Je pourrais examiner si les Romains et les Gaulois vaincus continuèrent de payer les charges auxquelles ils étaient assujettis sous les empereurs. Mais, pour aller plus vite, je me contenterai de dire que, s’ils les payèrent d’abord, ils en furent bientôt exemptés, et que ces tributs furent changés en un service militaire ; et j’avoue que je ne conçois guère comment les Francs auraient été d’abord si amis de la maltôte, et en auraient paru tout à coup si éloignés.
Un capitulaire 1 de Louis le Débonnaire nous explique très-bien l’état où étaient les hommes libres dans la monarchie des Francs. Quelques bandes 2 de Goths ou d’Ibères fuyant l’oppression des Maures, furent reçus dans les terres de Louis. La convention qui fut faite avec eux porte que, comme les autres hommes libres, ils iraient à l’armée avec leur comte ; que, dans la marche 3 , ils feraient la garde et les patrouilles sous les ordres du même comte, et qu’ils donneraient aux envoyés du roi 4 , et aux ambassadeurs qui partiraient de sa cour ou iraient vers lui, des chevaux et des chariots pour les voitures ; que d’ailleurs ils ne pourraient être contraints à payer d’autre cens, et qu’ils seraient traités comme les autres hommes libres.
On ne peut pas dire que ce fussent de nouveaux usages introduits dans les commencements de la seconde race ; cela devait appartenir au moins au milieu, ou à la fin de la première. Un capitulaire de 5 l’an 864 dit expressément que c’était une coutume ancienne que les hommes libres fissent le service militaire, et payassent de plus les chevaux et les voitures dont nous avons parlé ; charges qui leur étaient particulières, et dont ceux qui possédaient les fiefs étaient exempts, comme je le prouverai dans la suite.
Ce n’est pas tout ; il y avait un règlement 6 qui ne permettait guère de soumettre ces hommes libres à des tributs. Celui qui avait quatre manoirs 7 était toujours obligé de marcher à la guerre ; celui qui n’en avait que trois était joint à un homme libre qui n’en avait qu’un ; celui-ci le défrayait pour un quart, et restait chez lui. On joignait de même deux hommes libres qui avaient chacun deux manoirs ; celui des deux qui marchait était défrayé de la moitié par celui qui restait.
Il y a plus : nous avons une infinité de chartres où l’on donne les priviléges des fiefs à des terres ou districts possédés par des hommes libres, et dont je parlerai 8 beaucoup dans la suite. On exempte ces terres de toutes les charges qu’exigeaient sur elles les comtes et autres officiers du roi ; et, comme on énumère en particulier toutes ces charges, et qu’il n’y est point question de tributs, il est visible qu’on n’en levait pas.
Il était aisé que la maltôte romaine tombât d’elle-même dans la monarchie des Francs ; c’était un art très-compliqué, et qui n’entrait ni dans les idées, ni dans le plan de ces peuples simples. Si les Tartares inondaient aujourd’hui l’Europe, il faudrait bien des affaires pour leur faire entendre ce que c’est qu’un financier 9 parmi nous.
L’auteur incertain de la Vie de Louis le Débonnaire 10 , parlant des comtes et autres officiers de la nation des Francs que Charlemagne établit en Aquitaine, dit qu’il leur donna la garde de la frontière, le pouvoir militaire, et l’intendance des domaines qui appartenaient à la couronne. Cela fait voir l’état des revenus du prince dans la seconde race. Le prince avait gardé des domaines, qu’il faisait valoir par ses esclaves. Mais les indictions, la capitation et autres impôts levés du temps des empereurs sur la personne ou les biens des hommes libres, avaient été changés en une obligation de garder la frontière, ou d’aller à la guerre.
On voit, dans la même histoire 11 , que Louis le Débonnaire ayant été trouver son père en Allemagne, ce prince lui demanda comment il pouvait être si pauvre, lui qui était roi : que Louis lui répondit qu’il n’était roi que de nom, et que les seigneurs tenaient presque tous ses domaines : que Charlemagne, craignant que ce jeune prince ne perdît leur affection s’il reprenait de lui-même ce qu’il avait inconsidérément donné, il envoya des commissaires pour rétablir les choses a .
Les évêques écrivant à Louis 12 , frère de Charles le Chauve, lui disaient : « Ayez soin de vos terres, afin que vous ne soyez pas obligé de voyager sans cesse par les maisons des ecclésiastiques, et de fatiguer leurs serfs par des voitures. Faites en sorte, disaient-ils encore, que vous ayez de quoi vivre et recevoir des ambassades. » Il est visible que les revenus des rois consistaient alors dans leurs domaines 13 .
1 De l’an 815, ch. I. Ce qui est conforme au capitulaire de Charles le Chauve, de l’an 844, art. 1 et 2. (M.)
2 Pro Hispanis in partibus Aquitaniœ, Septimaniœ et Provinciœ consistentibus. Ibid. (M.)
3 Excubias et explorationes quas wactas dicunt. Ibid. (M.)
4 Ils n’étaient pas obligés d’en donner au comte. Ibid., art. 5. (M.)
5 Ut pagenses Franci, qui caballos habent, cum suis comitibus in hostem pergant. Il est défendu aux comtes de les priver de leurs chevaux ; ut hostem facere, et debitos paraveredos secundum antiquam consuetudinem exsolvere possint : Édit de Pistes, dans Baluze, p. 186. (M.)
6 Capitulaire de Charlemagne, de l’an 812, ch. I ; Édit de Pistes, de l’an 864, art. 27. (M.)
7 Quatuor mansos. Il me semble que ce qu’on appellait mansus était une certaine portion de terre attachée à une cense où il y avait des esclaves ; témoin le capitulaire de l’an 853, apud Sylvacum, tit. XIV, contre ceux qui chassaient les esclaves de leur mansus. (M.)
8 Voyez ci-après le ch. xx de ce livre. (M.)
9 Un fermier général.
10 Dans Duchesne, tome II, p. 287. (M.)
11 Ibid., p. 89. (M.)
a Ce paragraphe n’est pas dans A. B.
12 Voyez le capitulaire de l’an 858, art. 14. (M.)
13 Ils levaient encore quelques droits sur les rivières, lorsqu’il y avait un pont ou un passage. (M.)