CHAPITRE VIII. COMMENT LES ALEUX FURENT CHANGÉS EN FIEFS.

La manière a de changer un aleu en fief se trouve dans une formule de Marculfe 1 . On donnait sa terre au roi ; il la rendait au donateur en usufruit ou bénéfice, et celui-ci désignait au roi ses héritiers.

Pour découvrir les raisons que l’on eut de dénaturer ainsi son aleu, il faut que je cherche, comme dans des abîmes, les anciennes prérogatives de cette noblesse qui, depuis onze siècles, est couverte de poussière, de sang et de sueur.

Ceux qui tenaient des fiefs avaient de très-grands avantages. La composition pour les torts qu’on leur faisait, était plus forte que celle des hommes libres. Il paraît par les formules de Marculfe, que c’était un privilége du vassal du roi, que celui qui le tuerait paierait six cents sous de composition. Ce privilége était établi par la loi salique 2 et par celle des Ripuaires 3  ; et pendant que ces deux lois ordonnaient six cents sous pour la mort du vassal du roi, elles n’en donnaient que deux cents pour la mort d’un ingénu, Franc, Barbare, ou homme vivant sous la loi salique 4  ; et que cent pour celle d’un Romain.

Ce n’était pas le seul privilége qu’eussent les vassaux du roi. Il faut savoir que quand un 5 homme était cité en jugement, et qu’il ne se présentait point, ou n’obéissait pas aux ordonnances des juges, il était appelé devant le roi ; et s’il persistait dans sa contumace, il était mis hors de la protection du roi 6 , et personne ne pouvait le recevoir chez soi, ni même lui donner du pain : or, s’il était d’une condition ordinaire, ses biens étaient confisqués 7  ; mais s’il était vassal du roi, ils ne l’étaient pas 8 . Le premier, par sa contumace, était censé convaincu du crime, et non pas le second. Celui-là, dans les moindres crimes, était soumis à la preuve par l’eau bouillante 9  ; celui-ci n’y était condamné que dans le cas du meurtre 10 . Enfin, un vassal du roi ne pouvait être contraint de jurer en justice contre un autre vassal 11 . Ces priviléges augmentèrent toujours ; et le capitulaire de Carloman fait cet honneur aux vassaux du roi, qu’on ne peut les obliger de jurer eux-mêmes, mais seulement par la bouche de leurs propres vassaux 12 . De plus, lorsque celui qui avait les honneurs ne s’était pas rendu à l’armée, sa peine était de s’abstenir de chair et de vin, autant de temps qu’il avait manqué au service ; mais l’homme libre qui n’avait pas suivi le comte 13 , payait une composition de soixante sous 14 , et était mis en servitude jusqu’à ce qu’il l’eût payée.

Il est donc aisé de penser que les Francs, qui n’étaient point vassaux du roi, et encore plus les Romains, cherchèrent à le devenir ; et qu’afin qu’ils ne fussent pas privés de leurs domaines, on imagina l’usage de donner son aleu au roi, de le recevoir de lui en fief, et de lui désigner ses héritiers. Cet usage continua toujours ; et il eut surtout lieu dans les désordres de la seconde race, où tout le monde avait besoin d’un protecteur, et voulait faire corps avec d’autres seigneurs 15 , et entrer, pour ainsi dire, dans la monarchie féodale, parce qu’on n’avait plus la monarchie politique.

Ceci continua dans la troisième race, comme on le voit par plusieurs chartres 16  ; soit qu’on donnât son aleu, et qu’on le reprît par le même acte ; soit qu’on le déclarât aleu, et qu’on le reconnût en fief. On appelait ces fiefs, fiefs de reprise.

Cela ne signifie pas que ceux qui avaient des fiefs les gouvernassent en bons pères de famille ; et, quoique les hommes libres cherchassent beaucoup à avoir des fiefs, ils traitaient ce genre de biens comme on administre aujourd’hui les usufruits. C’est ce qui fit faire à Charlemagne, prince le plus vigilant et le plus attentif que nous ayons eu, bien des règlements, pour empêcher qu’on ne dégradât les fiefs en faveur de ses propriétés 17 . Cela prouve seulement que de son temps la plupart des bénéfices étaient encore à vie, et que par conséquent on prenait plus de soin des aleux que des bénéfices ; mais cela n’empêche pas que l’on n’aimât encore mieux être vassal du roi qu’homme libre. On pouvait avoir des raisons pour disposer d’une certaine portion particulière d’un fief ; mais on ne voulait pas perdre sa dignité même.

Je sais bien encore que Charlemagne se plaint, dans un Capitulaire, que, dans quelques lieux, il y avait des gens qui donnaient leurs fiefs en propriété, et les rachetaient ensuite en propriété 18 . Mais je ne dis point qu’on n’aimât mieux une propriété qu’un usufruit : je dis seulement que, lorsqu’on pouvait faire d’un aleu un fief qui passât aux héritiers, ce qui est le cas de la formule dont j’ai parlé, on avait de grands avantages à le faire.

a A. Les manières de changer un aleu en fief se trouvent, etc.

1 Liv. I, formule XIII. (M.)

2 Tit. XLIV. Voyez aussi les titres LXVI, § 3 et 4 ; et le titre LXXIV. (M.)

3 Tit. XI. (M.)

4 Voyez la loi des Ripuaires, tit. VII ; et la loi salique, tit. XLIV, art. 1 et 4. (M.)

5 Loi salique, tit. LIX et LXXVI. (M.)

6 Extra sermonem regis. Loi salique, tit. LIX et LXXVI. (M.)

7 Ibid., tit. LIX, § 1. (M.)

8 Ibid., tit. LXXVI, § 1. (M.)

9 Ibid., tit. LVI et LIX. (M.)

10 Ibid., tit. LXXVI, § 1 (M.)

11 Loi salique, tit. LXXVI, § 2. (M.)

12 Apud Vernis palatium. de l’an 883, art. 4 et 11. (M.)

13 Capitulaire de Charlemagne, qui est le second de l’an 812, art. 1 et 3. (M.)

14 Heribannum. (M.)

15 Non infirmis reliquit hœredibus, dit Lambert d’Ardres, dans du Cange, au mot alodis. (M.)

16 Voyez celles que du Cange cite au mot alodis ; et celles que rapporte Galland, Traité du franc-aleu, p. 14 et suiv. (M.)

17 Capitulaire II de l’an 802, art. 10 ; et le Capitulaire VII de l’an 803, art. 3 ; et le Capitulaire I, incerti anni, art. 49 ; et le Capitulaire de l’an 806, art. 7. (M.)

18 Le cinquième de l’an 806, art. 8. (M.)

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