Le clergé eut sujet de se repentir de la protection qu’il avait accordée aux enfants de Louis le Débonnaire. Ce prince, comme j’ai dit, n’avait jamais donné de préceptions des biens de l’Église aux laïques 1 ; mais bientôt Lothaire en Italie, et Pepin en Aquitaine, quittèrent le plan de Charlemagne, et reprirent celui de Charles Martel. Les ecclésiastiques eurent recours à l’empereur contre ses enfants ; mais ils avaient affaibli eux-mêmes l’autorité qu’ils réclamaient. En Aquitaine, on eut quelque condescendance ; en Italie, on n’obéit pas.
Les guerres civiles, qui avaient troublé la vie de Louis le Débonnaire, furent le germe de celles qui suivirent sa mort. Les trois frères, Lothaire, Louis et Charles, cherchèrent, chacun de leur côté, à attirer les grands dans leur parti, et à se faire des créatures. Ils donnèrent à ceux qui voulurent les suivre, des préceptions des biens de l’Église ; et, pour gagner la noblesse, ils lui livrèrent le clergé.
On voit, dans les Capitulaires 2 , que ces princes furent obligés de céder à l’importunité des demandes, et qu’on leur arracha souvent ce qu’ils n’auraient pas voulu donner : on y voit que le clergé se croyait plus opprimé par la noblesse que par les rois. Il paraît encore que Charles le Chauve 3 fut celui qui attaqua le plus le patrimoine du clergé, soit qu’il fût le plus irrité contre lui, parce qu’il avait dégradé son père à son occasion, soit qu’il fût le plus timide. Quoi qu’il en soit, on voit dans les Capitulaires 4 des querelles continuelles entre le clergé qui demandait ses biens, et la noblesse qui refusait, qui éludait, ou qui différait de les rendre ; et les rois entre deux.
C’est un spectacle digne de pitié, de voir l’état des choses en ces temps-là. Pendant que Louis le Débonnaire faisait aux églises des dons immenses de ses domaines, ses enfants distribuaient les biens du clergé aux laïques. Souvent la même main qui fondait des abbayes nouvelles, dépouillait les anciennes. Le clergé n’avait point un état fixe. On lui ôtait ; il regagnait ; mais la couronne perdait toujours.
Vers la fin du règne de Charles le Chauve, et depuis ce règne, il ne fut plus guère question des démêlés du clergé et des laïques sur la restitution des biens de l’Église. Les évêques jetèrent bien encore quelques soupirs dans leurs remontrances à Charles le Chauve, que l’on trouve dans le capitulaire de l’an 856, et dans la lettre 5 qu’ils écrivirent à Louis le Germanique l’an 858 ; mais ils proposaient des choses, et ils réclamaient des promesses tant de fois éludées, que l’on voit qu’ils n’avaient aucune espérance de les obtenir.
Il ne fut plus question a que de réparer en général les torts faits dans l’Église et dans l’État 6 . Les rois s’engageaient de ne point ôter aux leudes leurs hommes libres, et de ne plus donner les biens ecclésiastiques par des préceptions 7 ; de sorte que le clergé et la noblesse parurent s’unir d’intérêts.
Les étranges ravages des Normands, comme j’ai dit 8 , contribuèrent beaucoup à mettre fin à ces querelles.
Les rois, tous les jours moins accrédités, et par les causes que j’ai dites, et par celles que je dirai, crurent n’avoir d’autre parti à prendre que de se mettre entre les mains des ecclésiastiques. Mais le clergé avait affaibli les rois, et les rois avaient affaibli le clergé.
En vain Charles le Chauve et ses successeurs appelèrent-ils le clergé 9 pour soutenir l’État, et en empêcher la chute ; en vain se servirent-ils du respect que les peuples avaient pour ce corps 10 , pour maintenir celui qu’on devait avoir pour eux ; en vain cherchèrent-ils à donner de l’autorité à leurs lois par l’autorité des canons 11 ; en vain joignirent-ils les peines ecclésiastiques aux peines civiles 12 ; en vain, pour contrebalancer l’autorité du comte, donnèrent-ils à chaque évêque la qualité de leur envoyé dans les provinces 13 : il fut impossible au clergé de réparer le mal qu’il avait fait : et un étrange malheur, dont je parlerai bientôt, fit tomber la couronne à terre.
1 Voyez ce que disent les évêques dans le synode de l’an 845, apud Teudonis villam, art. 4. (M.)
2 Voyez le synode de l’an 845, apud Teudonis villam, art. 3 et 4, qui décrit très-bien l’état des choses ; aussi bien que celui de la même année, tenu au palais de Vernes, art. 12 ; et le synode de Beauvais, encore de la même année, art. 3, 4 et 6 ; et le capitulaire in villa Sparnaco, de l’an 846, art. 20 ; et la lettre que les évêques assemblés à Reims écrivirent, l’an 858, à Louis le Germanique, art. 8. (M.)
3 Voyez le capitulaire in villa Sparnaco, de l’an 846. La noblesse avait irrité le roi contre les évêques, de sorte qu’il les chassa de l’assemblée : on choisit quelques canons des synodes, et on leur déclara que ce seraient les seuls qu’on observerait ; on ne leur accorda que ce qu’il était impossible de leur refuser. Voyez les art. 20, 21 et 22. Voyez aussi la lettre que les évêques assemblés écrivirent l’an 858 à Louis le Germanique, art. 8 ; et l’édit de Pistes, de 864, art. 5. (M.)
4 Voyez le même capit. de l’an 816, in villa Sparnaco. Voyez aussi le capitul. de l’assemblée tenue apud Marsnam, de l’an 847, art. 1, dans laquelle le clergé se retrancha à demander qu’on le remît en possession de tout ce dont il avait joui sous le règne de Louis le Débonnaire. Voyez aussi le capitul. de l’an 851, apud Marsnam, art. 6 et 7, qui maintient la noblesse et le clergé dans leurs possessions ; et celui apud Bonoilum, de l’an 856, qui est une remontrance des évêques au roi, sur ce que les maux, après tant de lois faites, n’avaient pas été réparés ; et enfin la lettre que les évêques assemblés à Reims écrivirent, l’an 858, à Louis le Germanique, art. 8. (M.)
5 Art. 8. (M.)
a A. B. Il ne fut guère plus question, etc.
6 Voyez le capitulaire de l’an 851, art. 6 et 7. (M.)
7 Charles le Chauve, dans le synode de Soissons, dit qu’il avait promis aux évêques de ne plus donner de préceptions des biens de l’Église. Capitulaire de l’an 853, art. 11, édit. de Baluze, tome II, p. 56. (M.)
8 Sup. ch. X.
9 Voyez dans Nitard, liv. IV, comment, après la fuite de Lothaire, les rois Louis et Charles consultèrent les évêques pour savoir s’ils pourraient prendre et partager le royaume qu’il avait abandonné. En effet, comme les évêques formaient entre eux un corps plus uni que les leudes, il convenait à ces princes d’assurer leurs droits par une résolution des évêques, qui pourraient engager tous les autres seigneurs à les suivre. (M.) Note de la dernière édition.
10 Voyez le capitulaire de Charles le Chauve, apud Saponarias, de l’an 859, art. 3. « Venilon que j’avais fait archevêque de Sens, m’a sacré ; et je ne devais être chassé du royaume par personne, saltem sine audientia et judicio episcoporum, quorum ministerio in regem sum consecratus, et qui throni Dei sunt dicti, in quibus Deus sedet, et per quos sua decernit judicia ; quorum paternis correctionibus et castigatoriis judiciis me subdere fui paratus, et in prœsenti sum subditus. » (M.)
11 Voyez le capitulaire de Charles le Chauve, de Carisiaco, de l’an 857, édit. de Baluze, tome II, p. 88, art. 1, 2, 3, 4 et 7. (M.)
12 Voyez le synode de Pistes, de l’an 862, art. 4 ; et le capitulaire de Carloman et de Louis II, apud Vernis palatium, de l’an 883, art. 4 et 5. (M.)
13 Capitulaire de l’an 876, sous Charles le Chauve, in synodo Pontigonensi, édit. de Baluze, art. 12. (M.)