage de trois mois ; de sorte que si vous êtes ici au mois d’avril, je pourrai vous donner la commission dont vous voulez bien vous charger pour la Hollande, suivant le plan que nous avons fait. Je sais à cette heure ce que j’ai à faire. De trente points je vous en donnerai vingt-six 29  ; or, pendant que vous travaillerez de votre côté, je vous enverrai les quatre autres 30  ».

Mais l’auteur n’a pas songé à la dissipation des dîners et des soupers de Paris, car au mois d’août l’ouvrage n’est pas prêt, et Montesquieu ne veut plus que l’impression se fasse en Hollande, « encore moins en Angleterre, qui est une ennemie avec laquelle il ne faut avoir de commerce qu’à coups de canon 31  ». Le 6 décembre, il écrit à Guasco :

« Mon cber abbé, je vous ai dit jusqu’ici des choses vagues, et en voici de précises. Je désire de donner mon ouvrage le plus tôt qu’il se pourra. Je commencerai demain à donner la dernière main au premier volume, c’està-dire aux treize premiers livres 32 , et je compte que vous pourrez les recevoir dans cinq ou six semaines. Comme j’ai des raisons très-fortes pour ne point tâter de la Hollande, et encore moins de l’Angleterre 33 , je vous prie de me dire si vous comptez toujours de faire le tour de la Suisse avant le voyage des deux autres pays. En ce cas il faut que vous quittiez sur-le-champ les délices du Languedoc ; et j’enverrai le paquet à Lyon, où vous le trouverez à votre passage. Je vous laisse le choix entre Genève, Soleure et Bâle. Pendant que vous feriez le voyage, et que l’on commencerait à travailler sur le premier volume, je travaillerai au second, et j’aurai soin de vous le faire tenir aussitôt que vous me le marqueriez ; celui-ci sera de dix livres 34 et le troisième de sept 35  ; ce seront des volumes in-4º. J’attends votre réponse là-dessus, et si je puis compter que vous partirez sur-le-champ, sans vous arrêter ni à droite ni à gauche. Je souhaite ardemment que mon ouvrage ait un parrain tel que vous. »

En 1747, nouveau retard et nouveau changement. C’est toujours l’abbé de Guasco qui fera imprimer l’ouvrage, mais Montesquieu est d’avis de le faire imprimer en cinq volumes in-12 (toujours sa division) ; il se réserve d’y ajouter quelque jour un sixième volume qui contiendra un supplément. « Je suis accablé de lassitude, écrivait-il à Monseigneur Cerati, je compte me reposer le reste de mes jours 36 . »

Enfin, au mois de mai 1747, près de partir pour la Lorraine, et craignant de fatiguer son ami, Montesquieu remet le manuscrit de l’Esprit des lois à M. Sarrasin, résident de Genève en France. C’est Barillot qui sera chargé de l’impression ; c’est Jacob Vernet, professeur en théologie et ministre de l’Église de Genève, qui reverra les épreuves.

Montesquieu avait connu J. Vernet à Rome, et leur liaison n’avait jamais été interrompue. Vernet accepta la charge délicate que lui offrait le grand écrivain ; et tant que dura l’impression du livre, il fut en correspondance régulière avec l’auteur, qui lui envoyait courrier par courrier ses additions et ses corrections. Le biographe de J. Vernet 37 nous dit qu’il a eu entre les mains ces premières variantes de l’Esprit des lois. Elles sont curieuses, ajoute-t-il ; Montesquieu avait si fortement médité son sujet, qu’il n’eut aucune idée importante à modifier ; mais il était singulièrement attentif au choix des tours et des expressions ; il priait souvent son éditeur de faire substituer un certain mot à un autre, et dans ces légers changements, qui étaient presque toujours motivés, on voit avec quel goût il les composait. »

Ce n’était pas seulement par délicatesse de goût que Montesquieu pesait chaque mot ; c’était aussi par prudence. Semblable en ce point, comme en beaucoup d’autres, à son compatriote Montaigne, l’auteur de l’Esprit des lois, le plus modéré et le plus fin des philosophes 38 , comme l’appelle Voltaire, n’avait aucune envie de jouer le rôle de martyr. S’il avançait les idées les plus hardies, c’était en les enveloppant des formes les plus modestes ; c’était en appelant à son aide toutes les ressources du langage le plus ingénieux. Il n’y a guère qu’en France qu’un auteur peut mettre le lecteur de moitié dans ses malices, et s’en faire un complice d’autant plus sûr qu’il est plus intelligent. Les étrangers, qui s’arrêtent à la surface, se méprennent aisément sur la pensée d’écrivains tels que Montaigne, Montesquieu et Voltaire. Macaulay, par exemple, en comparant Machiavel et Montesquieu, avec cet aplomb qui ne l’abandonne jamais, a prouvé qu’on peut, en qualité d’Anglais, se croire un politique infaillible, et ne rien comprendre à la finesse et à la profondeur de l’Esprit des lois.

Montesquieu avait placé à la tête de son second volume une Invocation aux Muses. Ce morceau ne trouva point grâce devant Jacob Vernet ; il engagea l’auteur à le supprimer. Avait-on jamais mis un grain de poésie dans un ouvrage sérieux ? Cela ne s’était jamais fait ; donc cela ne devait pas se faire. Montesquieu résista ; puis, suivant son habitude, il céda. Toute discussion lui était désagréable. En général on trouve que Vernet eut raison et qu’il a fait preuve de bon goût ; je ne suis point de cet avis. Dans cette effusion poétique je reconnais le caractère original de Montesquieu, la marque qui le distingue de tous ceux qui ont écrit sur le droit public. Aussi ai-je rétabli ce chapitre à la place que lui avait donnée l’auteur. Ai-je bien ou mal fait, le lecteur en jugera.

Il y avait un autre chapitre sur les lettres de cachet. Celui-là, Vernet voulait le conserver ; Montesquieu le supprima. Il jugea sans doute que la critique atteignait trop directement le roi de France et ses ministres, et recula devant sa propre hardiesse. Par malheur pour nous, Vernet n’avait pas gardé copie de ce chapitre curieux 39  ; tout au plus pourrait-on le retrouver dans les papiers que conserve avec un soin jaloux la famille de Montesquieu.

Pour en finir avec Jacob Vernet, disons qu’à en croire Guasco, il ne se fit aucun scrupule de changer quelques mots ; il ne les croyait point français, parce qu’ils n’étaient point en français de Genève 40 , dit le malicieux Italien, qui pourrait bien répéter un mot de Montesquieu ; ce dont l’auteur fut fort piqué, ajoute-t-il, et il les fit corriger dans l’édition de Paris.

L’impression marchait lentement, car le 28 mars 1748, Montesquieu écrit à Mgr Cerati :

« A l’égard de mon ouvrage je vous dirai mon secret. On l’imprime dans les pays étrangers ; je continue à vous dire ceci dans un grand secret. Il aura deux volumes in-4, dont il y en a un d”imprimé ; mais on ne le débitera que lorsque l’autre sera fait. Sitôt qu’on le débitera, vous en aurez un que je mettrai entre vos mains comme l’hommage que je vous fais de mes terres. J’ai pensé me tuer depuis trois mois, afin d’achever un morceau que je veux y mettre, qui sera un livre de l’origine et des révolutions de nos lois civiles en France 41 . Cela formera trois heures de lecture ; mais je vous assure que cela m’a coûté tant de travail que mes cheveux en sont blanchis. Il faudrait pour que mon ouvrage fût complet que je pusse ajouter deux livres sur les lois féodales 42 . Je crois avoir fait des découvertes sur une matière la plus obscure que nous ayons, qui est pourtant une magnifique matière. Si je puis être en repos à ma campagne pendant trois mois, je compte que je donnerai la dernière main a ces deux livres, sinon mon ouvrage s’en passera. »

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